Franklin Delano Roosevelt a été le 32ème président des États-Unis, de 1933 à 1945. Pour moi, il a été sans conteste un des plus grands Hommes politiques américains.
Son histoire personnelle et publique est indissociable de mon propos sur le capitalisme américain et « son » management. Lors de ses trois mandats, Roosevelt a été au cœur d’un tournant dans les politiques américaines. Après le choc de 1929, il initie (à la suite de Hoover) de nouvelles politiques "keynésiennes". Entouré de nombreux conseillers sensibles aux arguments de John Maynard Keynes, il incarne la rupture par rapport à un certain laisser-faire. Il faut désormais réguler les économies et développer les acteurs et les techniques permettant de nouvelles régulations. Il faut concevoir le futur. Le management a pu trouver là une atmosphère favorable. La mise en place du Brownlow committee et le re-organization act de 1939 permettent en effet au président de développer la « classe managériale » à un stade ultime, en la plaçant au cœur du pouvoir exécutif.
Tout cela ne se fait pas sans une certaine résonance avec l’état physique du président lui-même. Roosevelt souffre d’un handicap profond, diagnostiqué d’abord comme une poliomyélite et plus récemment, ré-intrerprété comme le syndrome Guillain-Barré. Tout son corps le fait souffrir. Ses mouvements, ses jambes, lui échappent. On connait tous ces scènes de déplacements où le président reste assis sur le siège de sa voiture. On a également tous en tête ce moment émouvant du discours de déclaration de guerre après Pearl Harbor. Dans un ultime effort, le président se tient debout à la tribune du sénat pour haranguer les Américains.
Roosevelt a été un grand promoteur du management. Il ne pouvait qu’être à l’aise face à la posture managériale. Il était la tête et d’autres étaient les jambes. Une armée de managers, d’indicateurs, d’officines, constituent désormais l’information nécessaire à sa décision. Le président s’appareille d’un formidable outil décisionnel. Comme tout « handicapé » (que je n’aime pas ce mot) le sait, un corps très limité implique de se projeter, d’anticiper, d’habiter parfois un espace trop grand dans lequel il faut faire vivre son anomalie.
Bien sûr, je ne pense pas que Roosevelt ait à lui-seul installé le management repris dans mes écrits. Je suis en revanche convaincu de la continuité, des possibles ouverts pour lui par ce management proposé dans un monde en quête de victoire sur les forces de l'axe, sur le Sénat et sur des adversaires plus spécifiques au président.
De la même façon, les corps des « managés » ont été essentiels dans la reconfiguration des années de mobilisation industrielle. Comme je l’évoque dans mon livre Apocalypse managériale, la mobilisation industrielle fait 86 000 morts ainsi que 100 000 blessés sévères et mutilés dans les usines américaines. En comptabilisant ce que l’on appellerait aujourd’hui des arrêts pour accidents du travail, plus de deux millions d’ouvriers sont victimes de la mobilisation industrielle. A titre de comparaison, « seulement » 675 000 soldats américains sont blessés sur le champ de bataille. L’ « arsenal de la démocratie » a installé sur propre territoire un immense champ de bataille.
Comment le « management » devient-il plus que jamais américain avec la mobilisation industrielle puis les années de guerre froide ? En devenant un outil permettant à un président de gagner une guerre et sa guerre. En étant intégré dans les corps des travailleurs comme un élan patriotique. On accepte une hyper-taylorisation et des reconfigurations du management pour gagner une guerre en solidarité avec celles et ceux sur le champ de bataille. Pourquoi ont-ils tenu ? Parce qu’ils pensaient à leurs maris, fils, filles, oncles, pères… sur le champ de bataille. Sortir du jeu n’aurait pas seulement été antipatriotique. C’était aussi les abandonner.
Aujourd’hui encore, pas une technique d’organisation ne peut passer à côté des corps indissociablement humains et non-humains et de leurs modes d’incarnation et d'expression. C’est toujours là qu’elle prend sa force. De son corps en souffrance, Franklin Delano Roosevelt l’avait parfaitement compris.