« Les consultants partent de problèmes fixés par le client et proposent leurs solutions. Les chercheurs déconstruisent les solutions, les évidences de l’organisation, mais imposent ensuite leurs problèmes ». Je m’entends encore provoquer mes étudiants à l’occasion du lancement d’un nouveau cours de méthodologie. Je répondais à la question : « Quelles différences faites-vous entre les consultants et les chercheurs ? ».
J’avais alors en tête le caractère acheté du problème pour le client. Le client arrive souvent avec une demande et un ou des problèmes liés. Ces difficultés sont identifiées en amont, en fonction de discussions plus ou moins ouvertes avec les métiers et les fonctions de l’organisation. Le consultant dispose ensuite de marges de manœuvres limitées. Il a de toute façon peu de temps pour ouvrir les temporalités de sa mission. La facturation au forfait, plus rarement, la facturation journalière, impose un mur du réel financier à chaque partie prenante. Parfois, le client achète même la solution. Il paie en fait un cabinet de prestige pour légitimer une décision déjà prise et dont la mission assurée par des consultants-experts va permettre à chacun de se « rendre l’évidence ».
A l’inverse, les chercheurs aiment questionner d’emblée le monde qu’ils rencontrent. Leurs usages de terrains informels ou leur insertion dans un « contrat de recherche » ouvre davantage l’horizon temporel du terrain. On ne « compte » pas ses heures. Mais s’il est ouvert à questionner tout l’espace des solutions effectives ou possibles de l’organisation, le chercheur arrive parfois avec ses propres problématiques plaquées sur l’organisation. Par projection d’une communauté théorique, philosophique ou méthodologique à laquelle il appartient, par imprégnation d’un style de discussion, parfois par un engagement ou un militantisme opportun, le chercheur arrive avec son propre espace de problèmes à projeter.
Bien sûr, je nuancerai fortement ce propos aujourd’hui. Nombre de consultants s’efforcent de ne pas prendre en l’état la demande du client. Ils usent de beaucoup de diplomatie, d’intelligence, voire de ruses pour identifier les problèmes de fond. Nombre de chercheurs (notamment intervenants) s’inscrivent même dans une radicale ouverture par rapport à leurs terrains. Et beaucoup de collègues en sciences des organisations, mais aussi plus largement en sciences sociales, ne positionnent pas leurs travaux dans la logique d'un « problem-solving ».
Mais pour tous les acteurs soucieux de transformation, je reste convaincu que l’enjeu crucial est bien de co-problématiser et de trouver des points d’équilibres. Il s’agit également de co-expérimenter de provisoires et de fragiles solutions. On cherche alors à mieux fermer le processus avant d’autres moments d’ouvertures et de co-problématisations.
Lors d’une conférence-invitée à la Lausanne, j’ai entendu une anecdote passionnante sur ces sujets. Un professeur de l’UNIL m’avait raconté qu’il y a quelques années, la ligne de tramway reliant le campus au centre-ville était saturée. Les acteurs publics avaient alors envisagé de construire une autre ligne et d’augmenter la capacité du réseau. Les premiers chiffrages étaient de l’ordre de plus de 150 millions d’euros.
Mais après plusieurs discussions entre les acteurs du campus, de la présidence aux directeurs des départements, le problème a été reformulé. Il est devenu une question d’emploi du temps. La première formulation spatiale (« augmenter la capacité de tramways », « transformer le territoire », « placer de nouvelles stations ») est devenue temporelle (« mieux articuler et lisser les flux », « changer les logiques d’emploi du temps », « passer à d’autres rythmes de travail »).
Comment lisser les moments de départ et les moments d’arrivée des étudiants sur le campus ? Telle est devenue la préoccupation centrale du collectif au coeur de cette enquête. Parmi les idées liées à cette première reformulation, une partie des équipes administrative a proposé de décaler les horaires de début des cours le matin et d’ajuster les horaires de fin de cours et de fermeture des salles. Certains départements commenceraient ainsi à 8h15, d’autres à 8h30, d’autres encore à 8h45, etc. Une rotation des horaires de début des cours pouvait être également organisée afin d’éviter de léser certains départements.
La mise en place d’une telle solution avait supposé des conversations inédites entre équipes administratives des différents départements et des gestionnaires du parc immobilier. Au fil de cette enquête, un processus nouveau de communalisation avait émergé. Beaucoup d’employés avaient ainsi eu l’occasion de se découvrir ou de mieux se connaître. Des réflexes transversaux avaient vu le jour.
Je me souviens avoir été fasciné par cette anecdote. Sur le chemin du retour en France, j’imaginais les tensions, les divergences, les intérêts s’exprimant sans doute conflictuellement à certains moments. J’imaginais également la vitalité donnée par ces débats et ces différences à un projet unique. Sans doute fallait-il imaginer beaucoup de désirs et de frustrations derrière tout cela ?
In fine, un gestionnaire n’est jamais celui ou celle éclairant des problèmes déjà là et en attente de visibilisation sous la lampe d’une main experte. Il est plutôt un vecteur de désirs. Le gestionnaire cherche à établir des zones de désirs partagées ou de frustractions communes. Dans les divergences, entre les lignes, dans les courbes du débat, il sait repérer le futur commun en train de se mettre en place*.
En revenant plus tard sur des écrits, j’ai réalisé le caractère sans doute lissé voir enjolivé du cas évoqué par ce professeur. Derrière ce consensus helvétique, il y a eu vraisemblablement des moments plus hiérarchiques. Et des moyens matériels supplémentaires ont sans doute bien été mis en oeuvre. Mais la force pédagogique de ce récit, sa puissance à signifier une autre voie, me semble intact.
Les implications méthodologiques de la co-problématisation ont été explorées notamment par Bruno Latour. Le sociologue invitait chacun et chacune à exprimer ses « attachements ». Lors de ses conférences, il aimait notamment faire suivre un petit formulaire dans lequel chacun pouvaient exprimer ses désirs les plus profonds en termes de mode de vie. Cependant, ce type d’expression limitée à des conférences ou des ateliers biaisait l’exploration. Et l’analyse de cahiers de doléances (une autre voie retenue par Latour) avait un intérêt limité, surtout si des écrivains publics jouaient le rôle de médiateurs… nécessairement orientés.
Il nous faut aujourd'hui réinitier des lieux et des systèmes de médiation susceptibles d’ouvrir et de fermer les débats le plus possibles. Cela suppose un temps long, un cheminement incertain, un effacement du chercheur, du gestionnaire, du consultant, tous et toutes facilitateurs. Dans cette direction, les sciences ouvertes (si elle ne se limitent pas à des questions de données), les universités populaires, les tiers-lieux, les plateformes réellement coopérativistes, les entreprises soucieuses de faire société, et bien d’autres acteurs, pourraient contribuer à la grande enquête pragmatiste dont nos collectifs en souffrance ont tant besoin. Avec une patience infinie.
* Sur cette aspiration, j'aime beaucoup le célèbre mot de Saint-Exupéry : "Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose... Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le coeur de tes hommes et femmes le désir de la mer."