Ça aurait dû être un samedi comme un autre. Sur ce milieu d’après-midi, je suis en chemin pour faire des courses à proximité de la mairie de Paris. Bien assis à l’avant-dernière rangée du bus 72, ma tête est posée contre la vitre. Je profite de ce moment pour m’ennuyer et m’évader un peu.
Trois arrêts plus loin que mon point de départ, j’entends une petite voix derrière moi. « Je ne me sens pas très bien ». Je me retourne pour me retrouver face à une femme d’une soixantaine d’années, assise seule, un bouquet de fleurs jaunes posé à côté d’elle.
« Vous ne vous sentez pas bien ? Vous avez mal quelque part ? ».
Son regard est incroyablement vide. Elle met du temps à me répondre.
« J’ai une gêne, un inconfort sur le côté ».
J’ouvre la petite fenêtre en haut de la vitre pour lui faire de l’air.
« Vous voulez manger quelque chose ? ».
Je me tourne vers le reste des passagers, pour beaucoup désormais attentifs à la situation.
« L’une d’entre vous a-t-il un mars, quelque chose de sucré ? ».
Une dame me donne une bouteille d’eau. Une autre propose des tic-tacs mais la passagère fait non de la tête.
Je prends sa main et lui demande de la serrer. Pas de force dans ses doigts.
Mon instinct commence à me dire qu’il se passe quelque chose de sérieux. Une dame me rejoint. Elle était à l’avant du bus.
Elle pose une question à la passagère. « Vous vous appelez comment ? ».
A nouveau le regard dans le vague, elle nous répond péniblement un nom.
Une écharpe est par terre, à ses pieds. Je la ramasse et lui demande si elle est à elle. Elle me répond que non.
Le chauffeur s’est arrêté. Il nous appelle. « Comment va-t-elle ? ». Je lui explique que c’est peut-être grave. Dans le bus, des passagers s’impatientent. J’entends une personne commenter avec agacement la situation : « C’est de la comédie. Elle parle. Elle bouge. Elle n’a rien !».
J’appelle à nouveau le chauffeur : « Il faut appeler les secours ! ».
Il vient vers nous, le téléphone à la main. Il nous explique qu’il doit échanger avec son superviseur et son régulateur. Il y a des procédures.
Déjà plus de vingt minutes écoulées… je ne comprends pas. Les conversations s’enchaînent avec le hautparleur de son téléphone activé. La majeure partie des passagers ont déjà quitté le bus.
A un moment, un pompier semble être au bout du fil.
« Pouvez-vous demander son nom à la dame ? »
Etrange, ce n’est plus la même réponse que tout à l’heure… Je le dis à la dame qui ne comprend pas : c'était son nom de jeune fille qu’elle n’utilise jamais. Elle semble aller un peu mieux. Elle voit l’écharpe sur le siège à côté du sien. La porte du bus est ouverte et un air glacé rentre à l’intérieur. Elle se couvre. Je comprends qu’il s’agissait bien de son écharpe.
L’échange se poursuit avec elle, la dame de l’avant du bus et moi. L’autre dame est en fait aide-soignante. Cela tombe bien. Elle est très posée. Nous parlons tous les deux de Paris. Elle est venue pour le week end avec son mari. Je partage quelques bonnes adresses.
Notre « patiente » semble aller un peu mieux, mais elle ne se souvient pas de ce qu’elle a vécu il y a quelque minute. Elle a peur.
« Vous pensez que c’est grave ? ».
Nous la rassurons.
Le chauffeur vient nous dire que les pompiers sont en route. Mais déjà plus de trente minutes de perdues dans cette longue cascade d’échanges du superviseur au régulateur et aux pompiers.
« J’ai des fourmis dans le bras ».
La passagère semble ne pas aller mieux. Son visage est redevenu sombre.
Elle nous explique qu’elle se souvient avoir commencé à avoir une douleur à gauche chez elle juste après une sieste. Il y a quelques mois, elle a perdu son mari. Une partie de la mémoire lui revient. Elle se souvient avoir vu flou tout à l’heure. Elle ne voyait plus l'avant du bus.
« N’hésitez pas à partir » nous dit-elle.
« On ne vous lâche pas ! ». Pas question de la laisser comme ça. En voyant le bus totalement vide, je mesure ce que sont devenues nos sociétés. Un abîme d’indifférences.
Le chauffeur essaie de donner une adresse précise aux pompiers. Nous sommes place de la Concorde. De l’autre côté du pont on aperçoit l’Assemblée nationale. Je pense furtivement à cette crise de l’autre côté…
Quelques minutes plus tard, je vois le véhicule des pompiers. Malheureusement, ils n’ont pas eu la bonne information. Ils sont à l’arrêt du 72 à l'autre extrémité de la place. Le chauffeur part en courant les guider, après avoir fermé la porte à côté de nous et en bloquant le passage vers la sortie avant au moyen de la paroi de sa cabine. Il a peut-être peur d’un coup monté…
Déjà plus de 45 minutes depuis le début de l’accident.
Les pompiers se garent derrière nous. La porte est ouverte par le chauffeur. Un jeune visage se présente à nous.
« Ça va ? On va prendre en charge la dame ».
Nous lui expliquons ce qui s’est passé pendant que l’équipe transporte la passagère dans leur véhicule.
Quelques minutes plus tard, notre patiente est emmenée à l’hôpital Cochin.
C’était un AVC.
Le chauffeur ne peut plus transporter de passagers, mais il propose de me laisser au passage sur l’arrêt de la mairie.
Je salue l’aide-soignante et lui souhaite un bon séjour sur Paris. Elle part rejoindre la ligne 8 pour aller vers le Bouillon Chartier dont je lui ai parlé.
Assis seul dans ce bus fantomatique, je repars donc vers ma destination. Quelle curieuse expérience. Je suis encore imprégné de ce regard totalement vide, tragiquement absent.
Finalement, le même accident sur la voie publique aurait été traité beaucoup plus rapidement. En restant dans ce bus, nous avons été pris dans une cascade de décisions, la force d’une organisation.
L’organisation n’est pas un lieu. Elle est un mouvement fait de procédures, de règles, d’habitudes, de techniques, de rôles. Et l’urgence peut la cristalliser davantage. Elle se fait alors couverture, déresponsabilisation, décision, hésitation. Au-delà de la RATP, les pompiers ont également activé de loin leurs procédures. Était-il nécessaire de dépêcher une équipe ? Paris est un foyer permanent d’urgences et de crises entre lesquelles il faut arbitrer. Fallait-il envoyer un véhicule de secours ou donner simplement quelques conseils ? Pris chacun dans nos journées, tirés par des itinéraires, accompagnés par les informations de nos smartphones, l’aide-soignante et moi-même étions également engagés dans un processus organisationnel. Elle, dans le cadre d’un programme serré pour profiter de seulement deux journées sur Paris ; moi, pour un créneau court d’achats discrets avant la grande mêlée de noël.
Notre monde est profondément organisé. Il l’est de façon souvent invisible mais permanente. Parfois pour le pire, mais aussi souvent pour le meilleur.