Dans un livre récent, j’ai défendu une thèse un peu provocante sur le devenir de nos économies. Avec et après les années de guerre, notre capitalisme est devenu de plus en plus apocalyptique.
Par "apocalyptique", je n’entends pas une fin du monde ou la contribution à une fin du monde. J’entends plutôt le sens étymologique du mot "apocalypse" : révélation, dévoilement d’un présent invisible ou d’un futur imminent. A partir des années 40 et 50, le management américain devient plus que jamais apocalyptique. Fort de techniques et d’une philosophie représentationniste, il dévoile le caché du monde. Au moyen de techniques de management souvent quantitatives, à grand renfort de tableaux de bord, de statistiques, de traitements massifs d’information, mais également à partir de diagrammes et de visualisation, il révèle les enjeux réels et fait cheminer la « décision » des acteurs managériaux et politiques vers des choix optimaux ou satisfaisants. Les consultants, les écoles de commerce, l’Etat, ont tous contribué à cette tendance rationnelle. Le PowerPoint est un geste apocalyptique dévoilant avec des formes, des ronds, des flèches, de "bullet points" enchaînés logiquement, le contexte et les enjeux d’une situation de gestion.
La seconde guerre mondiale puis la guerre froide ont constitué des accélérateurs à cette propension « moderne » déjà latente sur les décennies précédentes. La nécessité de coordonner, planifier, programmer, ordonner, rationnaliser à une échelle d’information et sur des cascades d’objectifs et de sous-objectifs inédits, a nécessité de penser et techniciser de plus en plus un contrôle mobile, distant et traçable. Il a été nécessaire d’aller vers des logiques de « réseaux », d’ « infrastructures » et plus récemment, de « plateformes ». Sur ce temps long, nos sociétés se sont défixées. La firme elle-même est devenue un acteur-réseau, poreux, mobile voire liquide. Les Etats ont été dépassé par des acteurs non-gouvernementaux beaucoup plus mobiles et déterritorialisés.
Le capitalisme a intégré de plus en plus les gestes apocalyptiques dans la logique même de sa création de valeur. Le marketing et l’innovation ont contribué à une apocalypse du lendemain imminent. Dévoiler et révéler a été de plus en plus appliqué aux nouveautés et aux nouveaux mondes. De petits prophètes entrepreneuriaux ont commencé à proposer de façon récurrente des nouveautés dès les années 20. De plus grands prophètes ont initiés des mondes nouveaux et des promesses récurrentes de révolutions. Pour les plus "succesful", les prophéties ont pu être auto-réalisatrices. Les marchés, des infrastructures invisibles, des croyances, des assemblages massifs de moyens, ont permis une grande bascule. Steve Jobs, Mark Zuckerberg ou encore Jeff Bezos sont sans doute de ces "grands prophètes". D’autres, comme Adam Neumann avec WeWork, ont été plus malheureux.
Parallèlement, les algorithmes, outils d’IA et acteurs divers de notre capitalisme ont systématisé les processus d’innovation et de marketing. Depuis les années 20, avec une accélération dans les années post-guerre, nous sommes pris dans des Milles et Une Nuits cultivant toujours davantage l’impatience et la fluidité. L’interruption, l’attente, le non-événement, sont un négatif au cœur même de la création de valeur. L’attente en particulier est transformée en un moment commodifiables, un état insupportable.
Plus récemment encore, avec les années 90, nous avons vraisemblablement basculé dans le monde des auto-prophéties et des auto-apocalypses. Avec nos smartphones, nos tablettes, nos écrans, nous enchaînons les posts, les images, les vidéos. Le geste apocalyptique ne vient plus du dehors, par la main du manager. Nos doigts glissant sur l’écran dévoilent et révèlent un monde au plus près de nos désirs. Chacun est au centre d’une représentation universelle et de son monde, dans un cadre plus individualisé que jamais. A chacun son apocalypse…