Le 11 novembre 1911, neuf ingénieurs se retrouvent au New York Athletic Club, au pied de Central Park. Frederick Winslow Taylor, Carl Barth, James Mapes Dodge, Morris Llewellyn Cooke, Frank Gilbreth, H.K. Hathaway, Conrad Lauer, Robert Kent, et Wilfred Lewis. Ils décident ensemble de fonder une société savante sur le « management » dont le nom acté le jour même sera The Society to Promote The Science of Management. Quelques années plus tard, la Taylor Society est formellement créée avant d’être dissoute en 1936 dans le cadre d’une reconfiguration donnant naissance à la Society for Advancement of Management (SAM).
On sait très peu de chose de cette rencontre du 11 novembre. Le Bulletin de la Taylor Society est peu disant sur le sujet. Les différents témoignages ou les historiographies du management également. Qui étaient les éventuels autres présents (Brown fait mention d'une douzaine de participants réguliers) ? Comment a été amené cette réunion ? Comment a-t-elle été animée ? Avec quelles suites immédiates ?
Dans les statuts de 1925, il est mentionné que la Taylor Society « accueille volontiers comme membres tous ceux qui sont convaincus que l’homme d’affaire de demain doit avoir un état d’esprit ingénierique » (« it welcomes to membership all who have become convinced that "the business men of tomorrow must have the engineer-mind »*).
Pour une histoire institutionnelle du management américain, ce moment vague, atmosphérique, mythique, est absolument déterminant. Il marque la volonté d’une institutionnalisation savante du management. Une institutionnalisation dont la Taylor Society ne parviendra pas à produire la reconnaissance scientifique et l’académisme rêvée. Comme le montrera la constitution informelle (en 1936) puis formelle (en 1941) de l’Academy of Management, la Taylor Society restera finalement un réseau de pratiques et d’influence politique (j’y reviendrai dans un autre numéro d’Organologia). C’est déjà beaucoup… mais il y a bien une forme d’échec, un raté.
En effet, l’événement du 11 novembre restera par bien des aspects un non-évènement par rapport à son projet. Pourtant, beaucoup s’exprime dans cette discussion dont on sait peu de choses. Elle est animée par des ingénieurs et pour des ingénieurs. Le management est un sujet « scientifique » et « technique ». Cette réunion-fondatrice est aussi totalement masculine. On peut aussi remarquer qu’elle est pleinement un événement historique au sens de ce qui déborde, ce qui est devenir et n’enferme pas sa puissance de changement dans une date illusoire. Cette fondation est insaisissable (le descriptif Wikipedia comme d’autres entrées encyclopédiques est très intéressant de ce point de vue). La date du 11 novembre 1911 n’est pas un grand geste créateur, un point d’origine. Comme en témoigne la longue histoire antérieure du management aux Etats-Unis (au moins deux siècles), les années d'attente avant la constitution du réseau, puis les nœuds d’événements de l’American Management Association à l’American Marketing Association en passant par l’Academy of Management, le 11 novembre est un devenir pris dans des devenir.
A y regarder de plus près, cet événement est fort de nombreuses absences pourtant structurantes. Celles des femmes et celles des humanités ou des sciences sociales, mais aussi celles des grands capitaines d’industrie américains, celles des universitaires, celles de syndicats, celles des minorités et bien sûr, celles d’ouvriers. Dans la réalité du moment comme dans sa restitution dans des historiographies officielles, ces acteurs sont absents et peut-être même écartés. Autant d’idées, de points de vue, de frustrations, de désirs dont la non-présence a orienté les débats et le projet.
Comme le sait malheureusement toute personne ayant vécue un deuil douloureux, il y a des absences qui sont des présences criantes. A l’inverse, comme le savent parfois les enseignants, il y a des présences qui peuvent être des absences piquantes (certains cours notamment où l’auditoire est une « présence absente »). L’histoire est faite de ces pleins et de ces vides. Pourtant, on retient et on restitue le plus souvent les pleins.
Plus subtilement, l’histoire est faite d’événements et de non-événements. Au-delà de l’idée finalement très spatialisée d’absences et de présences, des choses se passent et d’autres ne se passent pas. Beaucoup de choses ont été dites ce jour-là, dans le bâtiment élégant du New York Athletic Club, en hauteur, au sud de central Park, loin d’un atelier bruyant. Beaucoup de choses ont été probablement tues, non-dites ou oubliées. Elles « comptent » toutes. Certaines idées ont peut-être été esquissées par certains, puis insuffisamment exprimées ou argumentées par d’autres.
Le premier a développé une posture de phénoménologie herméneutique. Intéressé par la question de l’interprétation des textes religieux, il a notamment proposé un renversement de l’expérience signifiante de lecture. Pour simplifier fortement, cela n’est pas un sujet qui lit. C’est la lecture qui produit un sujet complexe lisant. Cette expérience faite simultanément de continuités et de discontinuités, d’ « identité » et d’ « ipséité », s’appuie sur trois moments indissociables pour produire le sens (préfiguration configuration et refiguration). En lien avec mon sujet, Ricoeur nous invite à réexplorer les événements historiques, leurs inachevés, leurs oublis, leurs absences. Quels sont les inachevés, les oublis et les absences de cette rencontre du 11 novembre ? Une approche par l’auto-ethnographie (aujourd’hui impossible) ou la fiction permettrait sans doute d’explorer ces potentialités de l’événement dont parle Ricoeur. Le lecteur pourrait s’enrichir d’un passé réinventé, de nouvelles possibilités d’action, d’imaginaires nouveaux ou reconfigurés, d’axes de légitimité inédits.
Whitehead explore une piste plus métaphysique mais largement complémentaire de la précédente. Pour cet autre philosophe, tout ce qui arrive dans la vie est « propositionnel ». Tous les événements du monde ouvrent des possibles ; les événements futurs mais également les événements passés. Mais ce qui est vrai pour l’événement plein (une situation limite irréaliste) l’est aussi pour l’événement incomplet, celui toujours en devenir. Tout événement intègre sa part de non-événement. Une entrepreneure peut connaitre de nombreux échecs, des bifurcations, des refus, des attentes sans réponse. Tout cela participe de ce qu’elle « est » et peut faire au fur et à mesure du devenir de son projet entrepreneurial. Evénements et non-événements, inséparables ontologiquement, sont toujours propositionnels.
Les échecs du Taylorisme de 1911 à 1936, les impasses de son projet de science, les synergies avec le Fordisme, les rendez-vous réussis ou manqués avec l’Europe ou l’Asie, les bifurcations au fil de l’histoire de ce puissant réseau (que son « Bulletin » permet en partie de tracer), les présences mais également les présences de la figure influente d’Harlow Person, tous ces non-événements (et bien d’autres) ont une importance pour l’historien soucieux de l’événement.
Concluons en revenant sur le sol de Manhattan. Le 31 décembre 1940, à quelques centaines de mètres du New York Athletic Club, un poète, aviateur, inventeur, s’installe dans un appartement prêté par Elisabeth Reynal et Peggy Hitchcock . Exilé en pleine seconde guerre mondiale, Antoine de Saint-Exupéry va commencer à écrire un des livres les plus traduits et les plus lu du monde : Le Petit Prince. Dans ce livre il raconte notamment l’histoire d’un « business man ». Posé sur une petite planète, l’homme passe son temps à compter les étoiles. Pourquoi le fait-il ? Il ne le sait plus. Il devenu le geste comptable lui-même. Il est pris dans le calcul sans possibilité de se subjectiver autrement que ce que le calcul lui dicte.
Saint-Exupéry savait-il que la planète dont il rêvait était née à quelques centaines de mètres de son appartement ? L’histoire ne le dit pas. Mais dans ce silence, dans cette absence, j’ai toujours trouvé plus qu’une poésie. J’ai toujours entendu une réponse.
*Voir également le commentaire de Percy Brown en 1925 sur ce que montre son analyse des Bulletins de la Taylor Society: "The Taylor Society is interested in advancing sound thinking concerning the management problem throughout its entire range, in promoting understanding of established principles and discovery of new principles, and in assisting its membership to the command of an engineering technique of investigation and a flexible technique of management derived by that method of investigation. It welcomes to membership all who have become convinced that " the business men of tomorrow must have the engineer-mind.”
**Voir cet article pour aller plus loin sur la question philosophique soulevée par cet essai : de Vaujany, F.X. (2024). What's next? (Un)learning nothingness and non-events in management education, Management Learning, à paraître.