Organologia L
La fin des chiffres romains :
quand une nouvelle numération étend notre capitalisme vers l'infini
La fin des chiffres romains :
quand une nouvelle numération étend notre capitalisme vers l'infini
Pendant des siècles, les numérations occidentales se sont appuyées sur les chiffres et la logique romaine. C’est sur un temps long, du 13ème au 18ème siècles, qu’une autre numération d’abord indienne (avec ses premiers développements au 3ème siècle) puis arabe (à partir du 8ème siècle) s’est imposée.
D’un point de vue technique, cette métamorphose a eu des conséquences majeures. Les romains ne disposaient pas d’un zéro dans leur mathématique, ce qui limitait très fortement la possibilité de calculs complexes. Le zéro a notamment permis de représenter les valeurs de position et la valeur décimale, ouvrant la voie à l’automatisation des calculs. Bien plus tard, il sera au cœur de la logique binaire utilisée par les informaticiens. Il fallait une nouveauté conceptuelle et philosophique majeure* pour penser cela : le zéro n’est pas rien. Il compte.
Auparavant, la numération des romains était peu pratique. Elle était lourde même pour de simples additions. Avec le système positionnel, tout est simplifié. La localisation du chiffre indique sa valeur (dizaines, centaines, milliers…). Par ailleurs, la numération indo-arabe est incroyablement proche d’une expérience sensible du décompte de notre monde. Sa base correspond tout simplement au nombre de doigts des deux mains, à ce qui est au cœur de notre préhension première. Le « numérique » indo-arabe est ainsi indissociable d’une « digitalité ».
Dans ses reconfigurations par les mondes perses et arabes, le potentiel pour une algorithmie a vite été identifié, notamment avec la technique des « chiffres poussières »**. Le mot « algorithme » vient du nom d'Al-Khwarizmi, mathématicien perse connu pour avoir pensé au 9ème siècle les règles et les techniques de calcul basées sur les chiffres indo-arabes. Au fil de la Renaissance puis de la période Moderne, l’arithmétique simplifiée a permis la mécanisation de certains calculs et l’encodage de l’information. De la Pascaline à la machine de Babbage au cerveau électronique en passant par les réseaux de neurones formels, les applications et extensions ont été très nombreuses. C’est notamment Léonard de Pise (plus connu sous le nom de Fibonacci) qui a vulgarisé et diffusé en Europe cette nouvelle approche des nombres au 12ème et 13ème siècle. En 1202, il a ainsi publié Liber Abaci. Dans cet ouvrage majeur, il loue les qualités du système indo-arabe et montre tout son intérêt pour les pratiques commerciales et économiques.
Ce mouvement de long terme n’a pas été sans résistances et sans doutes exprimés à l’encontre de cette nouvelle façon de chiffrer. L’Eglise Catholique (« Romaine ») a freiné de toutes ses forces. Au 13ème siècle, l’usage des chiffres arabes était ainsi interdit dans la plupart des villes italiennes car il était supposé trop facile à falsifier. Mais irrésistiblement, le nouveau mode logique et technique s’est imposé du 13ème au 16ème siècle, d’abord sous forme de cohabitation entre numérations romaines et indo-arabes, avant l’adoption exclusive du système indo-arabe dans l’administration, l’éducation et les sciences entre les 17ème et 18ème siècle.
Vraisemblablement, le premier basculement s’est fait dans les mondes marchands et économiques avant l’adoption par les élites intellectuelles et les sciences. L’invention et l’adoption de l’imprimerie (après 1450) a joué un rôle majeur. En effet, les premiers manuels de calcul mobilisant les chiffres indo-arabe ont été des ouvrages imprimés et largement diffusés.
Ce changement logique et technique n’est pas anodin : la comptabilité moderne connait son grand moment au 15ème siècle. La partita doppia est formalisée par Luca Pacioli dans son Tractatus XI particularis de computibus et scripturis en 1494. Les chiffres indo-arabes simplifient toutes les opérations nécessaires à la tenue d’une comptabilité. Avec cette numération, les marchands et les banquiers pouvaient suivre leurs transactions, décider leurs investissements, gérer leurs dettes et leurs créances.
Ces transformations techniques, logiques et économiques sont indissociables de reconfigurations théologiques. Depuis le 12ème siècle, la naissance du purgatoire avait déjà libéré les logiques et les imaginaires comptables. On va bientôt pouvoir payer des « indulgences » et raccourcir le temps passé par ses proches décédés en attente de leur sort final dans l’antichambre du paradis ou de l'enfer. Un système d’équivalences temporelles permet de mieux saisir la durée de l’expérience vécue outre-tombe. Ouvrant un espace nouveau aux marchands et aux banquiers (auparavant simplement condamné à l’enfer par une théologie binaire), les métiers de l’argent gagnent en légitimité après avoir gagné en nécessité. Mais leurs besoins techniques sont également croissants. Pour gérer l’usure, pour escompter, pour échanger, pour comptabiliser, les chiffres indo-arabes étaient bien plus adaptés que leurs concurrents romains. Progressivement, les banques peuvent normaliser leurs pratiques à partir d’un système plutôt simple. Les compania et les grandes institutions financières de la Renaissance prennent leur essor et montrent leur puissance par le chiffre, grâce au système indo-arabe. Avec elles, l’investissement, le crédit et la spéculation se propagent dans toute la chrétienté.
Le capitalisme peut alors devenir une temporalité continue (l’horloge mécanique va également incarner cela). Parallèlement, la géométrie grecque ne disparaît pas. Au contraire. Plus que jamais, le monde devient un vaste espace euclidien continu, fait de fuseaux horaires, parcourable d’un bout à l’autre par de nouveaux moyens de transports de plus en plus rapides, et bientôt couvert par une immense infrastructure numérique. Les marchés financiers peuvent se globaliser. L’organisation du travail également. Le système indo-arabe simplifie les comparaisons, les évaluations, les agrégations. Le chiffre va vite être complété par le visuel au 18ème, avant que les deux ne se fondent dans les mêmes outils à la fin du 20ème siècle. L’image de l’interface permet alors d’activer le numérique à l’œuvre avec le code.
Par bien des aspects, modernité et capitalisme dépassent les clivages Est-Ouest ou Occident-Orient, catégories qu’une généalogie du capitalisme managérial rendent vite caduques. On bascule de plus en plus vers une économie de marché, et le système logique et technique porté à la fois par les marchands et les scientifiques offre le cadre idéal à la rationalisation décrite par Max Weber. Pour l’Etat comme pour les entreprises, la programmation, la planification et le contrôle sont facilités. L’accumulation capitalistique elle-même peut se compter et s’optimiser. Le calcul stratégique peut progressivement devenir une technique.
Ainsi, une double métamorphose technique et organisationnelle va sous-tendre la grande transformation de nos sociétés. Le système indo-arabe va être au cœur de la naissance du management scientifique et d’une extension des domaines du comptable, du financier et du marketing. Il va également alimenter une transformation majeure des techniques et le passage d’une économie primaire à une économie secondaire puis tertiaire avec l’ordinateur et l’intelligence artificielle. Depuis la fin des années 90, on peut se demander si les deux métamorphoses n’ont pas finalement convergé avec la naissance d'un management et d’un capitalisme « digitaux ». Sur fond de processus de plus en plus apocalyptiques…
*Vraisemblablement indissociable de philosophies et d’ontologies indiennes
**On itère en dessinant plusieurs chiffres dans le sable que l’on efface au fur et à mesure jusqu’à avoir trouvé la configuration optimale.