Du 25 au 30 janvier 1912, le management connait un moment de débat et de visibilité inégalé aux Etats-Unis. Le grand Frederick Winslow Taylor, la figure fondatrice du management scientifique, est convoqué devant le Congrès américain. Le « special committee of the house of representatives » va l’auditionner sur six journées particulièrement intenses.
Des archives documentent les échanges, notamment une synthèse exceptionnelle reprise bien plus tard dans le numéro de juin-août 1926 du bulletin de la Taylor Society* (archive dont je recommande chaudement la lecture à toutes les personnes intéressées par la question de l’organisation du travail et du management).
La pression est alors très forte. Tout un système d’organisation, avec ses méthodes, ses techniques et sa philosophie, sont convoqués devant les représentants de la nation américaine. Des grèves, des souffrances, une perte de sens, des promesses non-tenues… la liste des doléances est longue. Les Etats-Unis doutent.
Taylor déploie une plaidoirie minutieuse. Refusant l’expression de « système Taylor », il s’engage dans la défense de ce qu’il préfère appeler le « management scientifique ». Il revient sur un argument connu (mais encore négligé). Ce management est (au sens américain) une « philosophie ». Si d’autres se sont intéressées au simple « partage du surplus » entre acteurs (ouvriers, managers et actionnaires), lui a pour ambition de « développer un surplus » maximal, un excédent de valeur d’une telle ampleur et d’une telle durabilité que la question du partage deviendrait secondaire (p 104). Surtout, il insiste sur l’importance d’une « révolution dans les mentalités ». Le management scientifique n’est pas principalement un ensemble de techniques d’optimisation, des méthodes assurant l’efficience, le suivi des gestes ou la division du travail entre experts et exécutants. Il est avant tout un espace de fraternité entre tous, une solidarité. Selon lui, il n’y a pas de management scientifique sans « gentillesse » (p 115). Et ainsi « The new way is to touch and help your men as would a brother; to try to teach him the best way and show him the easiest way to do his work». Pour Taylor, il y a toute une « atmosphère » en amont du management scientifique comme technique. Il l’illustre notamment par l’organisation des équipes de Baseball et le partage confiant entre les sélectionneurs, entraîneurs et joueurs.
Mais pourquoi ne pas penser de façon totalement horizontale cette communauté de frères et de sœurs ? Taylor répond clairement à cette question. Sa réponse me rappelle les idées présentes chez Sieyès ou d’Argenson. Tout simplement, l’ouvrier n’a pas le temps de penser (p 128). Il n’a pas ce luxe. Pas encore. Sa tâche, sa vie, le moment l’aspirent. Mais à terme, les grains de productivité pourront peut-être l’émanciper et lui donner notamment le temps de la lecture et de la réflexion sur ses activités. Ils lui permettront également de développer une confiance (chacun n’a plus rien à perdre), cette ouverture si manquante dans l’organisation traditionnelle du travail où l’on garde tout pour soi car l’on n’a rien à gagner à partager et à s’investir dans son travail. Le management scientifique est une promesse politique majeure, un engagement augurant d’une certaine façon une société de loisirs éducatifs.
Finalement, la créature managériale de Taylor ne lui a pas échappé. Elle n’est pas devenue hors de contrôle. Cela n’est pas le message de la figure fondatrice du management scientifique lors de son audition. Elle est plutôt devenue le contrôle lui-même. A l’aube de la première guerre mondiale, dont les besoins productivistes vont redonner un vent de légitimité provisoire au management scientifique, Taylor ne se présente pas en repenti. Plus que jamais, il est un prophète. Il révèle une philosophie américaine sous-jacente. Il sera d’ailleurs élu à l’American Philosphical Association l’année même de son audition.
A ses détracteurs du moment, à tous ceux l’accusant au mieux d’être victime d’un syndrome de Frankenstein, il donne une réponse imparable. Selon lui, le management scientifique « ceases to be scientific management the moment it is used for bad » (p 162). Circulez, rien à voir, les dérapages sont le problème d’un autre. Taylor ne lâche rien, même lors d’une session tardive à plus de 20h, le 30 janvier.
Le Frankenstein de Taylor reste un ensemble d’indicateurs, de gestes, de regards multiples libérés de la contrainte du travail, de chronomètres, de caméras… Et pour Taylor, sa créature œuvre au bénéfice de tous dans la mesure où la fraternité garantit en amont son juste fonctionnement. Mais d’où vient cette fraternité, cette gentillesse, cette coopération, cette solidarité si chers à ses yeux ? Validée par le système lui-même (quelle circularité !), elle est simplement en attente d’être révélée. Taylor a foi dans une nature humaine (américaine ?). Et comment tiennent les multiples ilots optimisés de son atelier (critique importante de Fayol à Taylor) ? Dans le partage d’une même aspiration scientifique. Cette rationalité commune des experts ou des ouvriers pouvant la cultiver sur un temps long garantit une forme de coordination par le processus de calcul lui-même.
Les dérives constatées par Taylor lui-même (débouchant sur des grèves) ne sont dés lors que des dévoiements et non des effets secondaires ou des excès du management scientifique.
La même prémisse de philosophie politique se trouve chez les disciplines ou les penseurs confluents de Taylor. Emerson Harrington insiste sur l’« harmonie » nécessaire dans le travail. Il défend avant la technique une vision « organique » de l’entreprise. Franck Gilbreth pousse sa « new machine », une approche avant tout politique du management scientifique. Il va jusqu’à proposer une forme de managérialisation des politiques publiques américaines. Charles Bedaux, au-delà des unités Bedaux ou du système B, insiste sur l’ « équivalentitsme », une forme de socialisme nécessaire pour un travail pacifié. De façon parfois implicite, on peut également trouver les mêmes arguments politiques et systémiques (à des degrés divers) chez Morris Cooke, Carl Barth, Sanford Thompson ou Henry Laurence, disciples stricts de Taylor.
Mais inexorablement, le management scientifique a d’abord et avant tout été technique. Il l’est encore aujourd’hui. Le temps gagné par les ouvriers n’a pas débouché sur un loisir éducatif, mais un espace comblé par la société de consommation et des loisirs culturels divertissants. Si la guerre et la mobilisation industrielle ont parfois induit des fraternités extrêmes, elles l’ont fait de la plus absurde des façons. Et sans jamais installer une société fraternelle durable. Pétris de contradiction, le culte de l’expertise managériale reste toujours vivace. Précisément parce que la promesse de Taylor n’a jamais été un passé, mais plutôt la promesse d’un futur.
* Précédé par un article introductif très intéressant d'Harlow Person, alors secrétaire de la Taylor Society et futur "parrain" de l'Academy of Management (AoM).