Auteur Selinak
Auteur Selinak
L’ongle roussissait légèrement à mesure des à-coups que je donnais contre la plaque de métal oxydé qui me servait de boîte aux lettres dans cette petite maison paisible et silencieuse surplombant le lac.
J’attendais, de façon évidente.
Un ciel serein qui au loin se fondait dans ce lac émeraude, mais saumâtre hier, pensai-je, le léger cliquetis des carillons de la voisine, à quelques foulées de là, une forêt qui s’étendait à perte de vue et qui semblait ne jamais s'éclaircir, voilà ce qui m’entourait.
Habituellement.
Un autre cliquetis, cette fois, s’approchait, celui d’une chaîne. Il arrivait toujours trop vite, manquant de cogner le rocher qui reprenait ses droits sur le chemin, et freina, de justesse pour me planter ses yeux dans les miens. Toujours avec ce sourire provocateur, dévoilant des canines assez prononcées, qui ne manquait jamais de suspendre les battements de mon cœur.
Cette fois, pourtant, je vis immédiatement l’ombre qui voilait son regard inquiet.
" - Jusque tard dans la nuit ? Encore ? " demanda-t-il. "Ecoute, je sais bien que le Coin des Animations te permet de rester en contact avec eux, je sais aussi que voir que ça fonctionne bien est une bonne chose, surtout vu les tordus qu’on a pu éviter en étant dessus, mais, s’il-te-plaît : décroche. Tu vis au milieu d’un petit paradis, alors profites-en !"
Au milieu de ses reproches, je tentai de décocher une phrase. Sans succès. J’ai toujours eu l’habitude de veiller tard, “un oiseau de nuit”, comme j’aimais, me surnommer, mais j’étais restée en compagnie des québécois pour une toute autre raison que gagner une partie de culture générale ou faire défaillir un bot musical à force de l’utiliser.
Comment lui dire que ce que je dissimulais dans mon lit n’était plus tout à fait vivant ? Je ne pouvais pas. Comment éviter le sujet de mes bleus et de ces griffures sur mon dos ? Je ne savais pas.
Il se rapprochait dangereusement de ma porte d’entrée...
" - Pourquoi continues-tu à jouer, d’ailleurs ? Je veux dire, je suis là et je t’aime, tu t’es fait de nouveaux amis, non ? On a changé de vie, tous les deux, enfin, surtout toi, et on s’était promis de se détacher de tout ça." Ses yeux se posaient dangereusement sur mes poignets...
" - Je sais, Art’, je sais." répondis-je avec mélancolie, tout en remarquant avec tendresse que ça devait être la première fois qu’il disait qu’il m’aimait dans un contexte qui ne s’y prêterait dorénavant plus.
Il voulut entrer, je m’y opposai; prétextant un désordre monstre. Un appel - urgent - détourna son regard. Il s’excusa brièvement et partit en promettant, cette fois, de m’aider à ranger.
Si ce n’était que le rangement, le souci.
Le souci Art’, c’est que je ne peux pas te laisser entrer parce que l’entrée-même de cette bicoque est défigurée par le sang, les bris et les poils.
Le souci, Art’, c’est que tu ne pourrais même pas admirer les murs de la cuisine dans laquelle tu aimes confectionner cette fameuse tarte au citron meringuée que j’aime tant puisqu’il n’y a plus de murs…
Le souci Art’, c’est que tu aurais dû enjamber les lambeaux de chairs et les touffes de cheveux pour parvenir au premier.
Le souci c’est qu’avant d’arriver à ma chambre, tu n’aurais pas eu d’autre choix que de piétiner des draps et des vêtements encore luisants de sang et de salive.
Le souci, Art’, c’est cet immense cadavre encore tiède gisant dans mon lit…
Je repense à cette nuit, les râles, la lutte, l’agonie, à la figure grimaçante de haine et de douleur de cette bête quand je l’ai mordue à mon tour, encore et encore, dans les flancs, à la tête, dans les pattes. Et à cette immense satisfaction de sentir la faiblesse envahir ses membres, de sentir les tendons lâcher un à un sous la mâchoire, de sentir les os éclater sous la peau, mes dents ne laissant plus le choix à l’humérus que de faire ses adieux au radius.
Cruelle, moi ? Je suis née comme ça, avec la malédiction de la Lune. Est-on cruel lorsque l’on assouvit son destin ? Jamais mes parents ne l’avaient évoqué, jamais. Si ce n’est un petit mot, assassin, à l’aube de mes douze ans, avant l’apparition des premiers signes, laissé sur sa table de chevet : “Nous penserons très fort à toi, même après.”.
Impitoyable ? Avec ce malheureux ? Oui. Avait-il une famille ? Des amis ? Quelqu’un dans sa vie ? J’avais simplement retrouvé un badge d'hôtel, dans cet amas puant de sueur et d’avidité. Il devait y travailler. Cela n’expliquait, évidemment pas l’odeur forte et tenace de whisky qui émanait même de certains de ses organes, aujourd’hui ouverts, et cette soif de meurtre qui était encore perceptible avec son aura.
Son aura… Elle n’était toujours pas évanouie, d’ailleurs… Pourtant son cœur avait cessé de battre depuis des heures. Il traînait la veille près d’un lycée, guettant des proies insouciantes, j’imagine. Il en avait presqu’eu une…
Art’ était parti mais allait sans doute revenir d’ici deux heures ou trois et je n’allais pas pouvoir lui expliquer ça. Le cadavre, la priorité. Lorsque l’on reprend forme humaine, la force est bien diminuée, c’est un fait, et alors que je pris la jambe arrière avec difficulté - ou ce qu’il en restait - de la bête pour la hisser dans la camionnette, je ne remarquai pas les deux pupilles qui m’observaient par la fenêtre. Un faux mouvement le trahit et avant que je pus me rendre jusqu’à la fenêtre, un bruit assourdissant rompit le charme tranquille des parages.
Celui d’une balle, puis de deux. Suivi d’un bruit sourd. Je me glissai jusqu’à l'embrasure de la fenêtre, l’ouvris avec précipitation et le spectacle de mon jardin était encore plus grotesque que celui de ma chambre : une autre bête, plus tordue par la douleur celle-ci encore, avec une aura rougeâtre, un poil gras et terne et une gueule difforme que l’on devinait déjà bien amochée avant d’être fendue en deux parties sanglantes par une balle d’argent. La bête avait chuté depuis le merisier laissant un trou béant dans les branchages.
Attendez… Une balle d’argent ? Vraiment ? La voisine… Je n’avais jamais porté attention à cette femme, les rares sons qui émanaient de sa prison dorée laissaient parfois au promeneur distrait l’occasion d’apprécier un air de Satie ou de Fauré, mais nous n’avions jamais échangé sur ses occupations, sa demeure ou ses goûts pour les compositeurs. Je remarquai qu’un tatouage ancien ornait la main qui avait infligé les balles et que chose surprenante encore, ce tatouage se mouvait. Il respirait au rythme de sa propre excitation à abattre un monstre. Elle savait ce que j’étais et pourtant elle me décrocha un sourire, bienveillant et plus troublant : provocateur…
Sa bouche s’ouvrit enfin, et, avec le regard du sage présageant le calme avant la tempête, elle demanda simplement :
“- Chère amie, et si vous m’offriez une tasse de thé ?”
FIN