J'aime beaucoup l’histoire de l'œuf à la coque de Le Chatelier et la critique profonde proposée par Norbert Alter sur la posture d'experts des consultants en management, ce surplomb renforcé par une novlangue managériale rompant avec l'expérience ordinaire des travailleurs. Incontestablement, un torrent d’idées managériales toutes plus « innovantes », « disruptives », « performantes » nous alimentent depuis l’après-guerre. Cette « ère des organisateurs » est celle d’une nouvelle élite « managériale ». Des techniciens de l’organisation assurent de loin les résultats à venir, mais négligent et effacent le processus du milieu afin de mieux valoriser une représentation des résultats finaux. Tout est sous contrôle. Et les consultants jouent un rôle central dans ce grand partage entre savoir et exécution. Ils le légitiment du dehors et leur présence toujours temporaire contribue à son invérifiabilité.
J’ai le sentiment d’avoir croisé beaucoup de « Frédéric » dans ma vie. Comme le consultant mis en scène par Norbert Alter dans son dernier livre, nombre de mes connaissances voire de mes proches ont finis abîmés par ce management et ses « fournisseurs ». Alter vise juste, avec un écrit particulièrement inspirant. Et la digitalité, à la fois philosophie et technique, a largement accompagné le mouvement décrit par le sociologue. Elle est en totale symbiose avec lui.
Pour autant, faut-il abandonner toute prétention à une extériorité avec la situation de travail ? Peut-on imaginer un management et un conseil en management (organisation ?) alternatifs, réouvrant la voie/voix de l'expérience ordinaire ?
Le "phénomène managérial", comme discours, pratique ou technique est un objet dont la critique est plus que jamais à mettre en perspective. Une perspective devant être le socle de notre discipline et indiscipline (pour nous - universitaires). Notre espace plus large de discussion est celui d’une "organologie", une "gestiologie", peut-être même une "gestiologie politique". Je suis professeur en "théories des organisations", en "sciences de gestion". Je ne suis pas "manager" ou "chercheur en management", même si le phénomène managérial est central dans mes propres recherches.
Le management est un objet dont les dimensions politiques, historiques et philosophiques doivent être rigoureusement appréhendées. Mais il n’est pas le seul phénomène organisationnel à l’œuvre dans le monde (heureusement). La bureaucratie, les manufactures, le coopérativisme, le marché, la néo-libéralisation, les plateformes, incarnent d’autres modèles d’activité collective, d’autres modes d’organisation, d’autres trajectoires historiques, d’autres généalogies, d’autres discours. C'est aussi au milieu de cette pluralité d'activités collectives, de leurs spécificités, de leurs entrelacements, que le management peut être nommé, comparé, jaugé.
(Re)Trouver ses mots, c’est aussi dévoiler ses maux. Les révéler aux autres autant qu’à soi-même. La novlangue managériale a éloigné fortement chacun de lui-même. Les produits et les services, le rythme frénétique de leur renouvellement, ont participé et participent du même mouvement avec les clients. Le machin est une machine à produire des désirs dont nous sommes finalement tous dépossédés : les managés, les consommateurs et les citoyens. Dans la convivialité d’une conversation ordinaire, autour d’une table, lors d’un déjeuner, en se promenant avec des collègues, en échangeant le plus immédiatement possible, il faut retrouver toutes ces solidarités simples dont un certain mode d’organisation nous détourne. Il faut se reparler. Il faut retrouver ce partage évident des idées, des gestes, des techniques bricolées. Et pour avoir un bon point de vue extérieur, rien ne vaut le retour franc d'un camarade de travail ou d'un ami. La plus juste des paroles supposera toujours une forme de continuité, une relation inscrite dans une histoire et pas un simple passage.
Mais tout n’est peut-être pas à jeter dans la machinerie. Au-delà du langage, le « management » est parfois une technique utile. Des associations transforment des vies en s’appuyant sur un bon « management » de projets ou par projets. Des hôpitaux améliorent leur processus d’accueil des urgences et sauvent des vies. Elles le font parfois avec des outils très « managériaux ». Des entreprises proposent des produits responsables, avec un vrai sens pour leurs salariés. Elles le font souvent avec une part de management assumée et sans doute distancée. Le problème n’est peut-être pas tant dans le seul « management » que les modes de solidarité ainsi que les logiques de communs et de sens devant le précéder. Il est peut-être aussi dans cet espoir absurde de la génération passée : celui d’un travail « donnant » du sens ; celui d’un mode d’organisation du travail « donnant » du sens à une vie tout entière travaillée. Le moment est venu de renouer avec l’expérience et de trouver et laisser trouver par le geste, les mots ordinaires, une flânerie plus joyeuse, les voies d’une existence commune sensée.