Sérénade dans le soir
Maurice Froussart évoque des souvenirs de l'entre-deux-guerres.
" Ce jour de juin avait été chaud et les travaux des champs d'autant plus fatigants. Mais le faneret (1) était terminé. La dernière charrette rentrée dans la grange encore ouverte répandait une grisante odeur de foin. Elle serait déchargée tôt le lendemain matin. Un pot au feu, arrosé de bière basse tirée à la cruche du caque (2) encavé, avait réconforté grands et petits avec les râbottes (3) préparées par la grand-mère Félicie. Hélène faisait la vaisselle dans l'arrière cuisine, aidée par Pierre qui essuyait. Henri, suivit de Maurice, terminait sa ronde pour s'assurer que rien ne clochait dans les bâtiments, ni chez les bêtes. Baptiste le goret, Grisette et Blanchette les juments, les poules, les lapins, tous avaient reçu leur provende.
La fraîcheur renaissait avec le crépuscule. Pour mieux en jouir, des voisins avaient tiré leur chaise "su l'pas d'la porte" et échangeaient les nouvelles. Henri et son cousin Paul discutaient travail, Hélène et Lucie parlaient de la pépie sévissant dans leurs poulaillers. Les enfants se chamaillaient en comparant les mérites de Louis Boussenard, du capitaine Maine-Raid, de Paul d'Ivoi et d'autres conteurs d'aventures.
Un air d'accordéon
Et voilà que, tenu en prélude, et vite assuré, un accordéon se fit entendre, jouant quelques romances connues de tous : Plaisir d'amour, le Temps des cerises, la Romance de maître Pathelin et d'autres d'avant 14. Ali Banarès nous offrait la sérénade et les gens fredonnaient, même le vieux Charles Bruniaux et Marie sa femme, pourtant toujours en deuil de leurs deux fils tués pendant le retraite de Charleroi. L'assistance croissait et tous communiaient dans la musique et les chansons. Ajoutant à cette ambiance, Aïcha et Ahmed vinrent rejoindre leur frère pour chanter les nouveautés : Nuits de Chine, Dolorosa, Je t'ai donné mon cœur, repris à l'unisson.
Images d'Orient
Après un court silence, Aïcha, accompagnée d'un tambourin, chanta seule. Sa voix magnifique, un peu rauque, nous transporta outre-Méditerranée. Elle était belle, le teint basané, de grands yeux noirs, des cheveux frisés. Il suffisait, en fermant les paupières pour mieux goûter les airs de là-bas, d'imaginer une Ouled Naïl au front ceint de pièces d'or, au boléro laissant deviner les seins, au ventre oscillant voluptueux, aux jambes offrant leur galbe parfait à travers le pantalon léger et transparent, serré aux chevilles, aux pieds nus, aux bras serpentant gracieusement, aux yeux allongés par le khôl. Enfin, monsieur Banarès fit entrer ses enfants, salves d'applaudissements et de bravos.
Un spahi à saint-Julien
Le soldat Banarès, blessé et pensionné, occupait à la préfecture de Mézières un emploi réservé et habitait Saint-Julien, en face de chez nous. Son fils Ali, participa à la pacification du Maroc où Abd el Krim nous donna bien du fil à retordre. Blessé à la cuisse, il vint en convalescence, fièrement vêtu de sa tenue de maréchal-des-logis de spahis : dolman rouge, culotte bleue, bottes rouges, képi bleu, burnous réversible rouge et blanc, visage émincé mais sourire très doux.
Au cimetière de Saint-Julien, une tombe simple de marbre frappé d'une étoile, porte simplement ces mots gravés d'or : "Famille Banarès". Souvent, je me recueille devant elle, et songe, plus de soixante-dix ans après, aux soirs enchantés où l'amitié régnait entre tous, malgré les origines, les cultures et les religions différentes ".
(1) Faneret : fenaison; (2) caque : tonneau de cent litres; (3) râbottes : pommes de rambour enrobée de pâte et cuite au four. (sources : dictionnaire du français régional des Ardennes de Michel Tamine, édition Bonneton).
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