La violence et l'abus de l'état de dépendance, intervention Nantes, 8 septembre 2016

L'ordonnance du 10 février 2016 reprend l'essentiel du droit positif en vigueur, quant à la définition de la violence (article 1140), la menace de l'usage de voies de droit (article 1141) ou la violence émanant d'un tiers au contrat (article 1142).

L’innovation présentée comme essentielle consiste à assimiler à la violence, dans l’article 1143, l'abus de l’état de dépendance dans laquelle se trouve son cocontractant.. L’article 1143 du Code civil s’inspire d’une jurisprudence de la Cour de cassation qui avait jugé que seule « l'exploitation abusive d'une situation de dépendance économique, faite pour tirer profit de la crainte d'un mal menaçant directement les intérêts légitimes de la personne », était susceptible de vicier le consentement, jurisprudence qui, à ma connaissance, n’a pas connu un réel succès tant les conditions d’admission de cet abus d’état de dépendance sont restrictives.

Le législateur est toutefois allé au-delà de cette jurisprudence puisqu’il vise dans l’article 1143 l’état de dépendance, sans préciser que celui-ci est économique.

Pour bien appréhender cette nouveauté, il m’apparaît nécessaire de la décortiquer, élément par élément, tout en la comparant avec la violence que je qualifierai d’ordinaire, chaque fois que nécessaire.

Ces éléments sont :

1. l’état de dépendance dans lequel se trouve le contractant,

2. un abus de cet état de dépendance,

3. et un avantage manifestement excessif.

Suite à l’examen de ces éléments, il faudra s’interroger sur l’utilité de cette consécration.

A. L’état de dépendance

Comment définir l’état de dépendance ? Selon le sens commun, l’état de dépendance est l’état d’une personne soumise à l’autorité d’autrui ou l’état d’une personne qui n’a pas d’autonomie par rapport à une autre personne, qui n’est pas libre d’agir à sa guise.

C’est donc une dépendance par rapport à autrui. Cela concerne, par exemple, l’hypothèse d’une entreprise dont le principal client est une autre entreprise ou le salarié qui, en situation de dépendance économique par rapport à son employeur, lui consent une cession de droits d’auteur dans la crainte d’une compression de personnel, sans qu’il n’ait été menacé d’un licenciement, auquel cas l’article 1140 s’appliquerait (Cass. 1re civ., 3 avr. 2002, n° 00-12.932) ou encore du patron d’une entreprise qui conclut un accord avec ses salariés en grève.

Remarquons que cette dépendance pourrait parfaitement être admise lorsque celle-ci existe non pas entre contractants mais entre l’un des contractants et un tiers et que le second contractant en tire avantage, en abuse.

Pour établir cet état de dépendance économique, se posera la question de savoir s’il est nécessaire d’établir que le contractant ne disposait pas de solutions alternatives (Cass. com., 6 oct. 2015, n° 14-13.176). En effet, y a-t-il dépendance s’il existe des alternatives et que celles-ci ne sont pas saisies ? La dépendance pourrait être retenue, par exemple, si une clause d’exclusivité lie les deux parties.

L’imputabilité de cette dépendance sera-t-elle prise en compte par les juges ? Ainsi, le producteur de lait qui n’a pas cherché à diversifier ses acheteurs pourrait se voir reprocher ce fait et la dépendance ne pas être reconnue (Cass. 1re civ., 18 févr. 2015, n° 13-28.278).

Faut-il s’en tenir à une dépendance par rapport à autrui ? Cela n’est pas certain. En effet, suivant le rapport au Président de la République, « toutes les hypothèses de dépendance sont visées, ce qui permet une protection des personnes vulnérables et non pas seulement des entreprises dans leurs rapports entre elles ».

Il ne s’agît plus alors d’une dépendance d’une personne par rapport à une autre mais de la vulnérabilité d’une personne dont le cocontractant abuse. Cette vulnérabilité peut alors être psychologique mais également financière, comme, par exemple, une entreprise ou un particulier rencontrant des difficultés financières et qui conclut un contrat qu’il n’aurait pas souscrit si ces difficultés n’avaient pas existé. Son consentement lui est donc extorqué.

Relativement à cet état de dépendance, il reviendra dès lors aux juges de déterminer si cette dépendance doit s’apprécier uniquement par rapport au cocontractant, dépendance qui résulterait d’un rapport de force préexistant ou si cette dépendance peut être extérieure au cocontractant, dépendant de la situation de faiblesse, de vulnérabilité de l’autre partie, quelle que soit cette faiblesse, cette vulnérabilité. En ce dernier sens, les juges pourront s’appuyer sur la loi d’habilitation ayant autorisé l’introduction de dispositions permettant de sanctionner le comportement d’une partie qui abuse de la situation de faiblesse de l’autre.

Cet état de dépendance, dont il faut établir l’existence, n’est pas pour autant suffisant puisqu’il est nécessaire que le cocontractant en abuse.

B. L’abus de l’état de dépendance

Il ne suffit pas que l’un des contractant soit dans un état de dépendance, il faut également que le cocontractant en abuse. Tel serait le cas du capitaine d’un navire en situation de détresse contraint de conclure un contrat d’assistance maritime pour un prix déraisonnable, le capitaine ayant le choix entre la mort et la ruine. Heureusement pour ledit capitaine, outre l’article 1143, il existe aussi l’article L. 5132-6 du Code des transports qui lui évitera la ruine.

Il faut ici constater que l’abus de cet état de dépendance n’est pas une menaceau sens des articles 1140 à 1142 du Code civil. Le cocontractant de la partie en état de dépendance ne menace pas son contractant mais abuse de la situation pour lui extorquer son consentement.

Cette condition d’existence d’un abus est-elle redondante avec l’exigence d’un avantage manifestement excessif ? Deux orientations sont envisageables.

Il peut tout d’abord être considéré que caractériser un abus de l’état de dépendance nécessite de s’intéresser au résultat obtenu, à savoir un avantage manifestement excessif. On remarquera en ce sens que le rapport souligne que l’introduction de cette exigence d’un avantage manifestement excessif a pour but d’objectiver l’appréciation de l’abus. Il y a donc bien un lien entre les deux, ce qui conduit à considérer que s’il n’y a pas eu obtention d’un avantage manifestement excessif il n’y a pas eu d’abus.

Il peut ensuite être retenu qu’il s’agît de deux conditions différentes et cumulatives. Ainsi, un contractant peut abuser de l’état de dépendance d’une entreprise contrainte de conclure un contrat qu’elle n’aurait pas conclu si cet état de dépendance n’avait pas existé, sans qu’il résulte pour autant un avantage manifestement excessif. Par exemple, un producteur de lait se voit proposer par Lactalait, son principal acquéreur, un prix inférieur à ce qui lui est proposé habituellement. Lactalait ne le menace pas mais profite de l’état de dépendance de ce producteur pour réduire le prix proposé habituellement. Il y a bien un abus d’état de dépendance mais il n’en résulte pas nécessairement un avantage manifestement excessif. Dans mon exemple, encore faut-il que le prix proposé procure à Lactalait un avantage manifestement excessif.

Un parallèle peut ici être fait avec la violence résultant de la menace d’une voie de droit où ladite menace ne sera assimilée à une violence que s’il y a abus de ce procédé, cet abus consistant soit à détourner cette voie de droit de son but soit à obtenir un avantage manifestement excessif. Il y a ainsi des violences légitimes et d’autres illégitimes, seules ces dernières pouvant vicier le consentement.

C. Un avantage manifestement excessif

L’exigence de la caractérisation d’un avantage manifestement excessif dans l’article 1143 résulte suivant le rapport au Président de la République des craintes des entreprises et a pour but d'objectiver l'appréciation de l’abus de l’état de dépendance.

S’agît-il d’une nouveauté ? Si l’on examine la jurisprudence, il peut être constaté que la Cour de cassation n’a jamais considéré que l’état de dépendance d’une partie suffisait à caractériser la violence économique. Ainsi, dans un arrêt de la chambre commerciale du 16 octobre 2007, la Cour a jugé qu’une transaction ne peut être annulée en cas de dépendance économique de l'une des parties que si l'autre partie a exploité abusivement cette situation. Les juges ayant constaté l’absence davantage manifestement excessif, l’abus n’a pas été retenu et la transaction n’a pas été annulée pour violence économique. Il en a été de même dans un arrêt de la même chambre du 11 janvier 2005 où les juges ont retenu que si le contractant avait pu consentir à l'accord litigieux sous la contrainte économique, les clauses critiquées par lui n'étaient pas illégitimes et ne procuraient pas à la société cocontractante un avantage excessif.

Comment caractériser l’existence d’un avantage manifestement excessif ? Trois voies sont ouvertes.

La première consiste à rechercher quelle est la contrepartie habituellement procurée dans le type de contrat conclu. L’abus de l’état de dépendance se rapproche alors de la lésion.

La seconde consiste à jauger les obligations essentielles des parties et déterminer si celles-ci sont déséquilibrées de façon manifeste.

La troisième revient à mélanger la première et la seconde et il me semble que cette troisième voie devrait être suivie.

D. L’utilité de l’article 1143 du Code civil

Cette utilité peut être appréciée à l’aune d’autres dispositions qui apparaissent assurer une protection déjà importante du contractant en situation de faiblesse.

Ainsi, s’agissant des consommateurs, les articles L. 121-6 et suivants du Code de la consommation peuvent apparaître suffisamment protecteur en ce qu’ils protègent contre les pratiques commerciales agressives qui correspondent à des sollicitations répétées et insistantes ou à l'usage d'une contrainte physique ou morale et qui conduisent notamment à vicier le consentement du consommateur. On remarquera en outre que suivant l’article L. 132-10 du Code de la consommation, le contrat conclu à la suite d’une pratique commerciale agressive est nul et de nul effet. Il en va d’ailleurs de même, suivant l’article L. 132-13, pour l’abus de faiblesse défini par l’article L. 121-9 comme le fait d’abuser de la faiblesse ou de l’ignorance d’une personne pour lui faire souscrire, par le moyen de visites à domicile, des engagements au comptant ou à crédit sous quelque forme que ce soit, lorsque les circonstances montrent que cette personne n'était pas en mesure d'apprécier la portée des engagements qu'elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire ou font apparaître qu'elle a été soumise à une contrainte. On remarque ici qu’il n’est nullement besoin de démontrer l’existence d’un avantage manifestement excessif pour obtenir le prononcé de la nullité du contrat, contrairement donc à ce qui est prévu dans l’article 1143 du Code civil.

Pour ce qui est des professionnels, c’est cette fois-ci, d’une part, l’article L. 420-2 alinéa 2 du Code de commerce qui a vocation à jouer sachant qu’il sanctionne « l'exploitation abusive par une entreprise [...] de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur ». Le code de commerce, en son article L. 420-3, prévoit la nullité de l’engagement souscrit dans le cadre d’une pratique prohibée.

D’autre part, l’article L. 442-6 sanctionne les pratiques restrictives comme, par exemple, le fait de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

Par ailleurs, existent également les articles 223-15-2 et s. du Code pénal sanctionnant l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse.

Mais encore, on remarquera que lorsque cette faiblesse est économique, entrent en jeu, en principe, le droit des procédures collectives, le droit du surendettement et le droit des personnes vulnérables qui peuvent permettre d’éviter de tels abus.

Enfin, c'est la sanction même de la violence résultant d'un abus d'état de dépendance qui pose question. En effet, si le contractant victime de cette violence n'a pas d'alternative contractuelle, la nullité du contrat ne lui apportera qu'un maigre réconfort. Il conviendrait dès lors, comme en matière de dol (Cass. 3e civ., 10 févr. 1999, n° 97-18.430), d'admettre que la victime de la violence puisse obtenir, à son choix, la nullité du contrat et/ou l'obtention de dommages et intérêts. Cette dernière sanction est alors susceptible d'avoir un impact au-delà des seules relations contractuelles en cause, l'auteur de la violence pouvant mettre fin à ces abus avec d'autres contractants pour éviter d'être condamné à nouveau à verser des dommages et intérêts.

En conclusion, il doit être précisé qu'est d’ores et déjà envisagé la suppression de cette création via la loi de ratification, ainsi que le soulignent MM. Jamin et Dissaux dans leur opuscule annexé au Code civil Dalloz, création qui gênerait les milieux économiques.