Organologia LI
L'intelligence doit-elle être organisée ?
L'intelligence doit-elle être organisée ?
C’est peut-être la question la plus essentielle, tant pour les concepteurs d’une intelligence dite « artificielle » que pour les promoteurs d’une science de l’organisation. L’intelligence doit-elle être organisée ? Bien avant cette considération éthique ou normative, peut-elle s’organiser ?
Pour répondre à cette double question, il faut tout d’abord revenir à la notion d’intelligence elle-même et son étymologie. Sur sa base latine intelligentia , « faculté de percevoir, compréhension, intelligence », le mot intelligence est dérivé d’intellĕgĕre (« discerner, saisir, comprendre »), composé du préfixe inter- (« entre ») et du verbe lĕgĕre (« cueillir, choisir, lire »). L’intelligence suppose ainsi de « choisir » « entre ». Elle désigne alors un processus ou une pratique de discernement ; discernement de l’accessoire par rapport à l’essentiel, mais également discernement du lien entre des choses ou des événements. L’intelligence perce à jour, éclaire, isole, relie pour amener à choisir. Cette direction mène tout droit à la décision et l’organisation. Elle met en scène des décideurs, et organise un discernant d’un discerné, un actif et un passif. Tout entière, la décision est un processus organisationnel.
Si l’on l’éloigne du Tibre pour s’approcher de l’Acropole, la notion véhicule alors un sens très différent. L’intelligence des Grecs est indissociable du noûs (en grec ancien : νοῦς). Elle est un principe cosmique gouvernant l’univers. Elle dépasse l’Homme et de possibles points focaux servis par l’intelligence. Avec Platon, l’intelligence doit découvrir et se mettre en harmonie avec le cosmos déjà là. Pour ce faire, il faut savoir s’éloigner du monde sensible ou plutôt, quitter sa relation sensible habituelle avec le monde. A partir de cette longue ascèse, de cet abandon, on peut alors renouer avec ce vaste cadre originel. La connaissance est alors réminiscence. Tout peut remonter.
Aristote offre un espoir bien différent. Pour lui, l’intelligence est à la fois passivité et activité. Le déjà là du cosmos peut être reconnu, mais l’intelligence doit également se faire activité, « poïétique » (du grec ancien ποίησις / poíēsis, « œuvre, création, fabrication »). L’activité permet d’aller au-delà du connu pour produire une nouveauté, un mode de connaissance inédit. Pour Aristote, passivité et activité sont cependant nécessaires l’une à l’autre.
Au-delà du noûs, ce qui reste un connaissable routinier ou innovant, les Grecs avancent une autre vision de l’intelligence. Pour eux, elle est également métis, c’est-à-dire « ruse », « habileté », adaptation aux circonstances. L’intelligence est ce qui permet de dépasser une situation potentiellement problématique, de la traverser pratiquement, avec ingéniosité. Pénélope (que j’aime voir comme une autre Shéhérazade) tisse le jour puis défait la nuit le suaire de son beau-père afin d’échapper à ses prétendants. Cette ruse rend leur attente infinie. Avec la métis, l’intelligence se fait également pari et plus largement calcul. Par sa répétition, elle constitue une compétence « stratégique ».
En résumé, on pourrait proposer d’intégrer ces différentes visions, en disant que l’intelligence est à la fois activité et passivité au service d’adaptation à des situations problématiques. Elle combine le dicible de la connaissance avec les silences de l’improvisation. Elle fait toujours partie d’un nœud de relations, dont parfois un centre conscient « prend » la décision après l’exercice d’un discernement. Elle est bien davantage processus que capacité d’abord dormante.
Si l’organisation est vue comme un processus de séparation entre des discernés et des discernants, d’exercice simple ensuite d’une rationalité sur le monde, l’intelligence est bien peu organisée et organisable. Souvent silencieuse, au-delà des mots qui discernent, l’intelligence est une expérimentation constante, rarement individuelle, toujours fragile. Elle s’exerce dans un environnement habituel mais aussi (et surtout) dans la rencontre inhabituelle avec des altérités liées à d’autres environnements.
Un long mouvement moderne l’a enfermé dans une logique de représentation*. Par les mots, le choix des mots, les nuances d’un langage riche puis des images, des chiffrages, des tableaux réalistes, il s’agit de se mettre en correspondance avec le réel pour mieux le contrôler. La réalité est alors un monde purement extérieur, froid, sans résonnance. Tout le réel est attente d’être ce qu’il est déjà : une « donnée », matière première de la représentation. Ce réel suspendu à la décision fait l’objet d’un traitement cognitif. Par combinaison plus ou moins créatives, par raisonnement et capacité à multiplier les types de raisonnement, on va solutionner le réel de façon plus ou moins satisfaisante et plus ou moins imaginative. Compréhension et activité sont dramatiquement dissociées. Depuis le début du 20ème siècle, le « management scientifique » a fortement contribué à cette intelligence dissociée et instrumentalisée a priori. Un peu plus tard, l’intelligence artificielle a renforcé la dichotomie en s’efforçant d’imiter les processus logiques du cerveau humain. Alors représenté fidèlement par des supports matériels « informatiques », la correspondance logique devait assurer la reproduction de l’intelligence dans son essence : un processus langagier.
En explorant le monde du « trop-humain », James Bridle a montré en quoi les plantes, les animaux, les insectes, les arbres, produisaient des formes de ruse et d’ingéniosité sans le moindre centre, avec des silences et des simultanéités rendant caduque toute tentative d’anthropomorphisation de l’intelligence. L’intelligence plurielle* expérimente le monde. Elle produit des solutions à des problèmes infiniment complexe, sans la moindre pensée anthropomorphique et sans langage. Elle s’appuie sur des instincts dont seul un point de vue trop humain les verrait comme des rigidités.
Avec John Dewey, il faut peut-être enfin passer de la « représentation » à la « médiation », et abandonner les techniques ou les algorithmies de l’intelligence (que l’on retrouve notamment dans l’« intelligence collective » - construit souvent technicisé). Il faut plus que jamais cultiver et lier les « communautés d’enquête ». A chacun alors de favoriser les lieux, les plateformes, les moments ouverts où les choses peuvent se dire et s’expérimenter ensemble, selon des modalités démocratiquement validées par ces collectifs poreux.
Ian Lecun a déclaré récemment que l’IA générative avait atteint ses limites. Selon lui, le passage à une IA susceptible d’agir avec et sur le monde physique est bien plus complexe que ce que les modèles probabilistes du langage ont déjà permis de faire. Si l’on peut jouer et expérimenter avec Mistral, Gemini ou ChatGPT, je mesure tous les jours à quel point la place heureuse de ces outils est seulement à « côté ». Le vrai processus intelligent sera toujours dans ce qui enveloppe les techniques de nos intelligences. Et on peut demain faire des ordinateurs non-traditionnels, combinant l’électronique et le biologique (avec des champignons notamment). On pourra entrelacer le matériel avec le vivant. On pourra intégrer de plus en plus le numérique dans les processus neuronaux humains, nos voitures ou nos robots ménagers. Cela ne changera rien à l’intelligence telle que la concevait les Grecs. Cette intelligence vivante, bien plus médiation que représentation, jeu plutôt qu’instrumentation, système plutôt qu’ilot privilégié, futur plutôt que passé fait « données ». Sur ce chemin, l’intelligence ne pourra jamais être organisée. Sous peine de rendre impossible ce pourquoi elle se met en mouvement. Et d’oublier que l’intelligence n’est rien sans sagesse et sans mystère.
*Dérivée sans doute de Platon mais également plus tard de Descartes, Locke, Hume et Kant.
* J’évacue de cette réflexion la question de l’« intelligence collective » construit aujourd’hui très connoté et orienté au profit de cette idée d’intelligence plurielle pour souligner la pluralité des processus et des entités impliquées dans un acte intelligent.