Nos sociétés, nos vies, nos expériences sont toutes entières « données ». Chacun de nos mouvements, le moindre de nos pas, tous nos achats, l’essentiel de nos déambulations sur la surface de nos écrans, la totalité de nos consultations de santé, nos écrits, notre omniprésence sur les réseaux sociaux, nos prompts sur des outils d’IA, tous contribuent à produire en masse des données exploitées par d’autres.
Et si chacun peut théoriquement accéder « ses » données, si beaucoup peuvent s’immerger dans un ensemble de données, seules les plateformes collectent, visibilisent et actionnent le grand tout. Elles ont le privilège de l’échelle suprême. Google, Meta, Amazon, Microsoft et Apple ont la possibilité de faire tourner leurs processus d’apprentissage, leur « deep learning », sur des jeux de données gigantesques permettant de constituer et de couvrir tout le réel digitalisé de nos vies. Sur ce chemin, le management comme le capitalisme gagne à tous les coups un jeu dont ils dictent les règles.
L’histoire est ancienne. Bien représenter une situation, correctement poser les données d’un problème, constitue un réflexe développé dès notre enfance. Je me souviens de cette institutrice me répétant qu’un « problème bien posé est à moitié résolu ». Le réel est là, posé ou posable sur une feuille de papier ou à la surface d’un écran. Fait de données d’abord éparses, il peut être ordonné davantage. On peut s’approcher toujours plus de la vraie situation, du vrai problème, des vrais enjeux. Le monde et ses solutions seraient passivement en attente de nos représentations.
Cette philosophie pratique est ancienne. Elle est indissociable de ce que beaucoup ont appelé le « représentationalisme ». Le monde de données façonné des années 30 à la guerre froide donne une matière à la représentation. Le réel peut se fixer. Son passé immédiat, son passé le plus proche de son présent insaisissable comme le plus éloigné de son origine oubliée, peuvent se modéliser, se mémoriser, se prêter à toutes les mises en relation et les extrapolations. In fine, le futur devient un long prolongement du passé. Les données figent des lignes à prolonger ou à couper. L’expérience du temps n’est en rien créative.
La datafication est devenue aujourd’hui tellement naturelle, proche des doigts, des yeux, de nos mouvements, que l’on ne peut plus la contester. Elle est un fantôme toujours matériellement ailleurs. Dans les nuages, dans des serveurs, dans des fermes de données, dans des sous-sols, porté par les airs ou des câbles enterrés, miniaturisés dans des circuits toujours plus petits, elle ne se visibilise que dans des objets miniaturisés incarnant seulement le geste lui-même. Le management a gagné un grand pari : celui d’invisibiliser son travail le plus essentiel. La création ou la captation de valeur sont toujours ailleurs.
Aujourd’hui, l’IA générative pousse encore plus loin un vieux rêve. Au fil des prompts, on peut s’approcher de la réponse recherchée. En reformulant, en secouant le code, on peut produire des textes, des images, des vidéos, au plus proche de la réalité d’un désir. Le processus s’auto-réalise, s’auto-référentialise pour intégrer un moi le plus réaliste possible. Mais un moi subtilement décidé par d’autres. Un moi impatient, intolérant à l’attente, au vide, à la flânerie et à la rêverie authentique. Le désir lui-même se réalise.
Comment explorer des alternatives ? Sans doute en passant de la « représentation » à la « médiation », de la recherche de correspondances à une co-problématisation, du passé des données au futur de l’expérimentation tâtonnante. Dans cette direction, le pragmatisme de Dewey ou la phénoménologie de Merleau-Ponty peuvent être précieuses.
Il y a quelques jours, j’observais un étudiant demander à ChatGPT comment sauver la planète. Une prompt-boutade sans doute. L’outil a immédiatement proposé des réponses structurées et intelligentes. L’utilisateur s’est mis en correspondance avec le prompt. Mais cette intelligence là est à des années lumières du souffle collectif, de la co-problématisation, de l’ouverture, de la démocratie, de la fluidité nécessaire à la grande enquête dont notre planète a cruellement besoin. La datafication comme l’IA générative ne sont bien sûr pas à exclure. Mais elles doivent être des entités parmi d’autres de la grande coopération à l’œuvre dans l’enquête.
Plus que jamais, à nous d’échapper à la nouvelle immédiateté du monde, celles des données. A nous de renouer avec l’expérience, l’aventureux, le vivant autour des écrans.