Le bombardement de Papeete et l'engagement des "poilus tahitiens"

Lettre d’un poilu Tahitien

« Nous avons quitté Salonique le 25 novembre pour nous rendre au front. C'est à minuit que nous sommes partis au train, et à 6 heures du matin, nous avons débarqué à une petite station ; de là nous avons commencé à entreprendre la route à pied, et pendant neuf jours nous avons marché à travers la Macédoine, nous arrêtant le soir pour repartir le lendemain matin. Le voyage fut très pénible, car il a fallu passer de ravin en colline et de colline en ravin, traînant notre sac au dos. En route, en traversant un petit village, nous avons rencontré le Dr Cassiau qui a paru très enchanté de voir des Tamarii Tahiti ( enfants deTahiti) , aussi il nous a serré la main à tous et nous a dit qu'il était médecin de notre brigade. Le 30, dans l'après-midi, nous avons campé à un endroit qui est le point extrême où l'on peut voyager de jour. Nous sommes donc restés là jusqu'à 9 heures du soir, puis nous sommes partis pour le dépôt de la brigade situé dans un ravin en 28° ligne. Nous sommes arrivés là vers 1 h ou 2 heures du matin et nous avons couché le long de la colline en attendant le jour. Aussitôt le jour, tout le monde s'est levé, on s'est mis à faire un peu de café, et pendant ce temps là, d'autres qui étaient à la traîne arrivaient.

Après le café, comme nous n'avions rien à faire, chacun s'est mis à nettoyer son fusil. Moi-même j'avais le mien en morceaux, nous étions tous assis sur le penchant de la colline, lorsque nous entendons un sifflement puis une explosion terrible, c'était un obus qui venait d'éclater juste au-dessus de nous ; mais à une certaine distance. Nous en avons été quittes pour une bonne émotion et un éclat qui est venu en mourrant me frapper le bras droit entre le coude et l'épaule. Il n'y avait pas 5 minutes que la chose venait de se passer, qu'un autre sifflement se fait entendre puis une explosion, mais cette fois tout près de nous. Nous nous étions tous couchés et, pendant que nous étions là encore sous le coup de l'émotion, on est venu nous dire d'aller au secours des blessés En effet ce dernier projectile, venait juste de tomber au milieu d'un groupe composé de Tahitiens qui venaient d'arriver et faisaient aussi du café. Il y avait Teraitua Poroi, Jamet, H. Vincent, le fils Le Cail, Auméran, Koki, un marquisien que tu dois connaître, le fils Labaste de Huahine, Nui, jeune homme d'Auae, Teu pootahiti, puis quelques popa'a (blanc, européen), et le petit Burns, le motua (petit-fils)de Tapita. Les victimes ont été Koki , Labaste, et un popa'a tués sur le coup. H Vincent a eu la main droite fendue jusqu'au dessus du poignet puis le côté droit ouvert, je crois que le pauvre diable est très gravement atteint. Nui a eu la jambe gauche coupée juste au-dessus du soulier, le bras gauche cassé et des éclats dans la jambe droite. Teupootahiti a eu toute la joue gauche criblée de petits éclats, mais il n'a rien de grave puis 3 ou 4 autres popa'a et Sénégalais ont reçu des blessures dans je ne sais trop quelle partie du corps, ils ont été évacués également. Chose bizarre, Teraitua Poroi, Le Cail, Auméran, Léon Burns et Jamet n'ont rien eu, ils étaient pourtant autour de l'endroit où est tombé l'obus. Teraitua est retourné voir, il estime que le projectile est tombé à quatre pas de lui. Léon Burns était assis par terre et appuyé contre un sac entre Vincent et Koki, et il n'a rien eu, mais la manche de sa capote a été trouée, son pantalon déchiré, son sac mis en miette et le fusil démoli. » 

Anatole Drollet à son frère Léandre, lettre citée dans Le Mémorial Tahitien, p135-136.