Livre I, de la Bhagavad Gita, verset : 1.2
- Sanjaya dit : "O Dhritarâshtra, après avoir observé l’armée des fils de Pându déployée en ordre de combat, le roi Duryodhana s’approche de son précepteur et lui tient ces propos :
Livre I, de la Bhagavad Gita, verset : 1.3
- Contemple, ô mon maître, la puissante armée des fils de Pându, disposée de si experte façon par ton brillant élève, le fils de Drupada.
Commentaires :
Rappelons-nous que Dhritarâshtra est le roi aveugle des Kurus, qui décide de remettre son trône, à son fils incarnant les vertus, plutôt qu'à son fils ainé.
Il me semble important de souligner que le plan sur lequel se situe l'histoire que nous conte la Bhagavad Gita n'est pas celui de la sphère de manifestation temporelle, même si ce qui s'y prépare aura pour effets, les manifestations au sein de cette sphère. Il y a dans ce constat une subtile nuance de grande conséquence et sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir lors d'un prochain article. Pour l'instant sur ce plan où se construisent les causes, selon les principes de la Loi Divine, le Roi aveugle qui veut transmettre son trône à son fils Dharmarastra, incarnation des vertus, ce qui par réaction va faire se manifester la polarité opposée à ces vertus, polarité négative qui sera représentée par le fils aîné Duryodhana, s'estimant illégitimement dépossédé de ses droits, et se prépare à combattre, ce qui de son point de vue lui paraît comme une injustice...
Dhritarâshtra incarne dans ce conte ésotérique, le Roi aveugle, comme le serait le Divin Créateur vis-à-vis de ses créatures qui sont par essence ses enfants sans exception. Il est aveugle par le fait qu'il ne peut et ne doit pas prendre de décision qui serait en violation de ses propres lois, si elles s'imposent à l'ensemble de la Création,
- comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer lors de précédents articles dans l'académie d'Hermès Trismégiste- , elles s'imposent nécessairement à Lui-même. Dhritarâshtra est donc sur le trône des Vérités suprêmes, celui du Bien Absolu, il ne peut faire autrement que transmettre se trône à celui de ses enfants qui incarne le principe de la Vertu, fondation sur laquelle repose l'édifice du Bien Absolu. Lorsque ce Roi aveugle désigne Dharmarastra comme l'incarnation des vertus, il n'est pourtant pas aveugle (clairvoyance) au point de savoir que son choix va provoquer la réaction de frustration, de jalousie et de convoitise de son aîné Duryodhana. Le conflit qui doit naturellement en résulter n'est pas autre chose que le sentier de probation que doit parcourir celui qui veut s'asseoir sur ce trône de pouvoir, et le parcours de ce sentier de probation est la seule voie qui s'offre à l'ensemble de ses créatures. Contrairement à l'idée la plus largement répandue il n'y a pas cinquante parcours différents, ou plus, de réalisations de l'âme-de-vie; comme il n'y a pas davantage cinquante façons, ou plus, de le ou les parcourir... Il n'y a qu'une seule voie, et cette voie ne comprend que deux directions, l'une involutive et vicieuse, et l'autre évolutive et vertueuse. Le vieux Roi restera aveugle dans le conflit qui va opposer les deux prétendants au trône, car il sait que seul celui qui remplira les conditions nécessaires pourra en hériter. Que le fils désigné, parce qu'il incarne les vertus, se trouve dans l'obligation de mettre ses vertus à l'épreuve, il n'y a là que l'application du principe de la Justice Divine qui veut que chacun ne reçoive que selon ses mérites. Et par mérites, la Justice Divine ne se contente jamais de belles promesses, mais de comportements réellement manifestés lorsque la Conscience est soumise à la rude expérience de l'épreuve. Si ceci est valable en haut, combien cela le sera en bas.
Analogiquement nous retrouvons dans ce conte ésotérique, les mêmes principes universels que ceux qui se retrouvent dans les Tables de la Loi du Sépher de Moïse, et notamment lors de la confrontation qu'auront les deux fils d'Adam, Kaîn et Habel. La comparaison de ces deux enseignements mystiques permet de faire ressortir la pensée abstraite sur laquelle nous devons méditer, bien plus que sur la forme concrète de l'une ou l'autre histoire. Cette pensée abstraite, débarrassée de son habillage traditionnel, se révèle être rigoureusement la même, et elle se place exactement sur le plan, qui se situe pour les Tables de la Loi au niveau des principes en contingence d'être, comme c'est manifestement le cas de la Bhagavad Gita.
Pourquoi y a-t-il nécessité de ce combat (celui du vice et de la vertu) ? Pour la simple et bonne raison que ce combat est la garantie de notre totale liberté, que nous avons la possibilité de conquérir en tant que Conscience différenciée de l'universel. Ici, le fils désigné comme l'incarnation des vertus, peut parfaitement refuser de se battre (s'opposer volontairement) contre le vice, auquel cas, par faiblesse, lâcheté et/ou ignorance, il permettra au vice de prendre le pouvoir et se retrouvera donc sous sa domination et en état de servitude. Il peut aussi prendre la décision de s'opposer à la domination du vice, mais ne pas avoir la force nécessaire, ce qui le ferait défaillir dans le rude combat à venir, et comme il est d'usage en matière guerrière, que malheur soit sur le vaincu. Il peut encore, par crainte de l'issue de la bataille (ce qui ne serait que la manifestation d'une faiblesse), tenter de négocier avec son adversaire, et dans ce cas, comme j'ai déjà eu plusieurs fois l'occasion de le signaler, toute compromission avec le vice, consacre inéluctablement la victoire du vice et la défaite de la vertu. Ce combat est donc la nécessaire mise à l'épreuve de la volonté d'une Conscience, qui aura une force proportionnelle à l'étendue et la maîtrise de ses connaissances qu'elle acceptera de soumettre à l'épreuve pour en vérifier la solidité de son glaive, en comparaison de la solidité de celui de son adversaire. Il en sera de même de l'intelligence stratégique, dans la façon de s'en servir elle devra être supérieure à celle qui sera capable de déployer le vice.
Sanjaya est le cocher du Roi aveugle Dhritarâshtra. Ici la Bhagavad Gita fait une subtile nuance entre l’aveugle de la vision organique et spirituelle, et celui qui est aveugle par la nécessité de royauté suprême qui est la sienne, mais qui n'en est pas pour autant ignorant de ce qui se passe en deçà de la majesté suprême du Bien Absolu, car son messager (cocher) a lui la faculté subalterne de regarder le spectacle qui serait une offense à la royauté, et vient fidèlement en rapporter les évènements au Roi. Nous retrouvons d'ailleurs, par déclinaison plus ou moins abâtardie, ce principe dans tous les systèmes de gouvernance humaine. Dans l'ancienne Perse l'empereur Darius avait institué une division administrative de Satrapes, mot qui signifiait protecteurs du pouvoir (royaume), et qui étaient communément appelés par le peuple : les yeux du Roi ; Ce Roi serait, sans eux, resté aveugle de ce qui se passait réellement dans son empire. Sanjaya rapporte donc à son maître ce qu'il voit se préparer sur le champ de la future bataille, et ce champ de bataille se révèle être parfaitement conforme à l'ordre souverain des choses dans la naturelle opposition des armées du vice et celles de la vertu prêtes à en découdre lorsqu'elles devront se manifester dans la sphère des causalités du Destin.
Petite précision qui me semble s'imposer ici, et que manifestement l'humanité dans son aspect de cavernicoles velus n'a pas, me semble-t-il, parfaitement intégrée, je veux parler de ce combat épique qui se prépare. Si dans la sphère organique il va pour l'essentiel, comme le fait l'humanité depuis la nuit des temps avec un aveuglement imbécile, opposer des individus aux autres, des groupes d'individus, à d'autres, des nations, des races, des religions à d'autres, sur le plan où se situe la Bhagavad Gita, il ne s'agit que du combat, qu'une âme-de-vie devra mener en son sein, entre la partie positive et évolutive, contre la partie négative et involutive sans lesquelles elle ne disposerait d'aucun libre arbitre. Il ne s'agit pas de dresser une créature contre une autre, mauvais Roi celui qui règnerait selon ce principe si peu vertueux, et si peu universel. La sagesse la plus divine dans la méthode de gouvernement des choses humaines nous a été donnée dans cette belle sentence de Lao-Tseu :
Aussi, le Sage, dans son gouvernement, fait le vide dans le coeur de ses sujets.
Il détruit en eux désir et passion qui peuvent les troubler, mais veille à bien les nourrir.
Il doit affaiblir leur volonté tout en fortifiant leur corps.
Il doit obtenir que le peuple soit ignorant, mais satisfait et que la
classe cultivée n’ose agir.
Gouverner sagement n'est donc pas exciter les passions, les désirs et les émotions, qui seront autant de causes de désordre et de troubles. Le Roi aveugle de la Bhagavad Gita, qui révèle sa sagesse en voulant transmettre son trône à ce fils qui est l'incarnation des vertus, doit nous servir de repère subtil pour la bonne interprétation de cet enseignement hermétique, comme le sont tous les enseignements sur ce qui touche aux grands principes universels. La pensée doit pour être juste rester homogène, et elle ne doit donc pas sombrer dans la tentation vicieuse qui voudrait qu'une partie de l'humanité soit opposable à une autre selon l'interprétation ridicule qu'il devrait y avoir des créatures indignes du Créateur Lui-même, et au nom duquel ces ignorants sanguinaires, sectaires et intolérants prétendent agir, profanant ainsi ce qu'ils considèrent comme étant le plus sacré. Le Combat que doit se livrer la Conscience pour parvenir à s'asseoir sur le Trône de pouvoir, est celui de la volonté qui s'exprime par la force des vertus, et non celle des massacres de ses semblables... Dans un passage des Mystères des Cathédrales, de Fulcanelli, ce dernier attire l'attention des alchimistes sur la signification hermétique d'un vitrail qui expose la scène du massacre des Innocents... Ce massacre des Innocents, n'est pas quelque chose d'extérieur à la Conscience, mais concerne bien les petits démons du vice qu'elle doit apprendre à soumettre après les avoir vaincus lors du combat qu'il faut impérativement leur livrer.
Le roi Duryodhana s’approche de son précepteur et lui tient ces propos :... Le précepteur dont ce roi fait ici état, est son instructeur, celui qui connaît la signification des écritures, l'enseigne à d'autres et en pratique lui-même l'enseignement. L'enseignement dont il est ici question est bien évidemment l'art de la guerre, que tous les fils de roi reçoivent de leur précepteur. Ceci pour dire que s'il y a de l'intelligence dans la vertu, il y en a tout autant dans le vice, et cette intelligence qui se manifestera par des stratégies de combats différentes, n'est en elle-même ni un vice ni une vertu, elle sera l'une ou l'autre en fonction du maître qu'elle sert.
Ce que dit Duryodhana à son précepteur dans le verset 1.3, n'est que l'expression d'une qualité de l'intelligence d'un élève qui a brillamment retenu ses leçons et qu'il s'apprête à mettre à l'épreuve de la réalité. Ceci nous indique que lors de la bataille qui va se dérouler, il y aurait grande ignorance à croire que l'intelligence est une vertu, et qu'elle sera donc nécessairement dans le camp de celui qui incarne les vertus. Cette ignorance serait déjà un manque de vertu. La lutte contre le vice n'est pas celle de l'intelligence contre la bêtise, mais bien celle de l'intelligence vertueuse, contre l'intelligence vicieuse, et en cela le combat qui s'annonce devra être mené par les plus brillants stratèges. La conquête du trône du pouvoir, qui est celui de la volonté reprenant le sceptre de sa royauté pour assumer sa souveraineté, n'est pas et ne sera jamais à la portée des ignorants, des incultes, des médiocres, des faibles, des paresseux et des têtes folles.
Dans les Tables de la Loi du Sépher de Moïse, cette lutte se fait entre la faculté volitive d'Adam et l'attracteur cupide, dont on peut voir qu'il est dans sa façon d'agir, et pour arriver à ses fins, d'une grande finesse et d'une grande intelligence. Croire l'adversaire imbécile, c'est ne pas le connaître, et c'est donc s'exposer à de désagréables déconvenues lors de la bataille. Le vice est un adversaire redoutable, subtil et intelligent, il se trouve d'ailleurs fort bien résumé dans cette définition du Diable, dont la plus belle de ses inventions a été celle qui consiste à faire croire qu'il n'existait pas.
Enfin, pour conclure cette petite étude sur ces deux versets de la Bhagavad Gita, il me semble utile de préciser que les deux parties en présence, n'étant que les deux polarités d'une même réalité, il serait ridicule et vain pour elles d'implorer les secours et la protection d'un Roi aveugle dans sa capacité à discerner et séparer de façon hétérogène, ce qui fonde l'essence et l'identité d'une Conscience différenciée de l'universel dans son aspect le plus homogène.
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