Elle est parfois silencieuse. On l’a dit large ou trop courte. Elle se justifierait de façon « procédurale » ou « instrumentale ». Le plus souvent, elle est une masse sombre et décisive fixant les grandes orientations d’un collectif. La « majorité » est au cœur de nos processus démocratiques et stratégiques.
Lors de son aventure américaine, Alexis de Tocqueville a mesuré l’importance de ce phénomène au cœur de la démocratie étatsunienne. Il redoutait particulièrement le dictat de la majorité sur les minorités. L’avenir lui a malheureusement donné raison. Il a également montré que des calculs minoritaires pouvaient détruire la possibilité d’une majorité ou à l’inverse, la pousser vers des extrêmes inattendus.
Sur un temps long, la démocratie occidentale suit l’installation d’une arithmétique remplaçant dès le Moyen Age les logiques et les espaces les plus symboliques. Avec la démocratie moderne, on se compte. On déploie des techniques modernes de vote le plus anonymisé possible. On s’éloigne du seul suffrage acté à main levé et de la logique locale, nominative, des Grecs. Les majorités de masse sont anticipées, calculées, mesurées, visualisées, représentées à chaque grande élection démocratique. Les hémicycles du législatif sont à leur tour des espaces plus calculés que jamais. Malheureusement, l’actualité parlementaire française le montre aujourd’hui tous les jours…
Dans mon ouvrage Apocalypse managériale, j’ai pointé le lien historique entre arithmétique de l’espace public, management et phénomène démocratique moderne. L’émergence d’une démocratie américaine de plus en plus « représentative » s’inscrit dans une confluence avec le management lui-même. Le manager est bien soucieux de s’appuyer sur des techniques de « représentation » (des marchés, des tendances, des goûts, des comportements, des performances, des processus…) et l’appareillage managérial est largement représentationaliste.
Mais dans nos sociétés comme dans organisations, que faire aujourd’hui de la majorité » ? Dans les théories politiques, cette question est soit dépassée, soit éludée, parfois étrangement réintégrée.
Avec la théorie marxiste, la révolution est une attente pour les masses (une autre forme de majorité ?). L’essentiel du peuple des 18ème et 19ème siècle est exploité, laborieux, en souffrance, dans les campagnes ou récemment exilé vers les villes. La démocratie (surtout dans le contexte contemporain de la pensée marxiste) est bourgeoise. L’espoir tient dans une « dictature du prolétariat ». Avec le développement d’une vaste classe moyenne (lieu aujourd’hui essentiel de la majorité), les reconfigurations des espaces démocratiques dans la plupart des pays occidentaux, ou encore l’échec lourd de la plupart des grandes expérimentations marxistes, les questions ont été reformulées. Et l’équation marxiste peine aujourd’hui à se redéployer dans le contexte démocratique des pays occidentaux. Une exacerbation plus radicale des inégalités et un écroulement des classes moyennes pourraient cependant changer la donne. Malheureusement, ce scénario n’est aujourd’hui plus impossible sur le moyen terme…
Pour la théorie anarchiste, le chemin vers l’émancipation a toujours été différent, refusant le passage même transitoire par un Etat communiste, et même pour certains de ses penseurs, en acceptant le maintien dans un processus démocratique (cf. mon Organologia XIV). Le consensus, la liberté individuelle dans et par les communs, la recherche d’une pluralité, sont au cœur des projets anarchistes. Mais finalement enfermée dans un projet insurrectionnel, ou soucieux de transformer les modes de gouvernance politique avec des logiques nouvelles comme le coopérativisme, l’anarchisme se focalise in fine sur la multiplicité des minorités là où d’autres se replient sur l’arithmétique de la majorité, des assemblées représentatives aux référendums citoyens. Le passage à l’échelle (national, étatique, sociétal, grande entreprise…) est une difficulté pour l’anarchisme. Il est même un non-sens.
Pour les tenants du libéralisme et de la démocratie libérale, les options sont plus simples. Il faut construire les modalités d’une gouvernance directe et/ou indirecte ; Constitutionaliser également le cadre démocratique afin de protéger les libertés et les égalités individuelles. Tous les citoyens et toutes les citoyennes (plus tardivement) doivent être égaux et libres en droit. Afin de fixer des directions, dans l’esprit d’équilibrer les pouvoirs (ou de leur permettre une régulation croisée), on doit construire des constitutions clarifiant les périmètres législatifs, exécutifs et judiciaires. Et dans ce monde des plus rationnels et des plus représentationalistes, il faut se compter et mettre en place des règles claires et institutionalisées permettant de mesurer puis de promulguer les majorités. Les voies minoritaires peuvent être totalement étouffées. L’égalité et la liberté peuvent déboucher sur l’injustice la plus criante. Dans un monde de réseaux sociaux où le vote se fait consommation, l’humeur et l’émotion peuvent être instrumentés. Les vérités peuvent devenir de simples images que l’on sélectionne pour aller dans le sens de ses peurs. La majorité devient une arme. Elle se calcule. Elle s’influence. Puis elle se met en scène.
Les autres voies esquissées par les penseurs du 20ème siècle ont aussi souvent été problématiques pour repenser et dépasser la seule logique de la majorité et articuler les pluralités avec une volonté commune dans nos sociétés comme dans nos organisations. On trouve peu de directions sur ces sujets, de Burnham à Schumpeter en passant par Giddens ou Latour. L’équation a même tendance à se complexifier en ouvrant le problème de l’orientation de la Polis aux non-humains, aux évolutions larges de notre système capitalistique de plus en plus global et connecté, à des questions cosmologiques et théologiques ou encore en intégrant les ruptures écologiques, géopolitiques (guerre, terrorisme, circuits des matières premières…) et technologiques (biotechnologies, management algorithmiques, IA, capitalisme de surveillance, transhumanisme…). Les pluralités et les logiques de pluralité se multiplient, en ayant pour l’heure plutôt pour effet de polariser toujours davantage le débat politique, en effritant son centre et en fragilisant les anciennes topologies sans vraiment les remplacer par des nouvelles.
Mais les espoirs sont bien là, notamment avec le coopérativisme et le pragmatisme américain. Le premier valorise une démocratie plus directe, immédiatement égalitaire et opérationnelle. Il ouvre aussi les voies à un possible dépassement des moments démocratiques, sans effacer la démocratie. Le second transforme la démocratie en une « expérimentation permanente ». Il rend indissociable « communauté d’enquête » et processus démocratique.
Au-delà des courants de pensée, de leurs contributions et de leurs impasses, je reste résolument optimiste. Du monde grec à aujourd’hui, la démocratie a toujours été une question avant d’être une réponse. Elle est une catégorie en devenir permanent. Plus largement, le politique lui-même est une métamorphose sans fin. Sur ce chemin vers le politique dans son expérience, les universitaires, les élus et surtout, les citoyens, doivent constituer ensemble une « organologie politique ». Il s’agit de façonner des approches organisationnelles fondées à la fois sur l’étude et l’expérimentation des formes organisationnelles et de leurs processus politiques avec et dans la cité. Un domaine plus que jamais en conversation avec les sciences politiques. L’économie politique, la philosophie politique, l’anthropologie ou la sociologie politique notamment, doivent êtres les dimensions centrales de cette organologie.
La stratégie d’entreprise s’éloignera alors du seul calcul pour renouer avec une nécessaire politique générale. Le management sera remis en perspective avec son histoire américaine, en en particulier la généalogie de la démocratie américaine. Plus largement, les modes d’organisation seront repensés autour des logiques et processus de l’ouverture et du commun. Un commun mettant en conversation le majoritaire et le minoritaire au service de la formation d’une volonté commune ; En préservant les institutions démocratiques à orientation majoritaire, car elles ont la capacité rare d’incarner la démocratie portée par l’espace public. Mais l’heure du dialogue exigeant, du consensus, de la confiance mutuelle et de l’expérimentation est venue. A défaut d’un tel renouvellement, nous serons tous pris dans le seul calcul des experts. Un calcul emballé, à l’opposé de la fabrique d’une volonté commune légitime et pertinente.
Il est temps de réveiller la majorité silencieuse. Celle dont la solitude n’a jamais été aussi forte, dans des sociétés pourtant hyper-connectées. Celle dont l’intelligence s’épuise sur des voies de plus en plus artificielles. Celle dont les peurs ont rarement été aussi fortes. Celles dont l’insertion dans le réel est plus que jamais problématique, à l’heure où le numérique nous met au centre du monde pour mieux nous en éloigner. Celle dont les populismes les plus dangereux jouent avec les frustrations pour transposer et agréger les majorités de souffrance vers leurs espaces majoritaires de contestation.