De retour de l’exposition l’ « Âge atomique » organisée par le Musée d’Art Contemporain de Paris du 11 octobre 2024 au 09 février 2025. Un événement plutôt réussi sur notre entrée dans le monde nucléaire, avec un parti-pris intéressant. Au-delà de la rupture à la fois technologique, scientifique, existentielle, politique et géopolitique bien retracée par les différentes salles, les œuvres de Duchamp à Kandinsky ou encore Pollock nous suggèrent un renversement de l’art dans son processus même. Après Hiroshima et Nagaski, le visible doit être montré, senti, inspiré. Les radiations, les nouvelles approches de la matière, l’univers, les fondements de la vie, notre relation à la planète, sont reconsidérés au fur et à mesure de la révolution conceptuelle induite par l’arme atomique et l’ère nucléaire.
Si auparavant, la fin et les fins du monde étaient dans les mains des dieux, elles passent brutalement dans celles des Hommes. Demain, tout peut se terminer après la simple pression d’un bouton. Ici et partout. Philosophiquement, la rupture est radicale. Comme l’ont montré Anders ou Bauman, la morale et la technologie se dissocient de plus en plus. Au-delà d’une organisation co-présente diluant l’horreur, on désormais peut frapper de loin dans l’espace et dans le temps. L’ennemi devient une abstraction lointaine plus que jamais « représentée » et déshumanisée. Comme le dit très bien Sartres, cette fin totale du monde, cette possibilité omniprésente, nous incite plus que jamais à être des créateurs : « Nous voilà ramenés à l’An Mil, chaque matin nous serons à la veille de l’annonce de la fin des temps. ». Il faut dépasser une angoisse très profonde par une révélation permanente.
En parallèle à cette évolution, j’ai déjà eu l’occasion de montrer les confluences étonnantes entre la genèse d'une apocalypse récurrente et l’histoire américaine du management et son capitalisme. Sur un temps long, l’organisation de nos économies s’est emplacée, territorialisée. Nous avons quitté le temps du Moyen Age, son travail saisonnier, distribué, de communautés, pour celui de l’entreprise industrielle avec ses outils lourds et ses contractualisations.
L’économie devient un quelque part incarné par des entités, des "personnes morales". Il y a pour un temps un dedans et un dehors, des ressources et des contraintes, des opportunités et des menaces. Tout devient alors l’objet d’un processus rationnel et représentationnel. L’entreprise se constitue comme un système de contraintes délimitables et optimisables. Et plus elle fixe les paramètres dans son espace (les machines, les ateliers, les ouvriers, les gestes optimaux, les approvisionnements…), plus le management peut dévoiler, révéler la vérité de son optimum. De fait, le manager n’est plus le contremaitre, être souvent détesté mais encore proche des corps ouvriers. Le management s’incarne de plus en plus dans des représentations, des chiffres, des tableaux de bords, des standards, des processus isomorphiques à la chaine de montage, aux départements, aux fonctions, aux filiales, aux projets. La main du manager comme celle du politique deviennent toutes deux apocalyptiques au sens étymologique (apocalypsis). Elles portent la fin et les fins du monde. Elles dévoilent et révèlent de façon continue des mondes nouveaux.
Après la seconde guerre mondiale et son immense traumatisme, avec la guerre froide et sa menace radicale d’un point final pour tous, le capitalisme devient la promesse d’une légèreté. En enchaînant les mondes nouveaux, les petits et les grands prophètes-entrepreneurs voilent autant qu’ils dévoilent. De son côté, le manager systématise et processualise l’innovation et l’entrepreneuriat, maîtrisant les explosions en chaîne de nouveaux mondes. Tout est sous contrôle, bien en main (en n‘oubliant pas la racine manus du mot management). Mais comme pour la bombe atomique, son mécanisme, la diffusion de l’arme dans le monde ou encore ses règles d’utilisation, rien n’est en fait sous contrôle et tout s'emballe. En arrière-plan, notre planète est plus que jamais consommée et abrasée.
Sur un temps finalement court, l’arme nucléaire comme la main managériale ont in fine contribué à ce phénomène discuté de l’anthropocène. La nature n’est pas ou plus en dehors de l’humain (l’a-t-elle d’ailleurs jamais été ?). Elle est désormais dans le sillon d’activités techniques « humaines », elles même incontrôlables.
En se digitalisant dès les années 40, en entrant dans une logique également plus financière, le management a largement accompagné ces mouvements. Les narrations comme les spéculations au cœur de notre capitalisme alimentent un mouvement interminable type Mille et Une Nuits. Une Shéhérazade inauthentique. Un mouvement suggérant des nouvelles fins au monde et alimentant toujours plus une fin du monde.