Une histoire de sage-femme
Ce que je vais vous raconter maintenant est strictement véridique. Je tiens ce récit de la personne intéressée elle-même.
Dans les années trente à cinquante environ, nous avions à Sail-sous-Couzan, au hameau appelé "Les Places" près de la gare de Sail, une cousine éloignée Agathe Cellier, que nous appelions familièrement "l' Agathe". Elle était sage-femme (autre sage-femme: "la Benoite") et fut aussi la marraine de ma sœur Cicie, mariée à Antonin Dussupt au Phaux de Noirétable. C'était une femme de caractère, bien plantée, ayant son franc parler et pas froid aux yeux. Elle allait partout où on l'appelait dans les campagnes voisines: Chalmazelle, Saint-Just-en-Bas etc., beaucoup dans les fermes, accoucher les paysannes. Très connue, très appréciée et très aimée pour son savoir-faire, son dévouement et sa gouaille. Elle parlait aux gens en français, mais aussi en patois et parfois en mélangeant les deux. Il lui arrivait de passer des heures dans la même maison, d'y rester la nuit, ne dédaignant pas si le besoin s'en faisait sentir de rendre service en aidant au ménage, et pourquoi pas à l'étable en allant traire les vaches. Bien entendu, pour ses déplacements, pas de voiture, mais une simple bicyclette et pourtant, dans ce pays les côtes sont rudes et les descentes dangereuses. Elle adorait plaisanter avec les parturientes et si les douleurs leur faisaient pousser des cris, elle leur disait: "Ah! ma petite, vous avez croqué la pomme... il faut maintenant accepter les pépins!".
Or, voici que peu après la guerre, dans les années cinquante, apparurent les premiers scooters. Elle s'en offrit un, commençant à trouver les côtes un peu trop pénibles à gravir à vélo. On en voyait encore aucun autre dans ces campagnes.
Ce matin-là, très tôt, elle avait passé la nuit auprès d'une accouchée à Saint-Just-en-Bas et devait être fatiguée. Elle redescendait à scooter à Sail, en suivant les méandres de la route escarpée que vous connaissez peut être. Et voici que dans un virage, encore peu habituée aux traîtrises de son nouvel engin, elle dérape sur le sable, zigzague et la voilà dans le fossé, les jambes en l'air, la jupe retournée sur la tête tandis que le scooter a disparu dans le ravin de l'autre côté. Vite, elle se relève, se remet dans une position plus correcte, se tâte... pas de mal... mais où est donc passé mon scooter?... Quelques mètres plus haut, elle a dépassé le cantonnier qui la regarde, goguenard, les mains croisées sur son manche de pelle comme tout bon cantonnier qui se respecte. Elle s'approche de lui:
-"Vous avez pas vu mon scooter ?..."
pas de réponse, mais toujours ce regard ironique... Peut-être n'a-t-il pas compris la question ?
Essayons en patois - "N'ové pè vegu mon scooter ?"
Alors là, la réponse fuse dans un grand éclat de rire:
-"Ché nu, n'z'apelin tien in tio !" (chez nous on appelle ça un cul!)