Organologia XC
Métamorphoses du management (IV) :
Taylor et Ford ne savaient pas danser la samba
Métamorphoses du management (IV) :
Taylor et Ford ne savaient pas danser la samba
C’est une conjonction historique dont je vous propose de faire bien plus qu’un étonnement : l’institutionnalisation au Brésil à la fois du management scientifique et de la samba, des années 1920 aux années 1930.
Jusqu’au début du 20ème siècle, le Brésil est un pays essentiellement agraire, autonome et exportateur de ses productions. Le taylorisme et le management scientifique sont concomitants à une industrialisation du pays par les élites ingénieures et industrielles. Les écrits de Taylor sont rapidement traduits en portugais, diffusés dans des revues professionnelles et transmis à l’occasion de voyages d’ingénieurs au Brésil. Cette arrivée résonne avec l’influence d’un certain positivisme brésilien, une logique soucieuse d’ordre et d’efficience.
Mais avant la fin des années 1920, la présence des méthodes et des pratiques du management scientifique, si elle est réelle, reste très discrète. Tout commence véritablement lors des années 1930. Avec Getúlio Vargas (1930), l’État brésilien incite fortement à l’industrialisation et à la rationalisation des modes d’organisation du travail. On assiste alors à l’émergence d’une vaste bureaucratie technique (s’appuyant sur les ingénieurs et les écoles d’ingénierie industrielle), la création d’institutions diverses inspirées par le Taylorisme et l’augmentation de la taille moyenne des entreprises et des processus productifs. Progressivement, les grands principes du management scientifique sont mis en œuvre : séparation conception-exécution, rationalisation et optimisation des processus productifs, contrôle généralisé des cadences et rythmes de travail. Les premières industries concernées sont la métallurgie, le rail, l’alimentation et la construction.
Un des relais majeurs de cette rationalisation lors des années 30 est l’Instituto de Organização Racional do Trabalho (IDORT) que l’on pourrait traduire par Institut de l’Organisation Rationnelle du Travail. Il a été fondé le 23 juin 1931 à São Paulo. Son objectif était d’« étudier, appliquer et diffuser les méthodes de l’organisation scientifique du travail » — c’est-à-dire le mouvement influencé par les idées de Frederick W. Taylor (le « taylorisme ») et du management rationalisé tel qu’il se constituait alors aux États-Unis et en Europe. ». L’ IDORT portait autant sur des questions de management que des problèmes administratifs et il s’adressait autant au secteur privé qu’au domaine public. Tous les types d’organisation étaient susceptibles d’être rationalisés. Au-delà de l’accompagnement, l’institut a eu un rôle de formation professionnelle, soucieux de produire un « travailleur nouveau » pour la nation brésilienne. A la façon d’un cabinet de conseil, il a ainsi contribué à la réorganisation administrative de nombreuses entreprises brésiliennes dans les années 1930, puis il a étendu son champ de prescription à l’administration publique. Il a ainsi joué un rôle crucial dans la « modernisation » des administrations de l’Etat brésilien. Parmi les fondateurs de l’IDORT, on peut faire mention d’industriels, d’éducateurs et d’ingénieurs, mais également de représentants du patronat. Roberto Mange, ingénieur-professeur et promoteur de la psychotechnique au Brésil, a été un des cadres dirigeants de l’institut.
Au terme des années 1930, l’IDORT est reconnu comme la première institution de « management » moderne au Brésil. Elle est LE lieu du management scientifique dans le contexte brésilien. Cela s’est fait avec des spécificité et une ambition brésilienne, notamment dans le projet de faire de cet Etat sud-américain une société « urbano-industrielle » en rupture avec le vieux modèle le modèle agraire-exportateur.
Sur cette période, un cas illustre plus que d’autres les malentendus et les drames à l’œuvre autour de ces tentatives d’importation des logiques de rationalisation. Il s’agit de l’histoire d’une ville usine au cœur de l’Amazonie : Fordlândia. Le cas met en lumière à la fois certaines utopies industrielles de cette époque, une forme évidente de colonialisme économique, de nombreuses erreurs techniques, et surtout, une forme d’arrogance technologique.
L’histoire débute dans les années 1910. Les usines américaines d’Henry Ford dépendent alors quasi totalement du caoutchouc asiatique pour la production de leurs pneus et pièces automobiles. Le marché du latex est dominé par les plantations britanniques en Asie, sur fond de prix hautement spéculatifs et de peur des Etats-Unis face à une dépendance stratégique évidente. Ford décide alors de créer sa propre unité de production de caoutchouc naturel. En 1928, il achète une vaste concession de 2,5 millions d’hectares à Pará au Brésil. Avec humilité, il la baptise Fordlândia (la ville de Ford). Le projet est bien davantage que la mise en place d’une industrie. Il est largement civilisationnel. Ford veut une ville modèle, sobre, moderne, avec des rues et des perspectives à l’américaine. Des maisons aux écoles en passant par l’hôpital et les lieux de sport ou distraction, tout est pensé et standardisé. Loin des progrès annoncés, ce nouvel espace industriel standardisé devient rapidement oppressant. Les travailleurs (en particulier les natifs amazoniens) sont soumis à des interdits multiples (pas d’alcool notamment), des horaires et une discipline de travail strictes, un contrôle systématique des comportements. Etonnamment, les salaires sont payés sous forme de coupons. L’idée est de transplanter l’Amérique dans la jungle.
Appliquant la logique et l’optimisation à un espace planétaire vu comme homogène, représentant puis décidant de loin, le management de Ford se heurte rapidement au mur du réel de près. L’écologie tropical tout d’abord est radicalement incompatible avec le plan américain. L’objectif était de produire du latex à partir d’hévéas (des arbres à caoutchouc), mais ces plantes poussent naturellement de façon très dispersée dans la forêt. Soucieux d’optimisation, de gestes et de processus pratiques, Ford les plante en rangs serrés, à la manière d’un atelier industriel. Dans ce contexte, les champignons, les parasites et les maladies de feuilles prolifèrent rapidement. L’ensemble des plantations est ravagé.
Peu à peu, les ouvriers contestent leur « management ». Maltraités, logés dans des conditions inhumaines, sous-alimentés, ils sont soumis à une forme de discipline américaine vécue comme totalement absurde. La restauration en mode cafétérias, l’imposition de règles de vie puritaines, le recours strict à des horaires fixes, ne leur parlent pas. En 1930, une émeute éclate ainsi sur le site. La cantine devient le lieu central de la protestation. Les ouvriers finissent par détruire les bâtiments, et les managers américains s’enfuient dans la forêt… Pour rétablir l’ordre, Ford a finalement recours à l’armée brésilienne !
Toujours sur la période m’intéressant pour cette série d’Organologia, Ford va s’obstiner. Il déplace son site et son concept plus au Sud et fonde Belterra. Le projet est un peu mieux pensé et hybridé avec les cultures et habitudes locales. Mais il est trop tardif. Et le caoutchouc synthétique (apparu en 1909 avant d’être au point industriellement précisément dans les années 1930 pour être produit en masse dans les années 40), limite fortement l’intérêt de recourir au Latex. Ford n’abandonne cependant son projet qu’en 1945, après des pertes énormes, des drames humains, et au terme d’une véritable catastrophe productive et logistiques. Il revend alors à forte perte le site au gouvernement brésilien.
De nombreuses autres expérimentations tayloristes et fordistes ont eu lieu sur la même période partout dans le monde (voir notamment Lever Brothers au Congo dans la « Company-town coloniale » ou TISCO en Inde à Jamshedpur). Tous ces projets n’ont d’ailleurs pas été systématiquement des échecs cuisants d’un point de vue productif.
A partir des années 1950, le Brésil connait un nouveau tournant, avec une industrialisation lourde et une inspiration américaine encore plus marquée. Tout l’appareil productif brésilien devient radicalement tayloriste. Cela est renforcée par l’arrivée des multinationales américaines et européennes, en particulier automobiles (avec Volkswagen, GM et Ford notamment). Leurs filiales importantes directement et massivement les méthodes de production scientifique du travail. Parallèlement, la formation professionnelle évolue, notamment avec la création de la SENAI et de la SENAC, toutes deux formations techniques dédiées aux méthodes d’ingénierie des processus productifs. Tout cela renforce le mouvement de « Racionalização do Trabalho », concentré de façon typique sur les études de temps, le développement de mouvements standardisés et la mise en place systématique des chaînes de production. Le taylorisme devient une idéologie managériale dominante.
Cette arrivée du management et sa généralisation se font avec de nombreuses adaptations locales. Sont prises en compte notamment la forte hiérarchie sociale, le faible taux de syndicalisation, la forte intervention de l’Etat ou encore le niveau de qualification industriel encore limité. Ce taylorisme à la brésilienne est souvent jugé plus autoritaire, plus centralisé, moins négocié avec les syndicats. Il se combine dans les années 1970 et 1980 avec une logique de régulation plus fordistes et un peu plus tard, des styles de production et de vie davantage ancré dans le toyotisme.
Ces évolutions ont été accompagnées par des transformations importantes du système d’éducation. Les premières écoles de commerce brésiliennes apparaissent dès le début du 19ème siècle. Elles sont parfois inspirées du modèle européen (les business schools américaines sont plus tardives). On y enseignement la comptabilité, les techniques commerciales, le droit commercial et les douanes, l’organisation des entreprises. Parmi les plus connues on peut mentionner la Aulas de Comércio (Aula de Comércio da Corte) fondée le 15 juillet 1809 (alvará) à Rio de Janeiro, l’Instituto Commercial do Rio de Janeiro mis en place en 1856, l’Escola Prática de Comércio — (plus tard Fundação Escola de Comércio Álvares Penteado, FECAP) créée le 2 juin 1902 à São Paulo. D’autres vagues de créations suivent, en particulier pour la période des années 1920-1940 avec les Escolas Técnicas de Comércio (à Rio de Janeiro, São Paulo, etc.), toutes établies et réglementées progressivement par des lois et décrets encadrant l’enseignement commercial. Un peu plus tard, l’Escola de Administração de Empresas da Fundação Getulio Vargas (FGV EAESP), lancée en 1954* à São Paulo, incarne le passage du commerce au management. Elle est des toutes premières écoles supérieures modernes de gestion/administration au Brésil avec vocation universitaire.
Avec le recul, les modes d’organisation installés au Brésil ont été de fortes hybridations ou des logiques de rationalisation inscrite dans les habitudes brésiliennes. A l’image de Fordlandia, les obsessions les plus puristes de Taylorisme ou de Fordisme ont échoué**. Afin de proposer une explication complémentaire à celles (nombreuses) déjà données sur le sujet, j’aimerais en évoquer une devenue de plus en plus évidente au fil de mes explorations des métamorphoses du management. Elle n’est pas spécifiquement brésilienne, mais le contexte brésilien contemporain à ces assauts tayloristes et fordistes des années 1920-1940 la rend particulièrement sensible.
Il s’agit de la raison rythmique. La samba, en tant que style musical et danse, apparait au Brésil à la fin du 19ème siècle, à partir de traditions afro-brésiliennes***. Née principalement dans les favelas de Rio de Janeiro, elle est issue d’un mélange de traditions africaines, amené par les esclaves (rythmes, percussion, danse), et de culture portugaise (mélodies, instruments comme la guitare). Historiquement, la samba est intimement liée à la diaspora africaine au Brésil et à la résistance culturelle des populations noires.
Entre la fin du 19ème et les années 1920, la samba commence à se structurer et à devenir populaire localement. Elle reste une pratique très locale, encore méconnue à l’étranger et loin d’un élément central de l’identité brésilienne. La pratique de musique et de danse telle qu’on la connait aujourd’hui (rythme de carnaval, danse codifiée, samba de salon) a vraiment explosé dans les années entre le début des années 1920 et la fin des années 1930. Entre 1932 et 1935, le Brésil organise les premiers défilés d’« escolas de samba », d’abord informels puis accompagnés par l’État. La samba est alors au cœur d’une véritable politique culturelle dont l’ambition est de servir l’unité nationale. Elle est massivement enseignée et diffusée à la radio. Avec et autour du Carnaval, elle devient même un événement national célébré chaque année.
Elle s’impose alors comme une véritable « pratique ». D’abord une pratique musicale, basée sur un rythme syncopé, très marqué par l’usage de percussion. La mélodie simple est souvent répétitive, mais très expressive. Cette expressivité est essentielle****. L’instrumentation combine percussion, cavaquinho (petite guitare), guitare, avec parfois des voix soliste et chœurs. Comme pratique de danse ensuite, elle est un ensemble de mouvements permettant de célébrer les corps, d’établir le contact social et communautaire. Elle se caractérise par des mouvements de hanches souples, peu rapides mais rythmés. Elle laisse une place importante à l’improvisation et la créativité individuelle dans un cadre collectif d’un rythme de base partagé. La samba reflète spontanément le rythme de la vie quotidienne, toute l’énergie de la rue. A partir de ces deux dimensions pratiques, la samba est symbole de joie, de créativité et de résistance. Elle est au cœur des fêtes, en particulier des carnavals. Elle rassemble et rend toutes les communautés et les différences sans les lisser et les intégrer dans une simple cadence accélérée.
De ce point de vue, le taylorisme peut être vu comme une tentative d’éliminer la joie, de nier les corps, d’imposer des cadences, de les mécaniser, de les standardiser par le chronomètre et le geste optimisé. Le fordisme peut aussi être vécu comme une façon d’intégrer pleinement tous les rythmes locaux dans une vaste chaine infernale où les interruptions, les pauses et la rêverie sont les malvenues. Plus de polyphonie, de ruptures de rythmes, de conflits de rythmes. Dans ce contexte, on peut aussi voir le développement de la samba comme une résistance, d’abord aux colonisateurs politiques puis aux colonisateurs économiques. Au Brésil comme ailleurs, les disciples de Taylor et Ford ont parfois oublié de faire preuve de ce qu’Alhadeff-Jones appelle une « intelligence rythmique ». Cette capacité à sentir les rythmes de la nature et d’un collectif, à entrer empathie avec eux, à trouver des façons de rendre la pluralité rythmique continue sans nécessairement la pousser à une forme d’harmonie voire de structure nette.
C'est certain, Taylor et Ford ne savaient pas danser la samba…
* Elle est précédée par la FGV-EBAPE fondée à Rio de Janeiro en 1952 (Escola Brasileira de Administração Pública e de Empresas), toute première école supérieure à enseigner l’administration selon les logiques et les standards nords américains.
** Comme dans nombre d’autres pays.
*** Voir également ce court et beau documentaire d’Arte sur « Les tambours de la batucada, le rythme d’un peuple »
**** La question de l'improvisation se pose différemment de celle du jazz. Par bien des aspects, la samba n’est pas totalement libre comme peut l'être un solo de jazz. Sa structure rythmique est assez définie. Elle s'appuie sur un rythme de base (reponsant sur le “swing” du surdo - la grosse caisse brésilienne-, le tamborim et l'agogô) posant un "groove" syncopé. Cette stabilité sonore permet ensuite au collectif de musiciens de se repérer et se positionner. Il a ensuite l'harmonie créée par des accords souvent répétitifs. L'improvisation se fait à partir et sur cette base rythmique.
Pour aller plus loin
Batista, E. L. (2015). A influência do Taylorismo na indústria brasileira e o processo de constituição do IDORT na década de 1930. Revistas PUC-SP, 19(34), 25-38 https://revistas.pucsp.br/
Bordignon, T. F., & Batista, E. L. (2021). A hegemonia da burguesia industrial brasileira: o caso do ensino técnico profissional (1930-1950). Horizontes, 39(1), e021054-e021054.
Carvalho, R. D. Q., & Schmitz, H. (1989). Fordism is alive in Brazil. DS Bulletin, vol 20, Iss 4.
da Consolação Pereira, L. (2019). Le rôle du samba dans la constitution de la société brésilienne. Editions Paris : L'Harmattan.
Galey, J. (1979). Industrialist in the wilderness: Henry Ford’s Amazon venture. Journal of Inter-American Studies and World Affairs, 21(2), 261–289.
Grandin, G. (2009). Fordlandia: The Rise and Fall of Henry Ford’s Forgotten Jungle City. New York, NY: Metropolitan Books.
Hertzman, M. A. (2020). Making samba: a new history of race and music in Brazil. Duke University Press.
Shaw, L. (1999). The Social History of the Brazilian Samba. Londres : Routledge.
Silva, E. B. (1994). Brazilian fordism in historical perspective. Actes du Gerpisa, Université D’Évry, 11, 11-6.
Vizeu, F. (2018). IDORT e difusão do management no Brasil na década de 1930. Revista de Administração de Empresas, 58(2), 163-173.