La question est récurrente et aussi vieille que l’interrogation démocratique ou plus largement, les débats politiques. Comment la polis doit-elle s’incarner ? Au fil des changements d’échelle, faut-il déléguer des autorités, et de quelle façon ? Comment mandater une autorité ? Comment continuer à exprimer une volonté directe du corps social ? Faut-il le faire ? Qui (et quoi) intégrer dans ce corps social ? Avec la période moderne, l’ « entreprise » n’a fait que retraduire et étendre ces questionnements en situant leurs conséquences dans un régime de vérité des plus concrets, bien au-delà du seul « juste », de l’ « équitable » ou du « sage ».
Plus simplement, la question du chef (figure de l’autorité) cristallise à elle seule ces questions plus récemment sociologisées (notamment avec Max Weber). Mais peut-on se passer d’un chef ? Est-il possible de concevoir un collectif agissant, une communauté, une entreprise, une coopérative, un hackerspace, une ZAD, sans « chef(s) » ?
Revenons d’abord à l’étymologie du terme. Formé à partir du latin classique caput, « tête » (9ème siècle), l’expression désigne également le « bout supérieur de quelque chose », via le latin tardif capum, nommant l’« extrémité » et « ce qui est important ».
Les chefs seraient ainsi la partie haute de l’activité collective, celle et ceux ayant une vision de l’ensemble car situés aux extrémités spatiales (vue de tout ce qui dedans et dehors) et temporelles (vue des débuts et des fins de « leur » maille d’activité collective). Etymologiquement, le mot n’a ainsi pas de connotation strictement hiérarchique ou immédiatement hiérarchique au sens d’un commandement ultime. Le chef est surtout celui ou celle qui, étant la tête (et les yeux), a la vision du tout. Le chef est censé savoir et prendre le temps de la réflexion. Et dans le monde kantien où le terme va s’imposer, si le chef sait, il est également responsable. Si je quitte le monde du « management » (très présent dans mes articles précédents) pour passer à celui de l’organisation, il est intéressant d’aller en direction de pensées et de pratiques acratiques et anarchistes pour mieux appréhender la posture et l’activité du chef.
La question de l’acratie (l’absence de pouvoir) est en effet centrale pour ma réflexion. L’acratie est indissociable de l’anarchie et de son ambition d’une démocratie directe (par l’assentiment continu du corps social et le rejet de mandataires) voire d’une post-démocratie (par son aspiration à une démarche dépassant radicalement le vote, même le plus direct, pour lui préférer le consensus).
De façon paradoxale, se passer de chef n’est pas la voie la plus démocratique. En effet, le chef est souvent désigné et consenti contractuellement, parfois, il est même élu. Il a un mandat et un espace dans lequel exercer ses fonctions. Le développement de la démocratie est sans doute concomitant à l’idée même de chef. Dans un monde où l’autorité est indissociable de la naissance et du nom, pas vraiment besoin de fonctionnaliser le chef. Le chef a d’abord été personnifié avant d’être légalisé plus tardivement par un système de règles (de concours, de désignation, d’élection du chef).
Mais dans cette direction, un problème majeur se pose. Un problème sans doute accentué par notre monde numérique : celui des responsabilités. S’il y a une chose qui ne peut pas devenir un commun, qui doit toujours pouvoir se prendre et s’individuer, c’est bien la responsabilité. Dans le même temps, l’acratie montre une voie plus positive et rarement explorée dans la plupart des organisations : l’ouverture temporelle. J’aimerais illustrer ces deux possibilités positives et négatives (irresponsabilité et ouverture temporelle) par trois exemples centrés sur des expérimentations acratiques (en particulier anarchistes) : la révolte zapatiste et le mouvement néo-zapatiste initié en 1994 au Mexique, le mouvement hacker débuté à la fin des années 80 en Allemagne puis le mouvement des gilets jaunes en France. Tous les trois ont un fondement acratique voire anarchiste revendiqués. Mon propos ne sera pas de juger sur le fond, mais de comprendre les possibilités et les impossibilités organisationnelles offertes par une dynamique radicalement acratique (plus extrême que nombre d’expérimentations menées par des entreprises).
Le mouvement néo-zapatiste est né au Mexique au milieu des années 90. L’armée zapatiste de libération nationales (EZLN) s’est alors constituée afin de défendre les droits des populations indigènes. Expérimentation sociale massive (il y a en a eu d’autres antérieures notamment en Espagne ou en Corée dans le passé ou plus récemment en France avec les ZAD), cette acratie mexicaine (renouant avec les pratiques et imaginaires zapatistes des années 10) a exploré de nombreuses formes d’auto-gestion et de dissolution de la figure (mandatée ou pas) du chef. Il s’agissait fortement (au début) de contre-pouvoir. Le savoir, les soins et bien d’autres « services » sont devenus gratuits dans un contexte de pauvreté et de tensions fortes sur les ressources. La logique de communs s’est généralisée. Le « chef », le « sous-commandant Marcos » portait un passe-montagne mythique. Il ne s’agissait pas seulement de garantir son anonymat lors des déplacements. Il s’agissait également d’un lissage, tous portant le même passe montagne… et pouvant donc être le chef. Organisationnellement, chacun pouvait passer et passait du rôle de soldat à celui de leader, de façon très fluide. Cette logique va bien au-delà des verticalités ou horizontalités habituelles des organisations. Enfin, la terminologie d’ « anarchiste » a souvent été refusée par le mouvement, rejetant les étiquettes et s’inscrivant profondément (initialement) dans une logique de non-violence, notamment lors de sa marche sur Mexico.
Mon deuxième exemple est celui des hackers. Il s’agit d’un mouvement que j’ai bien connu dans mes années d’expérimentations et de collaborations avec le collectif RGCS. Les hackers sont les acteurs d’un faire partagé. Indissociable de l’histoire allemande, ils ont notamment un lien fort avec l’ex Allemagne de l’Est et sa culture de la débrouille, de l’improvisation, du bricolage dans un contexte où beaucoup de pièces de remplacement viennent à manquer. Le premier hackerspace est le garage de nombreux Est-allemand. Progressivement, sur la fin de la guerre froide et dans les décennies suivant la chute du mur, le geste de la débrouille partagée est devenu mouvement. Un mouvement largement inspiré des idées, des textes et des imaginaires anarchistes. Le souci du commun, de la transgression régulée par la communauté, du faire, du hack, du DIY et du « repair » (amplifiés par la prise de conscience écologique des années 90 et 2000), ont contribué à en faire des modes d’organisation à part. Loin de la hiérarchie de nombreuses entreprises, souvent différents des coopératives, les hackerspaces ont contribué à une autre organologie. Et la relation avec la démocratie (souvent mal comprise), s’est souvent inscrite dans le registre d’une forme à dépasser.
J’ai une anecdote éclairante sur ce sujet. Il y a quelques années, je participais à une réunion de hackers en fin d’après-midi. Le sujet portait sur le réaménagement de la cuisine commune (un sujet organisationnel bien plus important qu’il n’y paraît). Trois heures et demie de discussion interminable entre une douzaine de membres ; Sur une nouvelle disposition de meubles et l’achat d’une table haute. Je bouillonne… pourquoi ne pas régler cela en dix minutes ? Les options étaient par ailleurs très limités (trois). Un vote à main levée ou un vote en ligne aurait été une solution bien plus simple. En partant, j’échange avec un membre et lui partage cette impression. Il m’explique que je n’ai rien compris à la vie du hackerspace dont ils sont « responsables ensemble ». Ce long chemin vers un consensus est au cœur de la fabrique de leur communauté. C’est avec cette écoute, cette transparence (tous les participants et leur visage devaient être visibles), dans une atmosphère de droit (et même d’incitation) à la parole, et surtout avec une ouverture temporelle radicale (pas de fin décrété) que l’acratique se forme, se maintient, se régule. Dans cette temporalité lente et incertaine. Bien sûr, le changement d’échelle n’est pas évident. Mais les communautés de hackers permettent de comprendre pourquoi elles ne sont pas le lieu de pirates solitaires. Au contraire, le hacker isolé est redouté et critiqué. La communauté doit pouvoir réguler chacun et chacune. Et la méta-communauté également, lors de hackathon, sur les plateformes open sources, lors d’échanges et de visites entre communautés, par des phénomènes communicationnels, dans une nécessaire ouverture vis-à-vis de l’extérieur. Sinon, la communauté court le risque de devenir une secte, un collectif enfermé autour d’idées simplistes et de gourous toxiques.
Mon troisième exemple est celui du mouvement des gilets jaunes en France en 2018 et 2019. La revendication anarchiste était ici plus rare. Mais le mouvement a été profondément acratique. Pas de leader. Pas de chefs. Celles et ceux se présentant comme telles étaient violemment attaqués et délégitimés. La masse elle-même, connectée et performée par les réseaux sociaux (certaines groupes Facebook incluaient plusieurs centaines de milliers de participants) se coordonnaient, définissaient massivement des agendas, partageaient des informations. Mais dans une lutte avec un pouvoir représentatif, il faut au bout d’un moment agréger des mots d’ordre, définir un agenda, construire un sens partagé. Sans la figure même éphémère ou réversible de leaders, le mouvement a échoué. Il n’a pas produit une posture, et son apolitisme (ou l’extraordinaire variété de ses postures politiques) n’a pas suppléé à ce manque organisationnel.
Dans mes trois exemples (surtout le troisième), la responsabilité et la « prise » de responsabilité sont des problèmes majeurs. La responsabilité n’est pas seulement une attribution. Elle doit se « prendre ». Et dans un processus organisationnel vivant, elle ne peut pas relever du commun, du composite massif. A part sur les sujets le plus cosmologiques (nous sommes tous et toutes responsable du changement climatique), il faut que certains, individuellement ou collectivement, puissent prendre et assumer des responsabilités. Sinon, les dérives les plus affreuses, les plus ignobles, sont possibles (surtout dans un monde où l'IA devient prépondérante). Et pas d’ouverture au monde, pas de liberté éthique sans une forme de responsabilité.
Au-delà de cette limite majeure, il y a beaucoup à comprendre en observant avec humilité et sans préjugé les mouvements acratiques. Une inspiration pour toute tentative d’élaboration d’un mode d’organisation alternatif. En particulier sur un point : l’ouverture temporelle. Le monde du management historique est celui de la borne, du projet, de la limite, du contrôle. Il est au plus loin de la déambulation, de la rêverie, de la dérive, de la flânerie, de l’aventure, de l’exploration patiente. Ces mouvements acratiques ont souvent eu ce point commun inspirant. Redonner du temps au temps, même (quel paradoxe) pour aborder les situations les plus dramatiques et les plus urgentes.
C’est heureux, nous allons à des réunions en ayant fixé la fin et les fins. Notre agenda va même nous avertir des changements de séquence. Et quel manager ne définirait pas bien à l’avance l’agenda précis des discussions, les prises de parole initiales ou le temps total de l’échange. Pourtant, il faut aussi parfois faire émerger des espaces de liberté. Des moments de surprise où tout peut se dire et s’inverser. De nouveaux carnavals organisationnels.
Pour la santé mentale de tous, pour de nouveaux modes d’action plus communs, pour une plus grande symbiose avec le monde. Mais la figure du chef, même provisoire, surtout réversible, restera sans doute nécessaire. Aussi longtemps que le chef sera celui ou celle qui « prend » ses responsabilités.