La question peut sembler des plus incongrues.
Comment se passer d’un cap, d’une direction ? Quel chef d’entreprise digne de ce nom prétendrait gérer sans la moindre « stratégie » ? Quelle serait sa proposition de valeur ? Des salariés, des actionnaires, des banques, des partenaires publics, pourraient-ils faire confiance à une organisation dont l’intention serait un immense vide stratégique ? Et quelle rigueur mettrait une telle structure dans la mise en ordre de ses moyens, le développement de ses affaires, la réponse à ses marchés, le grand ordonnancement de son modèle économique ?
La messe semble dite.
Pourtant, changeons un peu de perspective.
Observons cet étudiant en management en train de traiter un cas de stratégie. Prendre une posture stratégique, c’est souvent surplomber. Cet apprenti-stratège joue avec les données de son cas, cherche la voie stratégique. Aborder un cas de stratégie, c’est avoir un sentiment de toute puissance. Tout le processus stratégique se fait synthèse, analyse, proposition et construction de sens égocentrée. Plus que tout exercice managérial, apprendre la stratégie c’est devenir un sujet. Celui qui pourrait décider. Bien sûr, le cas peut se vouloir heuristique. Il peut même devenir « jeu », « mise en situation », « simulation ». Mais à la fin, chacun, chacune est placé au seuil des grandes décisions. A 22 ans, chacun peut être un stratège ou avoir le sentiment de l’être. Même s’il est bien envisagé comme ouvert et émergent, le processus stratégique reste l’étonnant moment d’une toute puissance. Et des années plus tard, cet étudiant pourra peut-être devenir consultant et trouver un client heureux de cultiver dans sa relation avec le cabinet le même sentiment de puissance. Ce client sera même prêt à payer pour cela…
Changeons encore de perspective.
Observons cette direction de la stratégie, ce comité exécutif ou ces cadres dirigeants. Portés par les statistiques, les rapports, les tableaux-bords, les visuels, une IA décisionnelle, convaincus de tout contrebalancer ou percer par l’intuition, ils façonneront un monde à disposition. Analyse, projection, imagination, leur exercice stratégique est souvent « dispositionnel ». Comment composer avec les contraintes et les opportunités ? Comment façonner la proposition de valeur et la marge ? Selon quel canevas ? Même sous couvert d’intuition, d’expérience, de vécu, la composition stratégique tout entière reste calcul. L’autre est calculé ; Le client, la matière première, le terrain, la technique, les concurrents, l’environnement écologique. On sent en permanence cet autre dont il faut se différencier tout en jouant avec les normes du terrain de jeu. Et même lorsque l’on coopère, lorsque l’on entre en co-opétition, c’est pour gagner à la fin quelque chose sur ceux en dehors du cercle coopératif. Le point d’intégration de l’entreprise, sa systémie, est impulsé par la tête et non par la dynamique même des relations.
Tous les grands drames de notre temps sont sur ce chemin.
La crise climatique et les limites planétaires pour commencer. Dans un monde stratégisé, la planète est ressource, élément d’un calcul. Elle n’est plus un vivant dont l’entreprise fait partie, mais un entrant dont on peut organiser et calculer la transformation. La chaîne de valeur remplace le devenir du vivant. L’anthropocène se fait strategocène.
Les crises géopolitiques sont un deuxième drame. Les guerres et les ruptures dans les grands processus globaux d’approvisionnement, sont aussi activés et emballées par les calculs croisés des uns et des autres. Il faut anticiper. Le monde se fait carte à géopolitiser. Au-delà des planisphères, le futur lui-même est un sol à calculer et à conquérir.
La crise du sens au travail est le troisième drame. Elle est également la fin et l’épuisement d’une forme d’investissement calculé. Celui consistant à s’abandonner à l’organisation, à devenir l’étape d’un processus, à incarner une fiche de poste ; Un travail nous intégrant dans un grand tout dont l’ensemble nous dépasse. Mais la foi dans son caractère forcément pensé en amont, calculé, projeté, a aujourd’hui disparu.
Enfin, le dernier drame est celui dont le calcul est l’essence profonde. La technique moderne nourrit une forme de techno-solutionnisme, en particulier avec l’IA. L’expérience tout entière devient l’aliment d’un apprentissage plus ou moins supervisé. Un calcul gigantesque apprend d’un monde lui-même de plus en plus calculé.
Alors faut-il en finir avec la stratégie ? Certainement pas. Le stratégique est aussi une part de l’énergie du monde. Le stratégique est une composante de l’aventureux et de la surprise dont le social comme l’économique se nourrissent. Quel que soit le sens donné à cette notion, il est indissociable de l’objet entreprise lui-même. Et bien sûr, dans un monde de plus en plus incertain et toujours compétitif*, il faudra toujours préparer et anticiper. Donc calculer, et entrer dans une forme d'exercice stratégique. Il est en revanche urgent d’envelopper et de dépasser une certaine approche du stratégique. L’entrepreneur comme le manager seront toujours soucieux de différences. Mais ils doivent aujourd’hui le faire davantage sur le registre du soin, de la démocratie stratégique, du commun d’humains et de non-humains à préserver.
Pour le plus grand bien de mon étudiant en management comme pour celui du consultant qu’il deviendra des années plus tard, il y a peut-être un autre Descartes à explorer. Non pas celui auto-institué par le doute l’amenant au « je pense donc je suis ». Mais celui dont le doute façonne une humilité permanente avec le monde. Celui dont le doute rend finalement indiscernable la frontière entre soi et le monde. Loin d’un apprenti stratège en quête de puissance.
Cette humilité pourra peut-être aller jusqu’à questionner le chemin stratégique lui-même. La stratégie n’est pas un espace à décider. Elle est un cheminement d’abord au-delà du doute. On agit simplement. Puis on trace des voies stratégiques en regardant les conséquences de sa propre action. On découvre sa voie stratégique après s’être déjà engagé. Peut-être faut-il alors paradoxalement renouer avec la relation joueuse de l’enfant vis-à-vis du monde. Peut-être faut-il réinvestir cette vie avant le monde étudiant. Dans cette humeur, avec cet affect, le stratégique n’est plus alors seulement un calcul. Il n’est plus un détachement du vivant. Il n’est plus un futur à devancer. Il au contraire le vivant dans toutes ses bifurcations, ses explorations, ses hésitations, ses doutes.
*Les crises en cours nous feront peut-être basculer un jour dans un monde radicalement coopératif (par absolue et immédiate nécessité), mais ce jour me semble malheureusement bien lointain.