Jean-Marie Bougeard témoigne
Jean Marie Bougeard avait profité du train spécial, affrété par la Kommandatur de Charleville, assurant le retour des Ardennais installés comme lui en Vendée après l’exode. De nouveau à Mézières en septembre 1942, célibataire, il exerçait la profession de tailleur dans son appartement, 5, rue St-Louis (le 21 actuel). Jean Marie avait pour voisin le patron du Café de l’Industrie en qui il avait confiance. En ces temps incertains il était logique que cette confiance ait une réciprocité sans faille. A ces moments creux professionnels, Jean Marie fréquentait assidûment cet établissement au point qu’il s’autorisait à le baptiser “PC”, à la grande satisfaction du patron qui lui demandait de rendre de menus services. Cela sous-entendait : être à la disposition de la résistance naissante sans pour autant s’y engager. Monsieur Bougeard l’avait bien saisi en y adhérant spontanément plus par curiosité que par conviction. Et puis, comme il le précise : « Cela donne un peu de piquant à la morosité ambiante ». Il connaissait l’énergie du patron de bar qui recevait indistinctement des civils français et des soldats allemands dont il parlait parfaitement la langue en tant que Lorrain, sans en faire étalage pour ne pas éveiller de soupçon. Ce Lorrain n’avait pas son pareil pour glaner des renseignements auprès des occupants, qui avaient la langue bien pendue après des libations certaines. S’assurer d’eux une fausse amitié, permettait également d’effacer les avatars des quelques résistants peu enclins à la discrétion.
Voilà donc Jean-Marie mis en confiance et ouvert à toute proposition. Son état de tailleur l’obligeait à recourir à des corrections des vêtements civils alloués à des militaires alliés ou à des prisonniers français évadés. Il aime aussi à rappeler qu’il a été affecté en tant qu’apprenti- tailleur au 3° Zouaves à Oran, formé par un cadre prestigieux en la personne d’un ancien légionnaire, un Belge à qui il doit beaucoup. Il compléta son apprentissage, rue Dubois-Crancé de 1936 à 1938 chez un apiéceur, monsieur Lhermite, puis chez monsieur Amsterdam, rue de la République comme retoucheur et enfin chez monsieur Sternschust, spécialité : veston – pardessus, en tant qu’ouvrier- tailleur jusqu’à l’évacuation de mai 1940. Revenu dans les Ardennes en 1942, Bougeart trouve tout naturel de s’établir à son compte et de former un jeune apprenti. Croire que cette situation n’apportait que des satisfactions, serait trompeur. Il y eut bien des circonstances équivoques ou dangereuses dont notre héros les mentionne aujourd'hui avec une pointe d’ironie :
« L’un des membres de la Résistance me présenta un aviateur en civil en m’invitant à lui donner une apparence plus distinguée. Quand soudain, sans même frapper à la porte, un employé de la Bahnof de Charleville pénètra dans le petit atelier. Je m’élançai spontanément au devant de l’intrus masquant ainsi le travail commencé, pendant que l’Américain, sans perdre contenance, feuilletait un catalogue de mode qui était à sa portée. Le résistant, stoïquement joua le rôle d’un client en attente. L’apprenti, ignorant la situation des personnes, manifesta calmement une naturelle curiosité auprès du visiteur. Il me fallu donc donner une apparence sereine à l’activité illicite. Je choisis alors d’aborder l’Allemand d’une façon avenante et lui demandai la raison de sa présence. Il me présenta alors un manteau à raccourcir. Je m’empressai de relever les mensurations et l’invitai sur-le-champ à revenir le lendemain. Ouf ! Pas curieux du tout, l’homme s’exécuta et disparut. Il fut là le lendemain, à l’heure prévue, un modèle d’employé de chemin de fer ! Il reprit son manteau qu’il paya bien, alors que l’ouvrage n’était pas réalisé ! Avait-il grandi au cours de la nuit que je ne le revis plus ? » « Une autre fois se présenta un officier autrichien qui souhaitait une tenue plus seyante pour sa gracieuse personne. Je ne sais ce qu’il m’a pris, je refusai catégoriquement le travail. L’officier, vexé porta sa main à l’étui pistolet et pointa son arme sur moi en m’ordonnant de m’exécuter immédiatement. Sous la contrainte, le manteau dûment ouvragé, convint parfaitement bien à sa sollicitation hargneuse. Il paya bien lui aussi en s’excusant avec un large sourire que : « Krieg nicht gut ! » tout en me glissant dans la main un ticket de pain. Jamais plus je ne me suis amusé à ce genre de refus imbécile.»
« Le patron du café me sermonna sérieusement lors d’une aventure plutôt à mettre au crédit d’un camarade qui au bar ne cessait de déboiser sur le compte des soldats présents. J’y allais aussi de ma verve tant cela était cocasse. Mais voilà à force de considérer que les antagonistes ne comprenaient rien à notre langage était présomptueux . L’un d’eux avec un parfait accent parisien répondit à notre insolence par quelques propos qui nous laissèrent pantois et inquiets sur notre devenir. J’appris par le patron en colère que cet individu, ancien policier travaillait pour la Gestapo et qu’il fallait s’attendre à des représailles. Comment notre Lorrain s’en est tiré, je ne le sais encore, mais l’affaire fut arrangée. Mon camarade le sut aussi et continua son manège de provocation, cette fois en amenant un Américain en civil dans le bar et en discutant tout placidement avec les soldats qui heureusement ne se sont jamais intéressés à son collègue peu loquace qui sirotait alcool sur alcool. Je craignais d’un moment à l’autre une faute du Ricain de plus en plus éméché. J’ai passé un très mauvais moment en me jurant de ne plus le fréquenter. »
« Au fur et à mesure que le temps passait, nous ne mesurions plus les risques encourus, alors que dans ces conditions la prudence s’imposait. Mais avec des énergumènes comme ceux que je fréquentais, il fallait s’attendre au pire. L’arrestation par la Gestapo, en 1943, d’un secrétaire de la préfecture, chef de réseau, résidant avenue du 91° RI, nous a fait comprendre que la guerre n’était pas un jeu. Un espion infiltré à la Kommandantur a voulu le prévenir à son domicile, il est malheureusement arrivé après l’intervention. Cet homme assurant l’interprétariat auprès de la Kommandantur résidait à Fagnon. D’aucuns disaient que son rôle avait été prépondérant dans le renseignement. Nous n’étions pas au fait de toutes ces subtilités et notre implication était, somme toute, des plus humbles. L’effet le plus surprenant fut la rencontre fortuite d’un voisin de la rue St-Louis en uniforme allemand. Il m’expliqua qu’il n’avait pas eu le choix, sa mère était germanique. Je ne doutais point de son excuse, l’essentiel étant qu’il réagisse à la manière des deux Lorrains enrôlés de force, qui au café de l’Industrie, avaient discrètement montré au patron leurs cartouches dégarnies de poudre. »
Service du Travail obligatoire (STO)
Affiche de probagande (photo du net)
Jouer au plus malin en ces temps difficiles où l’occupant excellait dans l’organisation ne s’improvisait pas. J.M Bougeard appelé au STO (fin 1942) avait pourtant su le faire grâce à la complicité du médecin français chargé de la visite médicale. Donc, autorisé à poursuivre son activité, il était assuré d’une paix relative lors des nombreux contrôles de l’occupant et surtout d’avoir des moyens de subsistance. Cette anecdote mérite d’être contée : Jean-Marie Bougeard, blessé gravement au genou au cours d'une séance de sport à l'âge de 15 ans, usait d'une canne lors de ses déplacements. Fin 1942, il fut convoqué à la visite médicale organisée par le docteur Charpentier, contraint par l'office de placement allemand à délivrer les certificats d'aptitude au travail au profit du S.T.O. Au cours d'une émission de la B.B.C.(radio Londres) le médecin avait été nommément dénoncé de faciliter les envois au S.T.O. Après un rapide examen clinique, le docteur conclut, sur un ton bourru, se parlant à lui-même: « Je ne vais tout de même pas envoyer ce gars là en Allemagne, on va encore me dire que j'y envoie n'importe qui ! » Bougeard, trois jours plus tard, passait devant une commission mixte. Inutile de préciser que l’ordonné requis accentuait son infirmité en cognant exagérément sa canne sur les degrés en bois de l'escalier conduisant à la salle où siégeait la commission. Il a obtenu sans difficulté le document avec la mention de son inaptitude, ce qui lui a permis de toucher, auprès de la mairie de Mézières, les cartes d'alimentation nécessaires à sa survie et de continuer son emploi d'artisan-tailleur. C'était la seule fois qu'il s’est satisfait de son handicap.
En fin 1942 et en 1943, le bar se vidait de sa jeunesse requise pour le STO. Une certaine quiétude y régnait car les plus anciens n’avaient pas le culot de ces jeunes gens. La fermeture de la buvette était effectuée au quotidien par deux anciens militaires de la précédente guerre qui prenaient un réel plaisir à l’annoncer. Le patron leur servait un petit verre qu’ils dégustaient avec délectation et se confondaient en remerciement dans les deux langues : « Ya, ya. Danke schön, sehr gut, beaucoup merci ! Patron, bon führer ! » en clignant de l’œil mutuellement. Benoîtement, ils se dirigeaient ensuite vers les autres établissements pour assurer le même service. Leurs rêves devaient être bien différents de ceux de leurs camarades combattant sur le front de l’Est.
Les Subsistances militaires, rue de Champagne, sous la direction d’un feldwebel, fournissait en pain noir la caserne Dumerbion où demeuraient ses semblables. La sinistre physionomie de cet adjudant, témoignait d’une détestation pour tout ce qui touchait le Français. Il était à éviter en toutes circonstances et encore plus au café dans lequel il cherchait manifestement la provocation. Une Macérienne tentait en vain de calmer ses ardeurs menaçantes et de le détourner de ses desseins. Elle profitait néanmoins de ses charmes pour accomplir, à son insu, des actions patriotiques avec la complicité d’une amie qui, possédant une voiture, transportait des aviateurs alliés sur Paris. Le Comité de libération à la fin de la guerre n’a pas tenu compte des services rendus par cette femme et par le patron du bar. Des témoins se sont manifestés spontanément pour les dépêtrer d’une sévère condamnation.