4 décembre aura été une journée historique. Mon but avec cette courte réflexion n’est pas de juger du fond de cette motion de censure, de son bien-fondé. Il est plutôt de faire un pas de côté. J’aimerais ici m’interroger sur la « gouvernementabilité » de nos sociétés et de nos organisations. Sommes-nous de plus en plus dans des situations politiques où la gouvernementabilité des collectifs devient problématique voire impossible ?
Comment définir la « gouvernementabilité » d’un collectif ? Il est d’abord important de la distinguer de l’ « autorité » et de ses modes de légitimation.
N’en déplaise aux rageux, aux nostalgiques d’un passé de l’uniforme à l’école et du coup de règle sur les doigts, je ne crois pas que le problème central de nos sociétés réside principalement dans un manque d’ « autorité ». Max Weber avait en sont temps identifié trois processus de légitimation de l’autorité : la tradition, le charisme et le système rationnel légal. On se soumettrait à une forme d’autorité tantôt par habitude, tantôt par effet du charme et de l’aura d’un leader, ou encore en fonction de la puissance du rapport à une règle conçu rationnellement. Dans ce dernier cas, un individu tiendrait son autorité de l’adéquation de ses compétences avec des règles conçues rationnellement, par la conformité de son comportement et de ses instructions avec les règles, ou encore dans le cadre de justifications (en particulier quantifiées) montrant le caractère rationnel de ses décisions.
La crise traversée actuellement par de nombreuses sociétés (notamment européennes) n’est pas principalement liée à un affaiblissement des autorités individuelles. Et il serait illusoire de résumer à nouveau la sortie de crise à l’arrivée d’un Homme providentiel, de celui ou celle susceptible de « remettre de l’ordre ». Dans nos instances politiques comme dans nos organisations (notamment entreprises), le mal est sans doute plus profond. Il n’est pas dans le chemin retrouvé vers un « leadership » et des « autorités ».
Nous sommes entrés dans une période où la gouvernementabilité des collectifs, c’est-à-dire leur capacité à assembler et à assumer ensemble des moyens et des objectifs, est devenue problématique voire impossible. Les acteurs ne parviennent plus à donner un minimum de communalité à leur mode d’action. On n’a plus rien à faire ensemble. Dans le contexte d’instances politiques institutionnelles (notamment un parlement), cela pose un problème d’échelle. Il est envisageable de dissoudre une entreprise, de quitter une association, d’abandonner une coopérative. Mais peut-on faire de même avec une communauté nationale ? L’espace institutionnel total de nos activités collectives, celui articulant le droit final, les partages et les prélèvements économiques permettant le développement d’échanges d’un bord à l’autre de l’espace commun, les modalités monétaires collectivement reconnues pour l’échange, etc. tout cela suppose une nécessaire communalité. Un communalité permanente.
Ce processus est cependant en crise depuis déjà de nombreuses années, et je vois en particulier trois raisons à cela : l’intime hyper-communiqué, l’hyper-individualisation et l’incapacité au compromis. Tous contribuent à une forme d’ingouvernementabilité de nos sociétés comme de nos organisations (les deux étant en continuité totale l’une avec l’autre).
L’intime hypercommuniqué se retrouve notamment dans le propos du sociologue Zygmunt Baumann. Aujourd’hui, l’espace public est rempli de privé et même d’intimité. Je pense cependant qu’au-delà des citoyens décrits par Baumann, cette dérive concerne plus que jamais l’action et les débats politiques. La politique n’est plus seulement un spectacle. Le spectacle peut avoir un avant et un après. Il peut assumer sa part de rôles. Aujourd’hui, le politique assume surtout publiquement sa spontanéité, sa part d’affect, le temps réel et ordinaire de son action. Les réseaux sociaux ont eu un effet d’amplification radicale de ce phénomène. Tous bords confondus, j’étais frappé hier de voir des députés filmer ou photographier en temps réel l’assemblée et les parlementaires prenant la parole. J’étais sidéré de trouver des images de députés se photographiant les uns les autres, posant pour un selfie au fond calculé, mettant en scène leur participation. J’étais abasourdi par celles et ceux produisant même en direct des commentaires parlés pour leurs « followers ». Les échecs comme les victoires étaient ensuite discutés sur le mode de l’émotion et de l’affect.
Avec l’intime hyper-communiqué, la dignité déserte l’espace des débats. Il faut parler fort, mettre en scène son combat. L’Assemblée pensée pour être le cadre d’un logos, est submergée par les gestes, les visuels, les images adressées en permanence à d’autres. A l’Assemblée nationale, l’installation de caméras a bien sûr contribué à une première dérive dans ce sens. Bien avant elles, les grands orateurs, les tribuns, savaient interpeller et provoquer. Ils savaient également user de la posture et du geste. Mais avec ce monde connecté, le changement d’échelle a installé une métamorphose en nature. Le politique s’épuise et épuise son sens. A l’Assemblée nationale, à l’Elysée, dans nombre de conseils municipaux, dans des assemblées générales d’entreprise, dans les instances de nombreuses administrations, on ne parle plus que pour cet espace du dehors. Et le plus souvent, l’espace connecté du dehors parle dans le lieu de la démocratie. Sans le savoir, le citoyen remplace progressivement l’agora par la plateforme. Des lignes de codes invisibles remplacent alors les lignes des textes constituant. Des animations voire des manipulations lointaines remplacent la présidente de session.
Tout cela est renforcé par l’hyper-individualisation, également liée à la connectivité précédente, mais bien différente de celle-ci. Chacun pouvant être son propre porte-parole, chacun s’adressant potentiellement à un public total, tout le monde a le sentiment d’être le potentiel « élu », le futur prophète de la démocratie. On ne crée plus un courant au sein de son propre parti. On crée un nouveau parti susceptible d’accompagner bien sûr un projet plus personnel, toujours présenté comme un service pour l’intérêt supérieur. Tout devient détachable : les individus, les idées, les projets, les entités de portage déplacés vers de nouveaux ensembles. Les grands axes, les topologies habituelles de l’espace physique comme symbolique des débats, sont dépassés. L’espace démocratique tout entier hésite… De façon troublante, quelle que soit leurs orientations politiques, les députés comme les autres élus se sont tous (à leur dépend) néo-libéralisés et contribuent à un ordre liquide néo-libéral. Même s’ils parviennent parfois à solidifier leur propre entité de rattachement, ils liquéfient et liquident toujours davantage l’espace et les temporalités communes.
Bien sûr, la question du compromis est primordiale dans cette trajectoire d’ingouvernentabilité. Pris dans le calcul, emballés par des stratégies sans points de fixation, le dialogue, le consensus, le conflit productif deviennent une autre impossibilité. La pensée de Mary Parker Follett sur la conflictualité ou celle de John Dewey sur les communautés d’enquête mériteraient plus que jamais d’être pris en compte pour l’élaboration d’une nouvelle organologie politique. Aujourd’hui les différences s’expriment, mais elles ne donnent pas la vitalité habituelle aux espaces démocratiques. Les processus pouvant les rendre productives ne jouent plus. Parmi elles, la recherche du compromis animée par le sentiment d’espaces communs à préserver absolument (ou à transformer un minimum consensuellement ensemble) disparaît. Le débat se polarise de plus en plus en plus. La sagesse du milieu et la recherche des points d’équilibre sont abandonnées. On gagne ou on perd. Vae victis.
Alors, comment rendre nos collectifs sociétaux et organisationnelles plus gouvernables ? Comment ne pas poser la question en la réinscrivant uniquement dans un problème d’autorité, et donc encore et toujours sur le registre du contrôle. Je n’ai bien sûr par de réponse d’expert à donner. Pour le cas de notre système politique comme pour nos organisations notamment entreprises, j’ai cependant un espoir sincère dans l’ « intelligence organisée » de mon pays comme dans celle de ses espaces organisés. Il nous faut réouvrir l’enquête sur les problèmes politiques du temps, associer l’intelligence et l’expérience ordinaire de chacun à son niveau de problème. Il nous faut explorer les voies d’un respect mutuel. Peut-être faut-il redonner également une sérénité et une sacralité aux débats démocratiques ?
Je rêve parfois d’une assemblée au sein de laquelle on interdirait l’usage des portables lors des débats, sauf raison impérative. Je rêve d’une assemblée organisant de façon alternative des sessions où chacun n’est plus regroupée par blocs, mais aléatoirement. Où certains débats seraient à huit clos, avec les retranscriptions habituelles. Je rêve de commissions dont l’espace ne serait pas une nouvelle scène de théâtre dont les morceaux choisis finirait en reels et autres flux à scroller. Je rêve surtout d’un monde où chacun n’est pas dans la certitude d’avoir compris la voie du bien pour les autres et à partir de là, assène les idées plutôt que les expérimentations.