C’est une tragédie évidente, criante, existentielle. Les limites planétaires sont touchées. La transition écologique est absolument nécessaire. Nos corps, la temporalité de nos vies, permettent de mesurer le drame en cours. Comme nombre de personnes (malheureusement pas toutes), je suis profondément convaincu de ce temps géologique accéléré et désormais superposé avec ce que des consciences humaines peuvent diagnostiquer.
Pour beaucoup, la décroissance est alors incontournable. Dans un monde de ressources finies, il faut dompter ou éradiquer les processus capitalistiques. « Décroissance » et « post-croissance » riment alors avec des volontés de dépasser le capitalisme.
Si je partage bien sûr le constat de la décroissance (elle s’impose d’elle-même dans les rythmes naturels et ce quelles que soient les obstinations humaines), j’aimerais nuancer certains débats actuels en suggérant une voie d’exploration très phénoménologique, vraisemblablement complémentaire ou préparatoire à beaucoup d’autres sur la sortie de crise : le para-capitalisme.
Le préfixe « para » vient du grec ancien ancien παρά, « pará », à côté de, entrant dans la composition de nombreux mots avec le sens de « à côté de », « en marge de », de « complètement », ou de « presque ». Désigner un para-capitalisme revient pour moi à affirmer l’espace possible tout à côté de, sans être dedans. Il revient à insister sur la possibilité de maintenir et secondariser, de minoriser ce capitalisme sans le faire disparaître.
Prenons la plus phénoménologique de toutes les expériences humaines : les acouphènes. De nombreuses thérapies, plus ou moins efficaces existent pour les « soigner ». D’autres approches ancrées dans des protocoles de thérapies comportementales amènent « à faire avec » et à secondariser le bruit de fond véritablement transformé ou retransformé en bruit de fond ; A ne pas s’accrocher, à ne plus le combattre, à ne pas s’enfermer avec lui, mais à laisser aller puis à découvrir chemin faisant un passé où l’on a effectivement fait avec. Au fil de cette « habituation », on « laisse aller » davantage que l’on « renonce » à quelque chose (en particulier la possibilité – illusoire – d’un silence éternel). On cherche le calme plutôt que l’absence de bruit.
Je suis frappé aujourd’hui par la plupart des discours politiques ou stratégiques sur les implications de la crise climatique. Beaucoup s’inscrivent sur le registre du renoncement, du grand sacrifice. Une génération plus âgée fait comprendre à une génération plus jeune qu’elle n’aura pas la même vie. Elle leur fait passer l’addition. Pour beaucoup, ce sacrifice tourné vers ces autres très virtuels du futur ou (pour les plus réalistes) ces décennies de vie personnelle à venir tellement lointaines qu’elles en deviennent abstraites, ne justifient pas un grand saut. « Pourquoi moi ? J’ai envie de vivre, de profiter, de jouir de l’instant ». La quête, souvent inatteignable et toujours fragile du bonheur, devient finalement un poison.
Il y a pourtant un autre chemin. faut réapprendre à positiver le calme, l’abandon, l’immobilité (qui ne sont pas l’opposé du mouvement). Il faut redonner une place à la rêverie, à la flânerie, à la dérive, à la rencontre, aux grands moments de plaisirs artistiques et intellectuels, à l’amour, à l'amitié, à ces humeurs positives dont l’objet est très rarement un produit, un service, un acte d’achat*. Comme le disait Marie-Anne Dujarier dans une conférence récente à Paris Dauphine, lorsque l’on essaie de se remémorer des expériences de bonheur passés, ce ne sont jamais de grands instants consuméristes qui refont surface. Ce sont plutôt des choses simples et intenses dans lesquelles nous nous sommes abandonnés. Un amour éphémère de jeunesse. La voix de papa et maman échangeant à l’avant de la voiture, alors que nous somnolions sur la banquette arrière lors d’un long trajet nocturne sur la route des vacances. La saveur d’un plat simple de lasagnes longuement préparés par une grand-mère aimante. Un long fou rire avec des amis pendant un trajet de métro répété mille fois.
Il est bien sûr nécessaire de prendre des mesures d’urgence, d’éliminer ces nombreuses toxicités qui ne sont pas indispensables pour la planète (que de plastique encore omniprésent dans nos villes !). Mais je ne crois pas à une forme d’alternative radicale, à un grand soir lié à une cause planétaire. Je pense en revanche que chacun et chacune d’entre nous, individuellement et collectivement, pouvons changer notre relation au capitalisme. Nous pouvons le secondariser, le laisser aller. Au bout d’un moment, il se réorganisera, se diminuera, pourra quasiment s’effacer. Mais il sera toujours plus facile d’abandonner que de détruire.
Le capitalisme est un phénomène complexe. Il n’est pas une entité stable. Il n’est pas non plus une entité changeante. Il est par bien des aspects le changement lui-même, pris dans une événementialité d’abord tout entière « moderne » avant de connaître différentes métamorphoses. En tant qu’arrière-plan possible, il peut avoir des vertus. Il induit des progrès potentiels, des dépassements, des euphories, des libertés. Il peut-être une des dimensions de l’échange ; un échange avant et au-delà de la commodification pour la commodification. Il est cependant des plus toxique et plus que jamais toxique quand il est et reste premier.
*Voir notamment l'éthique du voyage exposée dans le chapitre XI d'Apocalypse managériale (Belles Lettres).