l y a quelques jours, j’ai été invité à intervenir auprès d’une entreprise intéressée par les sujets du management algorithmique. Il s’agissait d’échanger sur ce phénomène, de mieux l'appréhender afin de l'intégrer dans des scénarios et la stratégie du groupe.
Au fil des échanges, j’identifie un problème fréquent dans ce genre de débat : la tendance à essentialiser. Le management algorithmique est là, clairement définissable, stable, en attente d’être visibilisé dans un recoin du réel. Le premier réflexe n’est pas d’en comprendre la généalogie ou le mode d’existence. Je propose alors deux histoires apparemment distinctes, celle menant à la formation d'une "pratique", puis celle conduisant à un "système technique".
Commençons par la généalogie d’une "pratique". Sur un temps long, le management est né dans un grand mouvement de fixation du monde. Avec le développement des villes et des usines, l’activité productive se définit de plus ne plus comme un vaste espace avec un dedans et un dehors. Dans cet espace, des ouvriers de plus en plus nombreux viennent travailler. Exilés des campagnes (ce phénomène est indissociable de l’exode rural), ces individus peu qualifiés sont loin des communautés de métiers des « enclaves » du type corporations, ordres monastiques ou guildes du Moyen Age. Le « management », d’abord « scientifique », « taylorien » ou « fordien » assigne chacun à une place et fixe ensuite les gestes optimaux. Tout autour, des outils de plus en plus lourds, des murs, des stocks, rendent le travail toujours plus solide et emplacé. Dans ce cadre, avec des contraintes définies, ces ressources entre-prises peuvent s’optimiser. Tout peut se mettre en équation puisque les paramètres sont stables. Et le management contemporain de ce phénomène peut animer cette algorithmie mise à la chaîne dans des algorithmies encore plus large (aujourd’hui avec les plateformes).
Tout à côté, dans un autre monde enclavé, les « managers » n’ont pas à être des contre-maîtres, les agents d’un contrôle de proximité. Ils fondent un nouveau contrôle distant ; Du bureau d’étude à l’atelier, de la technostructure au marché. Tout devient l’élément d’un vaste calcul, de données permettant l’optimisation avec des techniques de management d'abord algorithmiques. Le phénomène managérial est historiquement algorithmique… où alors il n'est rien.
Et si le management algorithmique était un "système technique" ? Et si l'on partait d'une histoire des sciences ou des techniques ? Il serait un système bien atmosphérique. Comme le montraient finalement les cas évoqués avec cette entreprise, le management algorithmique intègre bien souvent de l’IA, du workflow, des outils de quantification de soi et bien d'autres choses. On s’éloigne en apparence de l’algorithmie.
D’après le Robert, l’algorithme est l’ « Ensemble des règles opératoires propres à un calcul ; suite de règles formelles. ». Le Larousse est à peine plus prolifique, puisqu'il le définit comme l' « Ensemble de règles opératoires dont l'application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations. ». Déjà plus technique, Wikipédia nous explique que l’« algorithme est une méthode générale pour résoudre un type de problèmes. Il est dit correct lorsque, pour chaque instance du problème, il se termine en produisant la bonne sortie, c'est-à-dire qu'il résout le problème posé. ».
D’al-Khwārizmī à de Villedieu, une autre généalogie se alors dessine. Celle d’un raisonnement décomposant pour ensuite relier et optimiser. Et sur un temps long, le passage d’un raisonnement à une technique de représentation puis de contrôle du monde.
Finalement, la généalogie de la pratique et celle du système technique montrent une même évolution : celle tendant vers une fixation et une assignation du monde dans un cadre à représenter pour mieux le contrôler. Sur ce chemin, le management algorithmique comme système technique reste cependant insaisissable comme un objet spécifique.
Mais de façon plus déterminante, que nous dit l’expérience vécue des salariés sur ce système ? « On ne sent plus de présence humaine ». L’outil automatise les interactions, dictent les comportements. Paradoxalement, on reproche au management algorithmique son absence de manager et de management. Comme expérience vécue, on lui reproche également de bien tracer, continuellement, obtrusivement, le travail des salariés. Le système est finalement une boite noire fabricant des données pour contrôler ou surveiller, et dont les spécificités techniques comptent peu. On le définit par défaut vis-à-vis du management.
Sur le chemin d’une généalogie des pratiques managériales, comme sur celui des systèmes techniques de l’entreprise, le management reste fondamentalement algorithmique et l’algorithmie reste fondamentalement managériale.