Dans un article étonnant, Aaron Duncan a décrit un mouvement profond de la société américaine vers une éthique par le jeu. Depuis le début des années 2000, le chiffre d’affaires annuel du jeu aux États-Unis a systématiquement dépassé celui cumulé annuellement par le cinéma, les croisières, les sports et les parcs à thème ! Les États-Unis sont plus que jamais une « société du jeu ». En s’intéressant au seul secteur du poker, Duncan montre par ailleurs l’émergence d’un nouvel éthos du travail. À l’entrepreneur wébérien dont le travail s’inscrivait dans un effort de transformation, une durée, une authenticité et des logiques de dons et de contre-dons, Duncan oppose un entrepreneur-joueur gérant les risques, rendant invisible la durée de ses activités de calcul, cultivant une esthétique de la facilité, et pratiquant sans complexe le « bluff » et les « feintes ». Il analyse en particulier le succès de Chris Moneymaker, un joueur de poker devenu mythique à la suite d’un tournoi professionnel remporté en 2003. Moneymaker incarne pour Duncan cette figure de l’entrepreneur-joueur.
Le chercheur américain la retrouve pleinement dans le film The Color of Money. Le joueur de poker Fast Eddie Felson (interprété par Paul Newmann) y explique avec fierté : « L’argent gagné par le jeu est deux fois plus doux que l’argent gagné par le travail » (« Money won is twice as good as money earned »). On peut s’interroger sur l’éthique mise en lumière par la thèse de Duncan. Celle-ci est américaine par sa libéralité : l’entrepreneur-joueur est maître de son destin. Libre, il devient ce qu’il doit être par son activité. Il gère les risques en faisant face au hasard, le plus juste et le plus égalitaire des processus. Personne ne contrôle l’événement heureux ou malheureux. En revanche, chacun peut se préparer à l’inattendu. Moneymaker est flegmatique. Il cache ses yeux derrière des lunettes glacées. Il gère la prise de risque de façon systématique et maîtrise très bien les techniques de bluff. Ses comportements lui permettent de gagner le respect, celui du public comme celui de ses adversaires.
De la même façon, on peut se demander si aujourd’hui les entrepreneurs ne sont pas surtout jugés sur l’esthétique de leur « business plan », de leur maîtrise du vocabulaire managérial et de leur savoir-être entrepreneurial. Pour les apporteurs de capitaux, il s’agit finalement de gérer les risques « représentés » par l’entrepreneur. Pour l’entrepreneur, tout l’enjeu est de montrer à quel point ces risques sont raisonnés et maîtrisés. Dans un monde entrepreneurial éternel recommencement, la durée du travail, l’effort apparent, la capacité à produire et à réinvestir sur un temps long, deviennent incongrus.
Si l’éthique du jeu s’ancre progressivement dans la matérialité d’infrastructures telles que l’Internet et ses protocoles, elle repose aussi de plus en plus sur les moyens financiers de quelques acteurs globaux. Aux uns le besoin de se projeter vers le futur d’un code enchanteur en cours d’exécution, aux autres la nécessité absolue de promettre des lendemains heureux. Les investissements d’aujourd’hui doivent déjà montrer les bénéfices de demain.
Loin de ces aspirations, on peut revenir sur la leçon de sagesse donnée par l’enfant dans son jeu (voir mon post sur la stratégie). Un jeu bien différent de celui dans lequel s’engage Money Maker. L’enfant joue pour apprendre et découvrir le monde. Il est en quête d’images-miroirs. Comme l’a remarqué le philosophe John Dewey, il n’y a rien de plus sérieux qu’un enfant en train de jouer. Son jeu est un travail sans horizon. Un travail sans contrat. Un travail dont l’imagination est la seule limite. Rien n’est assigné ou fixé dans le monde enfantin. L’enfant n’est jamais dans le pari. Il joue, tout simplement. Une expérience avec laquelle chacun d’entre nous devrait savoir renouer parfois. La sagesse n’est pas devant nous. Elle est peut-être dans cette humeur première aujourd’hui oubliée.