La Grande Dépression de 1929 a été un tournant majeur pour le capitalisme américain. Un doute, un poison, une gangrène, un désespoir. Pourtant, cette apocalypse a également été un moment profond de renouvellement, tant pour les politiques publiques économiques (avec le keynésianisme), les stratégies industrielles (pour l’obsolescence programmée) ou encore les modes de management (avec des modes d’administration largement reconfigurés à l’approche de la guerre). Mais dans la liste des reconfigurations, on oublie trop souvent le conseil en management*.
Petit retour en arrière. Si le conseil en management se développe à la fin du XIXe siècle, notamment avec le taylorisme et sa posture d’expertise, il prend véritablement son envol pendant les années de crise et surtout, les années de guerre. Encore très artisanal et de petites tailles jusqu’aux années 30 (mêmes les futures grandes marques du conseil en stratégie font alors quelques dizaines de salariés), le conseil s’éloigne du seul management au sens opérationnel (ingénierie et optimisation de flux de production) des années 40 aux années 60 pour devenir une véritable industrie et aborder la question du management administratif et de la « politique générale ».
Cette évolution est indissociable de la Grande Dépression et des politiques publiques à venir. Le Glass-Steagall Act de 1933 ne fait pas qu’installer une spécialisation au sein du secteur bancaire américain (entre banques de dépôts et banques d’investissement). Son volet sur les activités non bancaires des banques, prolongé par plusieurs autres mesures de la banque centrale américaine, interdit également la pratique du conseil aux institutions bancaires. Il s’agit d’éviter un autre risque de collusion. McKenna explique ainsi : « À partir de 1934, la réglementation fédérale a contraint les banques d’investissement et commerciales à engager des consultants externes pour rendre des avis sur l’organisation d’une société en faillite ou les perspectives d’une société publique nouvellement créée. Les banquiers commerciaux ont simultanément encouragé les dirigeants d’entreprise à embaucher des consultants en gestion, car les agents au sein des banques ne pouvaient plus coordonner les études organisationnelles internes de leurs clients. » Ces évolutions législatives ont été déterminantes dans l’émergence et la structuration du conseil en management.
Pour les cabinets spécialisés dans les techniques scientifiques de management, pour les acteurs de l’audit, mais également pour des entrepreneurs à la recherche de nouveaux marchés, cette évolution législative a été une incroyable opportunité. Le conseil en fusion-acquisition, la remise à plat de structures organisationnelles, la gestion du changement, la gouvernance, la logistique, la gestion des ressources humaines, les approvisionnements, constituent de nouveaux domaines d’expertises pour des consultants exposés à une concurrence encore faible. Si le marché du conseil commence ainsi à se développer sur la deuxième moitié des années 1930 (aux États-Unis), le nombre de consultants externes et internes ne connaît une véritable croissance qu’avec et après la guerre.
De façon générale, la Seconde Guerre mondiale et la mobilisation industrielle américaine de 1938 à 1945 ont été un catalyseur exceptionnel pour les acteurs du conseil en management. La grande dépression a fait les voiles puis la guerre a fait le vent d’un marché tout à fait unique. Comme le précise à nouveau McKenna : « Depuis les années 1930, les consultants en gestion avaient déjà restructuré les organisations les plus grandes et les plus importantes au monde. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a embauché un grand nombre de consultants pour rationaliser la production civile, réorganiser l’armée et superviser l’expansion rapide de l’administration fédérale. » Avec la guerre, le conseil en management finit par se détacher définitivement du conseil sur les techniques tayloristes. Les industries automobiles, les entreprises ferroviaires, les transformateurs de matières premières, ont massivement recours à des prestations de conseil. L’administration fédérale elle-même se réorganise à l’aide de consultants.
L’immédiat après-guerre permet aux cabinets de conseil américains de se développer dans le monde entier, forts d’une expérience exceptionnelle, dynamisés par des pays entiers à reconstruire, placés au coeur d’un nouvel espace géopolitique dominé par les États-Unis, et promoteurs (avec les sociétés de marketing) d’un mode de vie plus que jamais séduisant (l’« American Way of Life »).
Les réseaux du taylorisme et du fordisme avaient été la première vague. Ils avaient déjà permis de diffuser un certain management très opérationnel (notamment dans le secteur automobile) sur le premier tiers du XXe siècle. Après la fin de la guerre, l’absence d’un équivalent du Glass-Steagall Act en Europe et en Asie est une véritable aubaine pour le conseil en management américain. Il n’y a pas d’institutionnalisation de cabinets de conseil en management dans la plupart des pays européens et asiatiques avant les années 1950 voire 1960 (« Parce que les autres pays n’avaient pas légiféré sur la séparation des banques commerciales et des banques d’investissement, l’institutionnalisation du conseil en gestion n’a pas encore eu lieu en dehors des États-Unis »). Ainsi, lorsque les consultants en management américains ont commencé à être présents en Europe au début des années 1960, ils vendent leur savoir-faire « américain » sans avoir à affronter une véritable concurrence. Les managers français sont alors particulièrement avides de ce que Jean-Jacques Servan-Schreiber avait appelé « le défi américain ».
La domination progressive des cabinets américains, indissociable de la crise des années 1930 puis de l’essor lié à la Seconde Guerre mondiale, est une évidence planétaire jusqu’à la crise pétrolière : « Dans les années 1970, McKinsey a décentralisé un quart des cent plus grandes entreprises de Grande-Bretagne. Qu’il s’agisse de réorganiser la Banque d’Angleterre, Royal Dutch Shell, le gouvernement de Tanzanie, ou encore la Banque mondiale, des consultants en gestion du cabinet américain sont disséminés partout dans le monde. Mais c’est la croissance institutionnelle et professionnelle des consultants au cours des années 1930 qui a été un précurseur nécessaire à la prédominance des consultants américains en management dans le monde et, à travers eux, à l’ascendant des modèles américains d’organisation des entreprises après la Seconde Guerre mondiale. » Ainsi, une hiérarchie de firmes de conseil en management se met en place dès les années 1950. Les leaders sont McKinsey & Company, Booz, Allen & Hamilton ou encore McCormick & Paget. En l’absence de concurrents sérieux, ils installent une domination anglo-saxonne sur le secteur dont il subsiste encore des traces dans le monde contemporain.
*Pour une mise en perspective et un propos plus détaillé, voir le chapitre VII d'Apocalypse managériale : promenade à Manhattan de 1941 à 1946 (Editions Les Belles Lettres).