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Développer une mémoire du futur : Les demains d'Amazon.com
Développer une mémoire du futur : Les demains d'Amazon.com
Dans le sens le plus commun, l’histoire est la discipline du passé. Elle met en ordre des événements révolus. Elle les situe dans un contexte et les articule dans une intrigue dont un certain recul permettrait l’historicité. Avec cette posture, on part de tout ce qui est déjà dénoué. L’histoire est sans surprise puisqu’on en connait toujours la fin.
Pourtant, de l’intérieur même de chaque expérience, au présent, le futur est à la fois un moteur et une inconnue. Il est moteur, car comme le disaient Heidegger et Merleau-Ponty, toute activité est projective. Pour sortir de cette salle de réunion, le corps se lève et se dirige vers la sortie. Et pour marcher efficacement vers la porte et continuer son itinéraire dans le couloir, il doit être dans le ressenti du corps déjà sorti. L’expérience sensorielle est ainsi largement l’ajustement à un futur dont les événements nous habitent sans jamais se concrétiser pleinement. Le futur est là et il est toujours incomplet. On sent ainsi les instants d’après tout en sachant à quel point ils seront nécessairement inconnus, différents de la projection. Dans un monde vraiment vivant, ce futur à la fois moteur et inconnu est inévitable. Sinon, l’entropie et la mort domine. La vie n’est plus là.
De ce point de vue, décrire l’histoire d’une organisation, de ses activités collectives, de ses produits, de ses succès, de ses ratés, c’est nécessairement capturer une fragilité, une audace toujours un peu déçu et toujours un peu surprise. C’est être dans l’événement lui-même, dans toutes les possibilités de son présent. A nouveau, le grand biais de tout historien est « de déjà connaitre la fin » tout en s’efforçant de faire comme s‘il ne savait pas ; Paradoxe largement insurmontable.
Pourtant, on gagnerait aujourd’hui plus que jamais à développer des archives organisationnelles, des musées d’entreprises, des historiographies du management saisissant sur le vif les projets, les plans, les doutes, les anticipations, les rêves, les désirs de futurs. Pas seulement ceux des dirigeants. Pas uniquement ceux des acteurs dits « stratèges ». Mais de tous ceux et toutes celles dont le quotidien est courbé vers l’avant. Tous ces acteurs dont les grands et les petits succès d’après seront isolés ou invisibilisés par l’historiographie traditionnelle.
Que ressentait vraiment Jeff Bezos en 1993, lorsqu’il a lu ce court article sur le devenir possible d’un secteur tout nouveau : le commerce électronique. A-t-il vu là une chance possible ? La chance de sa vie ? Avait-il d’autres projets ? Vers quelles portes marchait-il en ayant déjà franchi leur seuil ? Quels étaient les désirs de futurs de ce jeune orphelin d’origine cubaine, adopté par des parents aimants, ancien étudiant brillant de Princeton, et salarié prometteur d’un fond de pension ? A quoi rêvait le noyau dur de collaborateurs dont Bezos a su rapidement s’entourer dans l’aventure Amazon.com ? Y croyait-il vraiment ? En étaient-ils tous à leur première expérience entrepreneuriale ? Quels ont été les plans, les visions, les projections véritablement exprimés avant la grande reconfiguration amenée par la success story puis ses moments récurrents de crise ?
A partir d’un certain point, le travail temporel de Bezos sur le futur est même devenu essentiel. Rapidement, Amazon.com a été en hypercroissance. Face à un fond de roulement largement insuffisant, le besoin en fond de roulement d’exploitation a explosé dès les deux premières années. Si les logisticiens du groupe pensaient faire tourner rapidement les commandes et les stocks, ils ont réalisé que pour livrer en temps et en heure raisonnables les clients, il fallait faire l’acquisition d’entrepôts et de stocks considérables. Et les financer… Bezos était sans le moindre doute un brillant financier de marché (il avait travaillé chez Bankers Trust), mais sa gestion de trésorerie était hasardeuse.
Nous étions alors sur la fin des années 90, en pleine bulle spéculative. Bezos n’avait pas le choix : il devait lancer une politique de haut de bilan assez simple. Afin de couvrir par à-coup ses besoins de trésorerie et financer sa croissance, il a émis des paquets raisonnables de titres et augmenté son capital (en étant vigilant sur le maintien de son contrôle actionnarial). Conférences de presse après conférences de presse, il a promis la rentabilité pour demain. Jouant la carte du nouveau monde à l’excès, grand prophète d’un capitalisme renouvelé dont il faut alors repenser les critères d’évaluation, Bezos nous parlait déjà du pas de la porte. Avec lui, on voulait tous ce futur dont on ne connait pas les contours. On achetait des actions, une part de rêve et un morceau de ce demain dont on veut être le propriétaire.
Bien sûr, tout cela avait une limite. Lorsque la bulle financière a éclaté, plus personne n’a voulu des titres d’Amazon.com. Il a fallu faire une politique de bas de bilan et passer à une stratégie plus ancrée dans des fondamentaux opérationnels. Des solutions douloureuses se sont imposées. Jeff Bezos délègua alors cette phase de reprise en main et son impopularité à des managers éloignés du noyau dur (notamment Jeff Wilke).
La suite de l’histoire est connue : Bezos (comme Steve Jobs) reviendra plus tard reprendre l’entreprise en main et poussera sa diversification toujours plus loin : distributeur de tout ce qui peut se vendre en ligne, relais de fournisseurs (avec Zshop), vendeur d’infrastructures et de compétences numériques puis plateforme de contenus. Au fil des rachats, des expérimentations, des succès, des échecs, le futur est continuellement en mouvement. Le récit d’Amazon est toujours en cours de réécriture*, ses événements sont en devenir, ses passés et surtout futurs sont d'une plasticité avec laquelle les managers-narrateurs jouent sans se lasser.
Si la stratégie de plateforme (avec Amazon Prime) a été largement commentée, on oublie parfois qu’elle n’a pas seulement eu pour ambition et pour effet d’attirer du flux. Elle n’est pas seulement une source de revenus complémentaire par la publicité et des offres ciblées sur des choix de visionnage souvent parlant. Elle est la partie la plus vivante d’Amazon, celle où des films et des séries viennent « tendancer » le présent. Les rêves, les peurs, les nostalgies, les désirs pour demain, se fabriquent de plus en plus par les séries diffusées sur les plateformes. Si dès les années 40, le cinéma hollywoodien a orienté fortement les désirs d’achats et de possessions pour demain, les plateformes américaines et chinoises ont aujourd’hui largement repris le flambeau. Elles sont plus que jamais le pas de la porte. Elles sont les imaginaires de demain, même lorsqu’elles le font sur le registre dystopique de séries montrant un futur dont précisément personne ne veut (avec notamment Black Mirror ou Severance).
Capturer toutes ces dimensions du travail temporel des organisations en général et des entreprises en particulier est essentiel. Développer une muséographie des verbes conjugués au futur, des métaphores de l’avenir, des imaginaires, des objets et des gestes porteurs du futur est trop rarement l’angle de collecte et d’analyse des historiens. Le plus souvent, le devenir des événements historiques est également négligé. Je m’en rends compte avec le projet HIMO et les milliers de pages de fonds d’archives traitées depuis 2017. Les catégorisations des documentalistes, bibliothécaires et archivistes cherchent et posent du révolu. Les classements et les rangements figent le devenir historique. Rien n’est fait pour proposer une approche systémique des événements, à l’exception souvent de la constitution de chronologies et d’exhaustivités élaborées sur des périodes longues. On cherche aussi trouvent l’expert qui connait déjà la tâche et l’événement, le familier, le connaisseur. Dans le travail historiographique, j’ai pourtant pu constater à plusieurs reprises à quel point des étudiants sans expérience et sans connaissance en amont pouvait sentir et faire vivre l’archive bien au-delà de mes premières perceptions.
Ainsi, construire une mémoire du futur et du devenir (et pas seulement du passé et du révolu) est une tâche essentielle pour les organisations et celles et ceux soucieux de leur compréhension. Les apports d’une telle posture seront multiples. Tout d’abord, cette approche plus expérientielle sera l’opportunité de mesurer les possibles et les fragilités de tout devenir organisationnel et stratégique. Oui, avec plus de vingt ans de recul, Amazon est devenue une « GAFAM ». Mais à mille reprises, il aurait pu en être tout autrement. Cette mémoire des futurs ouvre ainsi à une certaine sagesse. Ensuite, cultiver cette approche peut favoriser un apprentissage sur le travail temporel des managers et des stratèges. Comment renouveler les désirs de futurs pour les clients et les salariés ? Quelles sont les régimes de futurité entretenus par l’entreprise ? Avec quelles responsabilités ? Quels liens avec la proposition de valeur au cœur du modèle économique ? Enfin, une telle posture pourra également être l’occasion de renouveler les techniques historiographiques. Dans cette direction, les LLM pourraient alors être des alliés précieux. Des IA génératives dédiés à des corpus de déclaration de presse, de compte-rendu de réunion, de rapports d’AG, de communications sur les réseaux sociaux, pourraient traiter systématiquement les discours et leur futurité sans le cas d'une entreprise précise.
Quelles anticipations ? Quelles prophéties et apocalypses managériales sont mises en intrigue par les discours de l’entreprise ? Quels sont leurs liens avec des vagues et discours plus englobant à l’œuvre dans un secteur ou dans l’économie tout entière ? Quelles hésitations ? Quels points de rupture et quelles généalogies pour reprendre les termes de Foucault ? Le tout bien sûr en apprenant également à l’outil à désapprendre en fonction des strates et régime d’historicité qu’il identifiera. Vaste chantier…
* Du présent de celui ou celle racontant l’histoire au passé des événements décrits
* Il est d’ailleurs fascinant de remarquer à quel point Bezos lui-même reconfigure habilement le récit (même les événements fondateurs) pour toujours les mettre au service de la décision du moment et de la vision en cours du futur de l’entreprise.