Entre les phénomènes de « gestion », de « management » et d'« organisation », la polysémie est aujourd’hui totale. Et des intitulés de diplômes aux titres d’articles en passant par les noms de revues, tout contribue à un grand vertige.
Pourtant, les réponses historiques et philosophiques à la question du « quelles différences ?» existent bien. Malheureusement, elles sont peu intégrées par les enseignants-chercheurs eux-mêmes. J’aimerais revenir brièvement sur les apports et les clarifications des recherches passées avant de faire quelques propositions sémantiques potentiellement utiles aux chercheurs, aux praticiens, aux étudiants ainsi qu’aux acteurs des politiques publiques liées à ces trois phénomènes. Sur ce chemin, je serai très attentif à des enjeux d’étymologie, d’histoire étymologique et d’articulation avec des pratiques. Suivant l’invitation de Foucault, je ferai un lien important entre les mots et les choses.
La « gestion » est un phénomène très ancien. Indissociable du latin classique de « gestio » et de « gerere », la gestion remonte même à l’antiquité romaine. Comme l’ont montré des collègues de l’école des Mines de Paris, l’empereur Auguste a posé dans son testament politique les bases d’une doctrine de l’activité collective. Pour les Romains, l’activité gestionnaire devait être conduite en créant et en recréant en permanence les conditions de sa transparence devant la cité. De l’activité collective portée par l’empereur à celle des marchands, une même continuité d’exigences devait s’appliquer au service d’un commun politique. Dans le prolongement de cet héritage, étudier la « gestion » d’un Etat, d’une firme ou d’une administration suppose ainsi d’effacer les frontières habituelles entre l’organisationnel et le sociétal ou l’organisationnel et le politique. Les programmes de recherche pourront s’interroger sur l’essoufflement au Moyen Age de cette exigence dans le monde occidental. Dans une perspective historique, ils pourront repérer les hybridations, les points de rupture ou les articulations (avec le développement des espaces marchands notamment). Dans une logique critique, ils pourront aussi questionner l’impérialité ou la colonialité à l’œuvre avec le grand projet romain (sans oublier la critique de la critique). En lien avec les sciences politiques, la philosophie politique ou le droit, cette classe de phénomène et d’analyse pourra également amener à réfléchir aux modalités de la conversation dans la cité, aux continuités ou discontinuités avec l’espace démocratique, à la question des constitutions. Le problème de l’ « administration » du domaine ou de la cité pourra également être un objet précieux de réflexion, non sans lien avec le deuxième phénomène.
Le « management » est sans doute plus tardif que la gestion. Les débats sur son étymologie sont plus complexes et discutables que ceux traitant du phénomène gestionnaire. Les racines du « management » sont à la fois le « ménagement », le « ménage », le « ménagier » correspondant à la rationalisation d’une activité domestique, des femmes aux esclaves à la terre et aux animaux, tous chosifiés. Dans un monde soucieux d’autarcie, il faut ménager et ordonner la ressource, agencer au mieux le domaine, l’atelier ou le commerce. Dans ce sillon étymologique, le management s’adresse aussi à des acteurs privilégiés, dont les femmes elles-mêmes, actrices et objets du bon management. Un second sillon valorise davantage le contrôle, en lien avec le « manus » (main en latin) ou le « maneggiare » italien (conduire un cheval). Ce vocable et cet imaginaire mettent en lumière le contrôle, la surveillance, l’emplacement, le geste à privilégier. Management et manus conduisent tous les deux au monde du domaine ou de la firme, des espaces bien cloitrés, emplacés, où chacun a sa place. Dans ce monde, des techniques vont progressivement emplacer de façon optimale les êtres et les gestes. Un français dégradé devient au fil des 18ème et 19ème siècle un vocabulaire central du capitalisme anglo-saxon, en particulier américain. Le « management » se fait « scientifique ». Il quitte la sphère artisanale, locale, empirique, du "domaine" pour s’attacher durablement à la firme (elle-même espace de plus en plus distinct du privé). Ce phénomène managérial est indissociable de la révolution industrielle et des mutations de notre capitalisme. S’intéresser au phénomène managériale, s’est alors explorer le contrôle, la surveillance, les modes emplacés et apocalyptiques de création de valeur, mais également étudier les liens du management avec le capitalisme et son Evénement américain.
Enfin, l’ « organisation » est vraisemblablement un mouvement plus général et une mise en perspective pour les deux phénomènes précédents. Formée à partir du substantif latin « organum » et du terme grec « organon », l’organisation désigne (à partir du 12ème siècle) un instrument de musique ou la voix. Elle est l’organe d’un corps en train d’exprimer. De façon plus structurelle, elle désigne le processus disposant des choses de manière à rendre « apte à la vie ». L’organisation est un dispositif de transformation systématisé et pérennisé. Sur un temps long, notre planète tout entière s’est couverte de dispositifs organisationnels incarnés depuis le 19ème par des personnes morales (en particulier des entreprises) et des techniques combinant des êtres et des choses de façon indistinctes. Les phénomènes organisationnels sont nombreux : phénomènes gestionnaires, phénomènes managériaux, phénomènes administratifs, phénomènes bureaucratiques, phénomènes anarchiques, phénomènes digitaux, non sans liens les uns avec les autres.
In fine, quelles sciences pour tous ces phénomènes ? Il est tentant d’inviter tantôt à une « gestiologie », tantôt à une « managériologie », et le plus souvent, à une « organologie »* comme étant l’étude, la conception et l’expérimentation des formes et modalités de l’activité collective finalisée, marchande comme non-marchande. Surtout, il est plus que temps d’enfin qualifier ce domaine de réflexion, de conception et d’expérimentation au cœur de nos sociétés, pour le pire comme pour le meilleur. Sous peine de rester éternellement un de ses objets et de se priver d'alternatives réelles à l'heure où nous traversons précisément une crise majeure de nos modes d'activité collective.
*Sur ces termes, voir notamment les travaux de Marian Baginsky en 1927, Legrod (reprenant le précédent autour de la praxéologie) et Jean-Louis Le Moigne sur la "gestiologie" (mais en la liant peu à sa "romanité"), ou encore les travaux de Türk et al en 2002 sur l'"organologie" (dans le champ germanophone), Rodolphe Durand en 2013 (j'avais même le souvenir il y a une dizaine d'année d'une longue entrée wikipedia inspirée de cela et aujourd'hui retirée par les modérateurs), Cina et Paraponaris en 2022, ou Jean-Philippe Bouilloud et Gislain Deslandes en 2024. Bien sûr, difficile ce faire l'économie, en amont de ces explorations, d'une lecture des travaux du philosophie Bernard Stiegler (et peut-être également Georges Canguilhem). Rien de vraiment structuré sur la "managériologie' (même si de nombreux chercheurs y contribuent finalement). D'autres travaux anglophones, germanophones, italophone, francophones ou hispaniques (mis bout à bout il y a pas mal de choses) se sont intéressés à ces questions. Sans beaucoup d'échos malheureusement, et pas toujours avec la posture foucaldienne centrée sur des phénomènes et leur généalogie évoquée dans ce trop court essai.