5h30. Le 16 décembre 2005. Je suis à Rome pour une recherche particulièrement inhabituelle sur la généalogie des systèmes d’information et de communication liés à la Curie Romaine. La nuit a été longue et plutôt blanche. Installée dans les anciennes cellules de moines de la résidence Paul VI, j’attends avec impatience le moment de mon premier entretien avec un membre de l’Académie Pontificale pour les Communications Sociale.
Après un petit déjeuner sommaire, je traverse la place Saint Pierre, puis je marche je vers le peloton de gardes suisses gardant un accès latéral à la Basilique. Je rencontre ensuite les gendarmes vaticanais. Ils vérifient mon identité puis me donnent un petit papier jaune. Le « monsignor » de mon premier rendez-vous vient alors me chercher pour m’emmener vers son bureau. Sur le chemin, nous traversons des jardins habités par de multiples conversations, toutes visiblement brèves. Nous parcourons d’immenses couloirs où des individus parlent et certains chuchotent. Mon hôte s’arrête à intervalles réguliers, parlant de foot avec les uns, de l’éducation des enfants ou d’un événement arrivé hier à la Curie avec les autres. Arrivés à destination, commence alors une conversation puis un entretien particulièrement riche, mêlant réponses de fond, digressions, aparté et confessions. Le personnage est truculent. Soucieux de ne pas trop en dire et bavard à la fois ; respectueux et joueur avec l’image de sa propre institution dont il sait bien les rumeurs, les légendes et les histoires qu’elle inspire. Je suis alors un jeune enseignant-chercheur, arrivé là presque par hasard. Tout ce petit monde m’amuse et m’intrigue dans le même temps.
17h45. Le 14 décembre 2024. Vingt ans plus tard, je vais au cinéma voir le film « Conclave » réalisé par Edward Berger et inspiré du livre de Robert Harris. L’ensemble est très réussi. Le scénario est prenant. Le jeu de Ralph Fiennes, d’Isabella Rosselini et d’autres, frise la perfection. La mise en scène, le travail des plans et des perspectives, est le plus souvent efficace. Les nominations au Oscar et pour d’autres prix sont de toute évidence justifiées.
En sortant de la salle, je repense à cette visite vaticane et à mes quelques journées sur place, au milieu de ce décor. Je me revois enchaîner ces longs couloirs et apercevoir ces soutanes chuchoter ou ces laïcs converser en étant attentif du coin de l’œil à l’environnement de leur discussion. Je réalise avoir retrouvé une atmosphère au plus proche de mes souvenirs.
L’histoire du film est simple et a un air de déjà-vu. Dans un moment contemporain qui pourrait être aujourd’hui, un pape meurt le soir, dans son lit. Les conditions sont encore à clarifier. Sa chambre est mise sous scellés. Il faut cependant enclencher le conclave, l’élection d’un successeur par le collège des cardinaux. Tous les « princes de l’Eglise » sont réunis. Ils vont alterner les moments de vote en assemblée avec les temps passés dans la résidence à proximité de la cité vaticane. Les votes à bulletin secret doivent s’enchaîner jusqu’à la formation d’une majorité, le processus se resserrant éventuellement sur une majorité aux deux tiers à obtenir sur les deux premiers noms si les votes ne convergent pas au bout de trois jours.
Plusieurs « favoriti » sont en lice : les cardinaux Tedesco, Tremblay, Adeyemi, Bellini et le doyen-organisateur de l’élection, le cardinal Lawrence. Un mystérieux cardinal mexicain, évêque « in pectore » de Kaboul, vient s’ajouter de façon impromptue à la liste des électeurs. Certains désirent plus que tout cette fonction, tout en le niant hypocritement. D’autres hésitent. D’autres encore, plus rares, font tout leur possible pour ne pas être ou rester un « papabile ». La plupart ont déjà pensé à leur nouveau nom en cas de succès.
Le film peut se voir comme un bon polar, une réflexion sur une institution religieuse en crise ou plus simplement, une belle performance d’acteurs.
Mais avec le recul, un autre angle me fascine. « Conclave » est une magnifique exploration des processus organisationnels liés au pouvoir et au politique en général, et plus particulièrement du renouvellement des autorités et des « chefs » dans une organisation démocratique. Dans cette direction, le film illustre l’importance de l’entre-deux et des liminalités organisationnelles.
La liminalité désigne au sens premier tout ce « qui est au niveau du seuil de perception », tout ce « qui est tout juste perceptible ». Elle est ce moment furtif de la vies organisations, tout ce qui est une transition entre des moments plus évidents et plus visibles de réunion, d’assemblée générale, de démonstration devant un client, de débats publics. L’organisation est faite de moments et de choses visibles, incarnés, révélées. Mais elle suppose aussi des événements plus intermédiaires, pas ou pas encore visibles. Des liminalités.
Dans le champ des études organisationnelles, on parle souvent d’ « espaces liminaux », plus rarement de « moments liminaux » ou de « temporalités liminales ». Il s’agit d’évoquer l’importance des lieux, des mouvements ou des événements intermédiaires dans la vie organisationnelle.
Quatre liminalités à la fois temporelles et spatiales peuvent être repérées dans « Conclave » : des liminalités de coalition (1), d’attente (2), de transition (3) et d’enquête (4).
La première, la liminalité de coalition, est la plus évidente dans le film. Des cardinaux se retrouvent dans la cage d’escalier de leur résidence. Le couloir est trop visible. Ils échangent sur une possible alliance et une stratégie pour convaincre les autres. A un moment, ils vont s’interrompre en entendant une personne descendre l’escalier à un étage inférieur. Entre le temps et l’espace du vote à la chapelle Sixtine, celui de l’isolement dans les chambres ou encore celui des transitions trop visibles avec les cars transportant tous les cardinaux, les cages d’escalier de la résidence permettent une certaine confidentialité pour préparer, discuter et acter des stratégies silencieuses avant le moment de vérité des votes. La salle de conférences avec ses sièges bleus et son espace cerné par l’obscurité, incarne également une autre liminalité de coalition. Celle-ci est tantôt exclusive (on s’y retrouve à deux ou en petits groupes), tantôt plus collégiale (toutes les sensibilités sont représentées). Elle est la principale antichambre de la chapelle Sixtine, un lieu quasiment au seuil de la lumière.
Dans les liminalités de coalition, l’organisation façonnent discrètement ses directions politiques futures, toujours imprévisible dans les interstices du visible. En effet, on devine que dans d’autres espace-temps invisibles, les autres groupes d’intérêts élaborent des stratégies concurrentes plus ou moins anticipées par les uns et les autres.
Les liminalités d’attente sont plus indécises. Dans les couloirs, dans les travées et le cloitre de la résidence, on se pose et s’expose éphémèrement avec d’autres. On prend le pouls électoral, on se respire, on exprime des doutes auprès des plus intimes. Ces moments intermédiaires sont moins concertés que les précédents. Ils peuvent être fortuits et proches d’une forme de sérendipité. Le film lui-même laisse planer une forme de mystère, notamment sur le comment de cette conversation assise entre Bellini et Lawrence. Nos organisations sont aujourd’hui trop rarement ouvertes à ces liminalités donnant leur gravité, leur épaisseur, leur force imaginaire à l’événement d’après. Dans les liminalités d’attente, on se pose, on doute, on a peur, mais on peut aussi rêver, espérer et ouvrir tant les jeux que les imaginaires.
Les liminalités de transition sont les plus systématiquement liables à des formes de sérendipité et de l’informel. Dans les longs couloirs de la résidence, dans les allées et les travées autour de la chapelle Sixtine, on se croise, on s’observe. Fort d’une discrétion absolue par le serment et les impossibilités techniques (les portables des cardinaux ont été confisquées, des brouilleurs installés et les interactions avec l’extérieur sont empêchées), chacun peut aller voir l’autre, le croiser. Il est difficile de toute façon de s’éviter sur ces longues journées où s’enchainent les votes brefs et les assemblées finalement courtes. Le temps du conclave est surtout un temps transitionnel. On marche, on mange, on prend le bus ensemble.
Enfin, les liminalités d’enquête jouent un rôle essentiel. Il ne faut pas se tromper dans le choix du futur pape. Les passés problématiques des uns et des autres doivent être analysés. Le doyen Lawrence et l’appareil même de la Curie, vérifient les informations en temps réel. Ils guettent les manœuvres des différentes coalitions. L’espace entre les « conservateurs » et les « progressistes » est un champ de bataille sans répit. Lawrence est un acteur comme les autres de ce processus organisationnel. Il a cependant une visibilité particulière. Impossible pour lui de s’échapper en dehors de l’espace-temps du conclave. D’autres le contactent furtivement, dans sa chambre, dans les couloirs, en bas d’un escalier. Le mouvement même de la conversation avec ses informateurs leur garantissent la liminalité et une confidentialité. Difficile d’écouter une conversation marchée, à voix basse, surtout si elle est furtive. Lawrence pousse parfois ce type de liminalité en menant des incursions très rapides vers les espaces liminaux stabilisés de l’organisation, notamment en allant échanger avec les sœurs gérant toute la logistique. Il va notamment aller dans le bureau discret de la sœur régisseuse du conclave. Il va même forcer sa porte pour échanger avec une des autres sœurs de son équipe. La liminalité d’enquête de cette scène sera décisive pour le destin du Cardinal Adeyemi.
Ces quatre liminalités sont primordialement des événements ordinaires dans le film ; Des événements aussi éphémères que décisifs. En explorant les liminalités de coalition, d’attente, de transition ou d’enquête, on touche aux rythmes même de l’organisation politique du conclave. On est en au cœur d’un des temps les plus intenses de la vie vaticane et de sa Curie romaine.
Cet entre deux peut-être un mouvement entre deux temps formels, un déplacement du formel vers de l’informel ou une transition de l’informel vers du formel, mais il va bien au-delà d’un degré d’informalité ou de formalité des organisations. Chacune des scènes du film montre une hybridité voire une ambigüité nécessaire de ces catégories. La liminalité n’est pas non plus la sérendipité, même si elle peut parfois lui correspondre ponctuellement.
Pour l’organologie au cœur de cette série d’essais, ce film est riche en enseignements.
Celui que le pape précédent a assigné à une fonction de « manager » ou d’ « administrateur » est porteur d'une leçon essentielle. Lawrence est le garant d’une certaine continuité et fluidité entre les moments de visibilité majeurs du conclave. Il actionne les liminalités au service de cette fluidité organisationnelle. Sans lui, sans les liminalités, et par ailleurs, sans les interventions invisibles des sœurs, tout s’effondrerait. On comprend ici le rôle « managérial » essentiel de la sœur Agnès (jouée par Isabelle Rosselini), grande orchestratrice de la logistique invisible au service de cette conversation fluide. On mesure la force de son autorité lorsque, au milieu de ce monde exclusivement et violemment masculin, elle rappelle à l’ordre le collège des Cardinaux en pleine dispute lors d’un repas. Et dans le même moment, on mesure son sens de la diplomatie lorsque dans la même séquence, elle révèle directement une tentative d’influence que ne peux partager le doyen Lawrence tenu par le secret de la confession.
A plusieurs reprises, on mesure également la présence d’une forme de sagesse collective entretenue par les liminalités. Si l’on sent bien avec ce film à quel point il peut exister une bêtise collective, des dynamiques de groupe et d’organisation encourageant la violence et l’exclusion, « Conclave » montre par ailleurs l’importance du retrait et des solitudes individuelles dans toute sagesse ensuite plus collective. Il montre également, par le visage de Lawrence ou celui de Benitez, l’intensité d’une solitude vécue au milieu des autres, au milieu d’un collectif dans lequel on ne se reconnait plus.
Dans un autre registre, le film montre l’importance de la digitalité dans les processus liminaux de l’organisation. Les techniques numériques brillent par leur absence dans le film. Tout est possible sans une publicité immédiate. Aujourd’hui dans les couloirs du palais Bourbon, on filme, on donne des interviews, on pose pour un selfie, on met en scène une courte vidéo ou un « réel ». Les moments collégiaux sont filmés, scruté par les journalistes, pris en note. Même à l’extérieur, dans un bistrot ou la salle d’un espace de coworking, les conversations croisées entre des représentants de groupes différents sont vites visibilisés par des témoins pouvant instantanément rendre public les acteurs, les « judas », les intrigants ou autres médiateurs. Les liminalités sont empêchées. « Conclave » permet de mesurer ce qui est entravé par cette possibilité omniprésente d’une publicité ; le pire parfois, mais aussi souvent, le meilleur pour une conversation démocratique.
Enfin, et sans trop en dire pour ne pas trop « spoiler » l’histoire, le film montre l’importance des corps, des visages, des gestes dans la liminalité organisationnelle. Dans les quatre événements liminaux de ma taxonomie, on se parle de près, on est un visage expressif, dans les situations parfaitement mises en scène par Edward Berger. Si pour d’autres plans montrant les assemblées au sein de la chapelle Sixtine, tout est ouvert, les acteurs se savent scrutés, chacun se fait face et sait à quel point il fait face à l’histoire, les liminalités exacerbent les émotions, les affects, et surtout, les temporalités. Les passés et les futurs de chacun sont soudainement présents par des silences bruyants. Au passage, j’ai beaucoup apprécié l’accompagnement musical et sonore du film. Les moments organisationnels sont souvent bruyants, rythmés. Les moments liminaux avec soi-même (la visite de la chambre du pape décédé par Lawrence notamment) ou entre-soi sont silencieux. Ils sont la ponctuation nécessaire du récit, son aération et l’espace-temps de sa prise d’élan avant la musicalité. Bien sûr on comprend dans un moment-clé que la plus puissante de liminalités politiques résidera toujours dans le corps et dans les corporéités…
18h30. Le 7 octobre 2010. Recruté il y a plusieurs mois par l’université Paris-Dauphine, je suis dans mon bureau en train de répondre à des mails. Pas encore complètement installé sur Paris, je vis dans un entre-deux, enchaînant les trains et les solutions provisoires. Cette institution et surtout son espace m’intriguent. Ces longs couloirs trop larges. Cet escalier étrange appelé par certains anciens l’« arbre à paroles ». Ces longues perspectives de casino, sans fenêtres vers l’extérieure, où l’on perd le sens du temps au fur et à mesure où se perd le sens du jour. Ces bureaux fermés et opaques dont la présence des propriétaires est toujours une hypothèse. Ces conversations fréquentes entre personnes se croisant avec toujours quelque chose à dire ou à demander.
Je ferme ma messagerie et je reviens sur un article détaillant l’histoire de l’OTAN sur les années où le siège de cette organisation internationale était encore en France. Dans les locaux de Paris-Dauphine aujourd’hui. Je lis un court article évoquant le secrétaire général de l’époque, un certain Paul-Henri Spaak. Il avait réfléchi à une méthode de préparation des débats avant les moments collégiaux et théatraux dans la salle de commandement ou lors des assemblées générales. Il a expérimenté des pratiques multiples de discussions intermédiaires, peu visibles, formant des coalitions et dénouant les conflits. Des pratiques largement liminales. Dans un espace contenant alors plus de 1100 bureaux et seulement une douzaine de salles de réunions, cela a dû être un sacré défi.
La Curie Romaine, l’Assemblée nationale, l’OTAN, Station F, Accenture, Coopanam ou une PME ont peut-être en commun ce besoin du liminal. Sans lui, elles ne sont plus des organisations. Sans lui, elles deviennent des collectifs d’humains et de non-humains morts. Des choses.