J'ai labouré cette nuit
Le pauvre, il déraisonne. Lui, labouré la nuit ! et pourtant mon rêve - car c'est est un - était d'un tel réalisme, dans tous ses détails, que je n'en ai rien oublié.
J'étais au fond de la Warenne, à la fraîche, avec Roquet et le brabant. Le soleil encore bas sur l'horizon, semblait fendu par le clocher de l'église de Mézières. Le calme régnait, troublé seulement par la brillance verte de sauterelles s'harmonisant avec le bleu fragile de libellules, par le frôlement de martinets tournoyant becs ouverts pour gober les moucherons autour de l'attelage, par la montée verticale d'une alouette chantant jusqu'au ciel pour y appeler la protection divine. Parfois, un meuglement lointain parvenait de la ferme des Bouguin où l'on trayait les vaches.
De la chemise blanche sans col, à fines rayures rouges, j'avais déjà retroussé les larges manches sur mes bras brunis et desserré la ceinture du pantalon de velours à côtes au bas trempé de rosée. Mes brodequins cloutés étaient légers avant de s'alourdir lentement dans la glèbe pesante. Pour ne pas être gêné par le soleil dont la boule rouge se transformait peu à peu en un disque d'or, ses rayons allaient bientôt arder, j'inclinais mon béret à fait (1). Une agréable odeur champêtre nous entourait d'un voile ténu.
Le fidèle Roquet
Notre Ardennais portait coquettement ses oreillons bleus à pompons rouges, ainsi les insectes irritants ne pouvaient pénétrer, non plus que dans les naseaux recouverts d'un fin treillis des mêmes couleurs. Massif mais souple, fort mais doux, d'une robe rouanne où les poils blancs et roux se mêlaient étroitement. Il était intelligent, obéissant à la parole sans que nous ayons à utiliser le perpignan, fouet à manche court tressé, planté, pour la parade dans la douille du brabant. beau représentant de sa race dont, presque seuls, les ancêtres tinrent la retraite de Russie, en 1812, grâce à leur rusticité et leur puissance.
Alors nous allions d'une allure modérée mais soutenue, d'un bout à l'autre du champ, cordeau ballant, palonnier tendu par l'effort, le coutre fendant la terre avant que le versoir - l'oreille, disions-nous - ne la retourne contre la roie (2) précédente. A chaque epture (3), Roquet s'arrêtait, puis se remettait en place sur un " Ho hu ho" pour virer à droite ou un "dia" pour tourner à gauche, et gaillardement, repartait. Quelle sérénité dans ce tableau, quelle beauté dans cette harmonie et que j'étais heureux !
Disparu le rêve de cette nuit d'été, disparue cette réalité d'hier. Là, dont j'ai rêvé pendant mon sommeil, une H.L.M. de béton est implantée, au bas de la rue Dehuz....
(1) à fait : au fur et à mesure; (2) roie ou roye : sillon tracé par la charrue; (3) epture : extrémité du champ sur laquelle on fait tourner l'attelage. (dictionnaire du français régional des Ardennes de Michel Tamine, édition Bonneton).
Allez à : Sérénade dans le soir