Le corps a une place particulière dans la phénoménologie de Merleau-Ponty. Une place souvent mal comprise.
Pour le philosophe, le corps est un sentant. A la différence des perspectives essentialisant la corporéité, posant un sujet déjà là pouvant percevoir le monde, Merleau-Ponty propose un renversement ontologique. C’est en fait un flux perceptif, des événements enchâssés, qui fondent de façon éphémère et multiples des corporéités. Le corps, un corps éclaté, est la conséquence de la perception.
Ponctuellement, cette corporéité peut s’intégrer, elle peut faire système dans un « schéma corporel ». Lorsqu’il faut agir, le corps posé par les flux perceptifs peut trouver une unité fonctionnelle.
Si l’on part de notre expérience ordinaire, cette vision est assez intuitive. On sent mille bruits, odeurs, tactilités, vibrations traversés nos sens. Assis sur le canapé, pris dans une rêverie, on peut les éloigner pour ponctuellement les retrouver traversant un champ perceptif. Puis en se levant, la perception prend une unité au service de ce mouvement dirigeant simultanément les pieds, les mains, la tête, les épaules vers la porte.
La corporéité de Merleau-Ponty est projective. Le corps vivant se vit de l’avant, du futur vers un présent. Pour quitter l’appartement, il faut être dans le sentir du corps déjà vers la porte. Cette sensation pourtant placée dans l’instant d’après guide de façon continue tous les instants d’avant. Elle les place, les axe, les calibre, leur donne une direction et un sens.
Dans ses cours sur la Nature, Merleau-Ponty a élargi son sentant à d’autres organismes, des bactéries, aux animaux en passant par les machines cybernétiques. On devine alors que pour lui, il y a une continuité des corps agissant, éléments d’un même présent.
Tout ensemble actif dans le monde constitue ponctuellement des nœuds d’événements tous au coeur de l’action. Tout corps et ensemble de corps préhende des schémas fonctionnels, un nexus d’événements agissant.
Une entreprise, et plus généralement une organisation, sont souvent perçus comme des choses, comme des entités solides, avec un dedans et un dehors stable. L’organigramme, l’immobilier, les machines, les Hommes sur leur poste de travail, les processus bien ordonnées, les stocks, définissent un lieu où le corps bien net de l’organisation serait posé.
Avec Merleau-Ponty puis tous ceux l’ayant prolongé et discontinué (Foucault et Deleuze notamment), on peut plutôt décrire l’organisation comme un sentant multiple trouvant parfois une ou des fragiles unités fonctionnelles. Le corps de l’organisation n’est jamais prédéfini et stable. Il est un immense flux perceptif continu, fluide, ouvert. Il n’y a pas des corps de managers ou d’ouvriers sentant. Il n’y a pas des tableaux de bord sentant. Il n’y a pas non plus des ordinateurs ressentant le monde. Une infinité de flux perceptif sentent le monde et atteignent de provisoires satisfactions dans leur union au service d’une fonction. Le corps de l’organisation est une vaste corpo-matérialité ou pour reprendre l’expression de Whitehead, un mouvement permanent vers le concret.