Le quotidien et les servitudes
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Les grèves de 1936
Juin 1936 La Macé en grève
Front populaire, accords de Matignon, grèves : la conquête de lois sociales est souvent le fruit de luttes revendicatives spectaculaires. Roger Bertrand a vécu cette expérience unique et la raconte avec fierté. Pour lui, c'est incontestablement une avancée sociale sans précédent et une modification radicale des rapports humains. En 1936, deux grosses entreprises métallurgiques s'inséraient dans l'île de St Julien : la Fonderie des Ardennes, rue du Bois d'Amour et la Macérienne, rue Louis Tirman, plus connue sous le nom de son fondateur, Clément Bayard. Elles employaient une forte proportion d'ouvriers résidant à Mézières et en particulier à Manchester et à la Sorille. Roger Bertrand était de ceux-là. Employé de 1928 à 1929 à la Fonderie des Ardennes, il opta pour l'embauche à la Macérienne pour dix sous supplémentaires de l'heure. Il y fit carrière de 1930 à 1977, date de sa mise à la retraite. Son sérieux et son savoir faire lui permirent un avancement de l'échelon d'ouvrier à celui de contremaître en passant par les fonctions d'ébarbeur, de magasinier de distribution et de chef d'équipe d'ébarbage. Il obtint en fin de carrière la très rare "Grande médaille d'or du travail" pour ses 48 ans de service et le titre non moins envié de "Vétéran de la Macérienne". C'est aussi un témoin privilégié des grèves de 1936.
Le terreau de la révolte
Les ouvriers vivaient alors dans un contexte humainement inacceptable. Les heures de travail se succédaient sans limites et sans compensation financière. Le faible salaire, sans cesse renégocié à la baisse, les conditions d'hygiène et de sécurité fort médiocres, la pénibilité du travail, l'absence de protection sociale, la brutalité des petits chefs, eux-mêmes harcelés par la hiérarchie qui exigeait une plus grande rentabilité, tous ces facteurs réunis fournirent à la révolte un terreau fertile. C'était pour les salariés un cas de conscience : le chômage, déjà important, ou la suppression sans condition de leur emploi. Ils étaient attentifs aux revendications nationales qui n'aboutissaient pas.
Trois semaines d'action et d'inquiétude
Tout commença le 5 juin 1936. Un syndicaliste départemental convaincant créa à la Fonderie des Ardennes un petit comité de grévistes avec pour missions de populariser les revendications nationales et de provoquer l'arrêt de travail, tout d'abord à la Macérienne, puis chez Gailly, chez Deville et ensuite chez Lefort. Plus de 500 salariés adhérèrent aux syndicats dès le premier jour. Du jamais vu… Le débrayage est unanime : coupure générale du courant, arrêt des machines, exclusion du PDG de l'usine. Le bruit court qu'une casse de l'outil de travail est prévisible. Le PDG est aussitôt invité à venir constater que tout a été respecté et au contraire, soigneusement protégé et entretenu. Pendant les trois semaines de grève, il faut s'organiser pour occuper en permanence l'entreprise. Les commerçants, les cheminots, les maraîchers se solidarisent avec le mouvement de contestation. Chacun à sa manière alimente les caisses de secours en argent afin d'aider les plus démunis et en produits divers, fruits, légumes pour les subsistances. Des cuisines et des cantines sont improvisées sur place, chacun se découvrant une âme de cordon bleu avec plus ou moins de bonheur. On couche sur place, sur des paillasses. Les femmes qui partagent quelques fois le repas de leurs époux doivent quitter l'usine le soir venu. Pour tromper l'ennui, un comité des fêtes organise des combats de boxe, des concours de belote, de danse, de boules et de gymnastique. Les équipes sélectionnées se confrontent aux équipes des usines voisines. Bref, on occupe le temps comme on peut, pour tromper l'incessante angoisse sur l'incertitude du lendemain.
Une explosion de joie et de larmes
Le 25 juin, l'annonce de la signature, à Paris, d'un accord entre les représentants patronaux et syndicaux de la métallurgie ardennaise est accueillie avec une explosion de joie et de larmes. Toutes les revendications ont été satisfaites. "Nous étions enfin, considérés, précise Roger Bertrand, payés à notre juste valeur, récompensés par deux semaines de congés payés annuels. La semaine était limitée à 40 heures, des heures supplémentaires étant payées. Un délégué du personnel allait dorénavant nous représenter auprès de la Direction. C'était trop beau pour y croire. Nous avions gagné une nouvelle dignité d'homme. Cela peut paraître dérisoire aujourd'hui, mais en ces temps-là, vu les conditions, c'était incroyable. On décida unanimement que la reprise du travail se ferait le lendemain. On avait hâte d'entendre à nouveau le bruit parfois intolérable de ces monstres mécaniques réduits au silence depuis plus de 20 jours, de sentir enfin l'odeur du métal en fusion et des moules surchauffés posés sur le sol humide de terre battue, hâte de se brûler au souffle chaud du cubilot vomissant sa lave étincelante, de se baigner dans les fines particules de l'ébarbage qui nous donnaient le teint gris et irritaient nos yeux. User enfin nos muscles à du concret et dompter la matière. En un mot… travailler."