L'exode
Sur la route de l’exode
Le dernier convoi
Sous les ordres de monsieur SCHATZ, officier de la Défense passive pour le quartier, Roger BERTRAND a assuré, toute la journée du 12 mai 1940, le transport vers RETHEL des habitants du quartier de Manchester à l’aide des véhicules réquisitionnés pour la circonstance. Roger BERTRAND et son chauffeur, à la tombée de la nuit, quittent à leur tour la Place Verte à ST JULIEN pour rejoindre RETHEL. C’est le dernier convoi.
Allongé sur le ventre, le corps épousant parfaitement l’aile arrondie avant gauche de la camionnette, Roger BERTRAND guide, à l’aide de gestes, le conducteur. Il devine la route plus qu’il ne la voit à cause des phares peints en bleu et dont un petit rectangle central diffuse un mince pinceau de lumière. Ils évitent ainsi les obstacles occasionnés par la puissante destruction des voies par l’aviation allemande et les nombreux objets hétéroclites abandonnées par les réfugiés les ayant précédés. Le lendemain 13 mai, les services préfectoraux, arrivés aussi à RETHEL le matin, ordonnaient l’abandon des véhicules sur place. En fin de journée, l’ordre était donné à la population présente d’embarquer par le train à destination de La ROCHE – SUR- YON, en Vendée. Un voyage périlleux commençait.
Madame Antoinette Ponsard, rue Robert Bruxelles à Manchester, notait dans son journal :
« Je le revois encore, ce poteau électrique avec l’affiche, nous donnant ordre de partir de suite pour le département d’accueil de la population des Ardennes en l’occurrence [ pour nous de Mézières ], la Vendée. Tout le monde devait partir, impérativement. Je rentrai à la maison, effondrée. Je fis lever et manger toute la famille. Que faire ? Comment partir ? Par quel moyen ? L’affiche ne nous donnait aucune directive à ce sujet. Roger [son mari], lui, prit son vélo et partit au Dépôt [de Mohon], aux informations. Pendant ce temps, je préparai quelques linges dans deux valises, une paire de draps à tout hasard, un litre de lait pour les biberons de Jean-Claude qui n’avait que 7 mois et quelques provisions de bouche pour les trois autres.
Ma belle-mère qui avait vécu la guerre et l’occupation de 14-18, se lamentait et pleurait sans arrêt en répétant continuellement :
Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce qu’on va devenir ? Mes pauvres petits !
Sur ces entrefaites, Roger était revenu et déclarait qu’il partait avec le dépôt pour évacuer les machines [locomotives], de façon qu ‘elles ne restent pas aux mains de l’ennemi qui avançait rapidement.
C’est un fait qu’à présent, on entendait tonner le canon de plus en plus fort. Que faire ?
Me voilà toute seule avec une grand-mère et quatre petits à évacuer.
Un départ précipité
À la trésorerie [lieu de travail de la narratrice] où je me rendis, on entassait les archives dans des camions, mais on n'emmenait personne. Je courus à la gare où il y aurait peut-être des trains en partance me dit-on. Effectivement, on m’avertit qu’on allait former quelques rames. Je repartis donc à la maison, de toute la vitesse que pouvait me donner le vélo. Laissant la maison avec tout ce que je possédais à l’époque, meubles, linge, provisions, tout, absolument tout. Nous partîmes à l’aventure. A cette époque, les voitures d’enfants se composaient d’une caisse profonde et d’un dessous, où je plaçais les deux valises. J’installai les deux petits dans la caisse et les deux plus grands s’accrochèrent à moi et à la grand-mère. Avant de partir, la mort dans l’âme, je lâchai les deux lapins qui étaient dans une caisse au jardin et qui durent se demander dans leur petite tête, pourquoi on leur donnait la liberté qu’ils n’avaient jamais connue.
Bref, nous nous sommes mis en route, direction la gare. La grand-mère pleurait toujours en traînant Ginette et Marc. Nous arrivâmes quand même en gare, où effectivement, on finissait de préparer un train.
Montez, montez vite, nous dit un cheminot, le train va partir !
C’était vrai, le train se mit en marche. Quel soulagement ! Nous étions sauvés. »
Vers Reims à vélo
Alfred Nonnon, dit '' Georges '', du prénom de son père selon la tradition familiale, réside chez ses parents à Manchester, quartier de Mézières, rue Alexandre Ribot prolongée, célibataire, il occupe l'emploi de tôlier-ajusteur chez Deville. À la déclaration de guerre, âgé de 18 ans, il reçut un ordre de réquisition individuelle pour une affectation au service de la défense passive en assurant, en qualité de requis, le service de liaison du secteur: St Julien-Manchester, comme agent de liaison cycliste.
Le 12 mai 1940, il fut libéré de cette contrainte par un ordre général d'évacuation de la ville. Son jeune âge ne lui accordait pas de profiter des transports préfectoraux mis à la disposition de la population. Il évacua avec d'autres jeunes gens à vélo jusqu'à Reims. Au passage à niveau de Poix-terron, ils subirent les violentes agressions de l'aviation allemande, s'appliquant à neutraliser les voies de communication, à semer la panique et la mort, à empêcher les troupes françaises d'assurer leurs mouvements, elles-mêmes empêtrées dans le flot des réfugiés civils. Son camarade Voisin ayant été mitraillé et bombardé à la bascule, il resta, pendant trois heures et demie, allongé dans les bois à proximité. Monsieur Voisin avait été témoin d'une scène déchirante qui le hante encore aujourd’hui : le souffle d'une bombe projetant un landau à plus de 10 mètres de haut, le bébé qu’il occupait n’ayant pas survécu à l’épreuve. Les jeunes gens endurèrent à nouveau une attaque aérienne à Saulces-Monclin. Après maintes péripéties, Georges parvint à prendre le train en partance vers la Roche-sur-Yon, puis vers La Chaize-le-Vicomte, dans le bocage vendéen, il y perdra son vélo tout neuf emprunté à son frère, probablement volé au cours du transport ferroviaire. Il dut se contenter, à l’arrivée, d'un vieux clou resté libre.
L’enfer de Poix-Terron
Madame Ponsard poursuit dans son journal le récit de ces évènements dramatiques :
« Hélas notre euphorie ne dura pas longtemps, car à Poix-Terron, la voie avait déjà été bombardée et tout le monde dut descendre. Le véritable drame allait commencer ici même. Nous descendîmes donc et nous empruntâmes la route qui va à Rethel. Nous étions à peine à vingt mètres de la gare de Poix-terron que dans le ciel apparurent de petits avions, des stukas (1), presque à la hauteur des maisons, qui fonçaient en piqué sur tout ce pauvre monde. Nous étions très nombreux descendus du train. Nous formions une longue file d’un côté de la route. Quelques soldats français ça et là montaient en direction du front, mais ils n’étaient pas très nombreux. Et puis, les stukas descendirent au-dessus de nos têtes et lâchèrent leurs bombes qui s’abattirent sur nous avec un bruit inconnu de nous, comme un chuintement interminable, tchin tchin tchin … suivi d’une explosion. Tout le monde s’était aplati au sol. Par bonheur, nous six, nous nous trouvions au bas d’un remblai et d’un seul geste, les enfants se trouvèrent couchés sur la pente, ma belle-mère et moi, par-dessus pour essayer de les protéger. Heureusement, car sur le terre-plein du remblai, les bombes avaient causé du dégât, des morts et des blessés jonchaient le sol. Les avions repartirent pendant une dizaine de minutes, mais revinrent et recommencèrent leur massacre. Pendant l’accalmie, Ginette, dans sa frayeur était partie sans qu’on s’en aperçoive, elle s’était réfugiée près des soldats qui se trouvaient là, à quelque distance. Affolée, mais heureusement, tout entière. Nous nous apprêtions à repartir, mais ce fut impossible car les avions, pilotés sans doute par des assassins, nous harcelèrent tout l’après-midi.
Profitant d’une nouvelle accalmie, nous nous réfugiâmes avec d’autres personnes dans un petit bois, aux environs, espérant ainsi échapper à la perspicacité des aviateurs. Ces diables de pilotes s’en étant aperçu, nous criblèrent de balles qu’on entendait ricocher sur les arbres. Un miracle qu’on s’en soit sortis sains et saufs, mais tous nos voisins n’eurent pas cette chance. Vers le soir, le calme revint et nous reprîmes la route vers le Sud. »
Stukas : Bombardier léger allemand d’attaque en piqué de la seconde guerre mondiale. L’action des stukas était rendue plus terrifiante encore par l’usage des sirènes déclenchées au moment des piqués.
Un chemin semé d’embûches
Fatigués, affamés, nous arrivâmes à Neuvizy. Je cherchai un gîte pour la nuit. Jean-Claude et Claudine pleuraient, n’ayant pas dormi depuis le matin. Jean-Claude n’avait pas eu de biberon depuis plusieurs heures. Il fallait trouver une solution. J’entrai dans une ferme pour demander du lait et quelques bricoles à manger. La fermière nous offrit des œufs durs, du lait et la grange pour dormir. La nuit fut calme mais, au lever du soleil, les chuintements des bombes reprirent (c’était des bombes à ailettes qui faisaient ce bruit sûrement pour épouvanter la population). Après le bruit des ailettes, l’explosion sur le village et dans les champs, partout. Il fallait partir. Les fermiers se préparaient eux aussi au départ, laissant les bêtes dans les pâtures et chargeant un grand chariot de tout ce qu’ils pouvaient emporter. La fermière me fit cuire une douzaine d’œufs (que je dus payer, les Allemands eux, n’auraient pas à payer le lendemain) et me donna du lait pour Jean-Claude.
Un cortège pitoyable
Et nous repartîmes, les deux petits dans la voiture, les deux plus grands pendus à nos jupes. J’étais si découragée que j’abandonnai une valise qui contenait les draps et ne conservai que celle où j’avais réuni les quelques vêtements des enfants et quelques couches pour le bébé. Nous revoilà dans la file interminable des réfugiés. C’était un spectacle pitoyable que tous ces gens, à pied, à vélo, qui tentaient d’emporter leur pauvre trésor, dans une brouette, sur un porte-bagages, dans une remorque, sur leur dos. Nous, nous n’avions rien, seulement la voiture d’enfants et quatre gosses à sauver. Les Belges aussi s’enfuyaient, certains avec des chariots, chargés de matelas, de toutes sortes de choses hétéroclites.
La grand-mère qui n’en pouvait plus, s’était accrochée à un char à banc et avait remarqué une bâche qui cachait quelque chose. Bavarde et curieuse, elle s’avança au niveau du conducteur et lui demanda ce qui se trouvait là :
« - Ma pauvre dame, lui répondit-il avec son accent belge, c’est ma femme, elle a été tuée en chemin et je l’emporte avec moi. »
Une voiture providentielle
Les avions nous poursuivaient sans relâche. Dans les champs, les vaches, les chevaux (il y en avait encore beaucoup à l’époque) étaient morts, couchés sur le flanc, le ventre gonflé comme des outres et nous, à chaque vague d’avions, il fallait se coucher dans les fossés, quelque fois à moitié pleins d’eau ou boueux dont nous sortions dans un état épouvantable. Heureusement, il faisait chaud, s’il avait plu, je me demande dans état on se serait trouvés. Cette fuite angoissante dura toute la matinée, mais vers midi, ma belle-mère exténuée et les enfants affamés, il fallut aviser. Je ne pouvais continuer ainsi jusqu’à la Vendée. Alors je m’informai ici et là, où je pourrais trouver de l’aide. Un soldat m’indiqua une maison où se trouvait un gradé de notre pauvre armée déjà en déroute. Je la revois encore cette maison avec un grand escalier extérieur que je montai rapidement, bien décidée à obtenir quelque chose. La porte s’ouvrit, un gradé apparut, suivi d’une belle dame en magnifique robe de chambre (qu’est-ce qu’elle faisait là, celle-là, propre, en grande toilette, alors que nous, nous étions là, sales, maculés de la boue des fossés, le ventre creux, désespérés ?). La rage me prit et je déclarai à l’homme que je ne ferai pas un pas de plus, que j’avais quatre enfants et une grand-mère et qu’il n’était pas question d’aller plus loin. Une espèce d’ambulance noire ou plutôt une camionnette, se trouvait dans la cour avec déjà dedans quelques vieillards qui attendaient, je ne sais quoi. Je le fis remarquer au gradé qui, voyant ma colère et ma détermination, me dit de monter avec mes enfants.
« On va vous conduire, si on peut, à l’hôpital de Rethel, mais pas la belle-mère. »
Je ne partirai pas sans elle ! Nous sommes ensemble et nous y resterons, elle est fatiguée et malade.
Bon ça va ! Montez tous ! »
L’enfer de Rethel
Et nous voilà dans l’ambulance, la voiture d’enfants entre nous, serrés les uns contre les autres, les deux petits sur nos genoux et les deux grands entre nous deux. Mais voilà à nouveau une alerte. Le conducteur et un autre soldat, se précipitèrent dans le fossé, nous abandonnant dans l’auto. Que faire ? Attendre la bombe qui nous pulvérisera. Non, ça se passa relativement bien. On fut quitte pour une nouvelle peur. Le conducteur suivi du soldat regagnèrent la voiture qui s’engagea rapidement sur la route. Nous arrivâmes, cette fois sans encombre à l’hôpital de Rethel.
A Rethel, quel désastre ! La ville était complètement en ruines. L’ambulance nous arrêta devant ce qui fut l’hôpital avant l’attaque,. Rien ne subsistait des étages. Tout s’était abattu sur les sous-sols et les caves. Qu’est-ce qu’on venait faire dans cette dévastation ? Malgré tout, on s’introduisit dans l’antre de cet édifice. Nous étions dans les caves. Quel spectacle ! Les malades avaient été descendus là et gisaient sur des matelas à même le sol. Dans un coin, une femme était en train d’accoucher, un moribond agonisait sur un grabat à ses côtés. Je me souviens encore de son crâne chauve et de son visage cireux. Une pauvre jeune femme errait, les cheveux en désordre, des blessures au visage, elle se parlait à elle-même, ayant perdu la tête. Prise de pitié, je demandais ce qui lui était arrivé, une infirmière me répondit que son bébé avait été tué dans ses bras. C’était abominable.
Par-dessus toutes ces misères, les bombardements continuaient sans cesse. Les stukas lâchaient leurs bombes, d’autres revenaient. C’était intenable.
Prise de panique, je cherchai le prêtre qui paraît-il se trouvait dans les sous-sol. En effet, Jean-Claude n’était pas baptisé et devant l’ampleur des bombardements, je me dis qu’on n’en sortirait pas vivants. Je trouvai le jeune curé qui s’affairait auprès des malades et lui exposai mon problème. D’accord, me dit-il, allez chercher l’enfant. Et Jean-Claude, la tête sous le robinet d’un lavabo resté intact par miracle, fut baptisé en dix secondes, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit. Rassurée sur ce point et l’âme en paix avec le Bon Dieu, je revenais auprès des enfants et de la grand-mère, quand j’entendis une voix qui avertissait les réfugiés qu’un train sanitaire allait partir de la gare et qu’un wagon pourrait accueillir des réfugiés, mais sans bagages d’aucune sorte. Que ceux qui se sentent le courage d’aller jusqu’à la gare partent de suite !
Allez ma mère, on y va. Si on reste ici on sera morts de toutes façons.
Non, Nénette, tu vas nous faire tuer tous ! Regarde, les murs s’écroulent partout, Mon Dieu, Ayez pitié de nous !
Un train bienvenu
Bien décidée à nous sortir de là, je remis les petits dans la voiture, les deux aînés accrochés à nos basques, la pauvre grand-mère dans tous ses états, et, entre les décombres et les alertes, nous sommes tout de même arrivés à la gare, qui d’ailleurs n’était pas très loin.
Quel bonheur ! Nous allions pouvoir partir, quitter cet enfer.
Mais quel train ! Éventré en maints endroits, les vitres brisées. Mais qu’importe, des soldats nous firent monter. Moi, j’arrivai avec ma voiture d’enfants. Il ne fallait ni valise, ni bagages paraît-il. Ma dernière valise, je l’avais abandonnée sur la route et il ne me restait que la voiture. Plus de linge, plus de vivres, rien ! Je le dis aux soldats.
Laissez-moi la voiture pour les petits, je vous en prie.
Mais oui, ma petite mère, montez tous, on va vous passer la voiture.
Et nous voilà, dans le wagon, aménagé en couchettes destinées aux soldats blessés et la précieuse voiture à côté de nous. Quel soulagement ! A peine installés, voilà une nouvelle vague de stukas. Cela ne finira donc jamais ! Les soldats se planquent dans le fossé. « Couchez-vous ! » nous crient-ils. Nous plaquons les quatre gosses par terre, la grand-mère et moi par-dessus. C’est l’angoisse dans tout le wagon. Les bombes à ailettes nous épargnent encore cette fois, Dieu soit loué ! Après le départ des avions nous nous installons dans les couchettes. Le train démarra, nous partons enfin pour de bon.
Un voyage éprouvant
Le train roulait de toute la puissance de sa locomotive à vapeur. La sérénité revint peu à peu après toutes ces peurs, angoisses et terreurs. La grand-mère n’en pouvait plus et moi, malgré le sang froid et l’esprit de décision qu’il m’avait fallu pour sortir de cette terrible situation, j’étais à présent sans forces et je m’étendis sur une couchette avec les petits serrés contre moi, les deux grands dans une autre couchette avec la grand-mère. Nous avions faim et soif, n’ayant rien mangé ni bu depuis le matin, à part un œuf dur emporté de la ferme de Neuvizy. Jean-Claude n’avait plus de lait à boire et commençait à s’agiter, que faire ? Ce train était un train sanitaire qui transportait les premiers blessés vers l’arrière. Un jeune soldat qui était là sans doute avec d’autres pour s’occuper des blessés, nous rendit visite et voyant notre dénuement nous apporta quelques bricoles à manger. Pour Jean-Claude, âgé à peine de huit mois, il fallait du lait. J’avais par bonheur conservé un biberon vide et le montrai au soldat qui s’empressa de disparaître avec le biberon. Il revint quelques temps plus tard avec le biberon chaud et sucré, le petit l’engloutit d’un trait, sous le regard attendri du militaire. Il m’apporta aussi quelques torchons de l’armée que l’on transforma de suite en couches. Il m’assura qu’aux heures des biberons, je le retrouverais à l’avant du train dans un wagon cuisine. Le soir nous eûmes droit à de la soupe bien chaude ce qui nous fit le plus grand bien. Le soir tombait et nous prîmes le parti de nous endormir. Les stukas nous avaient semble-t-il oubliés, quel soulagement !
Vers la fin de la nuit, - il faisait encore noir - le train s’arrêta dans une gare. Nous étions à Compiègne. Des soldats infirmiers descendaient les grands blessés. Ils les alignèrent sur le quai avec leurs civières. C’était pitié de les voir ainsi, leurs pansements sommaires maculés de sang, de les entendre gémir et se plaindre. On s’en occupait activement. Pour eux, la guerre était finie, ils en avaient payé chèrement le prix.
Nous étions restés dans le train, des femmes nous distribuaient des sandwichs et des boissons chaudes qui furent les bienvenues, toutes ces émotions nous avaient creusé l’estomac. Quelques heures plus tard, le train reprit sa marche au petit jour, nous roulions dans la campagne sans savoir où nous étions. Dans les champs, des hommes travaillaient. Hébétés, ils regardaient ce convoi qui venait de l’Est, sans vitres, la carrosserie perforée en maints endroits par les obus ou les avions qui l’avaient copieusement arrosé bien avant Rethel. Les boches ne respectaient rien. Plus tard un nouvel arrêt, dans une gare dont j’ai oublié le nom. On nous invita à descendre et un employé, sans doute le chef de gare, nous fit traverser les voies. »
En wagons à bestiaux
Sur le quai, face à nous, un long train formé de wagons à bestiaux qu’on avait garni de paille fraîche, sans doute pour transporter des vaches ou des cochons, peut-être des chevaux destinés à monter vers l’Est. A notre grande surprise ce train nous était réservé, l’employé de la SNCF nous invita à prendre place. Les bras m’en tombèrent et pleine de rancœur, je lui fis remarquer qu’on n’était pas des bestiaux et que c’était une honte de nous traiter ainsi après trois jours de misères. Nous méritions mieux. Ce fut la seule fois que j’eus à me plaindre de l’accueil de la Vendée. Les trains de voyageurs étaient probablement réservés aux soldats que l’on envoyait à la rencontre des Allemands qui avaient du passer la Meuse à cette heure.
Dépités, nous nous installâmes dans un coin du wagon. Il devait être quatre ou cinq heures de l’après- midi et nous ignorions notre destination. La porte du wagon était restée ouverte et une femme toute fardée assise les jambes pendantes à l’extérieur. A ses côtés, plusieurs hommes s’étaient installés. Ils riaient, ils plaisantaient comme si c’était le moment de flirter. La femme fumait cigarette sur cigarette. Ma belle-mère me dit entre haut et bas :
Nénette, tu vois cette nichetée, avec ses cigarettes, elle va nous faire griller comme des gorets.
C’était vrai, mais que dire ! J’étais tellement fatiguée. D’ailleurs nous ne risquions plus grand chose, la nuit commençait à tomber et le train s’arrêta dans une petite gare devant laquelle attendaient quelques autobus. Ceux-ci nous embarquèrent et nous déposèrent dans un petit village devant un grand bâtiment, l’école peut-être, qui avait été aménagé à notre intention.
Un petit havre de paix et de gâteries.
« Nous revoilà dans la paille jetée à même le sol. Le découragement me prit et, assise à terre avec mes enfants et la grand-mère, je me mis à pleurer à gros sanglots, sans pouvoir m’arrêter. L’instituteur qui faisait de son mieux pour caser tout le monde, s’approcha.
Qu’est-ce qui ne va pas, Madame, vous avez des problèmes ?
Oh ! Monsieur, voilà trois jours que nous avons dû quitter notre maison, nous avons marché sous les bombes, ma belle-mère et moi avec mes quatre petits, sans pouvoir nous laver, nous nourrir convenablement. Nous sortons de la paille des wagons à bestiaux et nous revoilà de nouveau dans la paille pour dormir. Mon bébé n’a que huit mois et je n’ai plus ni lait, ni couches, rien.
Pris de pitié, il me prit par les épaules, me fit lever et m’emmena chez lui avec toute la famille.
Venez, je vais tâcher d’arranger cela.
Après avoir parlementé avec sa femme, il nous fit monter dans une chambre où il y avait deux lits, deux bons lits anciens avec de beaux draps blancs et des édredons bien gonflés, le tout très propre. La femme nous apporta à manger et du lait pour Jean-Claude. En la remerciant, je lui fis remarquer que nous étions bien sales pour coucher dans des lits, n’ayant pu nous laver depuis dimanche. Alors, elle nous apporta un grand baquet d’eau chaude, du savon et des serviettes et avec la grand-mère, on commença à laver les quatre gosses qui en avaient bien besoin. Et on les mit au lit où ils s’endormirent rapidement, propres et le ventre bien plein. A mon tour, je fis une bonne toilette. Enfin, se sentir propre ! Mais la grand-mère ne voulut pas se déshabiller complètement et se contenta de se laver le visage, les mains et les pieds. En ce temps-là, les grand-mères étaient très pudiques et ne montraient pas leur nudité.
Qu’elle bonne nuit nous avons passé ! C’était la première depuis notre départ ! La femme de l’instituteur nous laissa dormir tard ; nous étions tellement fatigués, mais Jean-Claude nous réveilla car il avait faim. Tout petit, il avait déjà un fameux appétit qu’il a gardé d’ailleurs en grandissant. Notre hôtesse nous amena à la cuisine où elle nous avait préparé un bon petit déjeuner ce qui acheva de nous réconforter. L’instituteur vint pendre de nos nouvelles.
Cela va mieux ce matin ?
Oh oui, monsieur, merci beaucoup, mais dites-moi où sommes-nous ?
Vous êtes en Vendée, c’est votre département d’accueil.
Mais moi Monsieur, je ne reste pas en Vendée, je travaille à la Trésorerie et je dois la rejoindre à Niort où elle doit s’installer.
Alors dans ce cas, vous allez vous rendre à la gare, elle n’est pas très loin d’ici. Malheureusement, je ne puis vous y conduire, car je dois m’occuper de tous ces pauvres gens qui ont dormi dans la paille. Mais vous verrez, c’est tout près et il fait beau. Là, vous verrez le chef de gare qui vous mettra dans le train pour Niort. Il doit y en avoir un dans l’après-midi.
Dernière étape
Nous avons donc pris la route en direction de la gare, espérant que ce serait là, la dernière étape de notre exode. Il faisait toujours très beau heureusement. En chemin une brave femme nous appela de sa maison et nous invita à entrer. Elle nous fit raconter nos malheurs et les larmes au bord des paupières se mit à nous préparer à manger. C’était une Italienne avec un accent très prononcé, elle avait une grande famille, pas mal d’enfants qui jouaient dans la cour.
Un train pour Niort ? Bien sûr, il y en aura dans la soirée. En attendant, vous restez ici, la gare est à deux pas. Mettez-vous à table, là dans la cour, je vais vous servir.
Effectivement elle nous apporta des sardines à l’huile et un grand plat de pâtes à la sauce tomate. Elle déposa le tout sur la grande table de bois qui était dans la cour, flanquée de deux bancs pour s’asseoir. Quel bon repas ! C’était simple, bien chaud, tellement sympathique et réconfortant. Après quelques heures, nous quittâmes cette maison si hospitalière, rassasiés et reposés, en direction de la gare. Là, le chef de gare m’assura que le train pour Niort arriverait bientôt et me conseilla de l’attendre patiemment, les horaires n’étaient pas très bien respectés en ce moment à cause de la guerre. Il arriva en fin d’après-midi et nous montâmes cette fois dans un wagon de voyageurs.
Celui-ci effectivement fut bon comparativement aux précédents. Nous avions un peu honte, ma belle-mère et moi avec nos vêtements à peine propres, maculés de la boue des fossés. Les enfants ça pouvait aller. Notre brave Italienne avait changé les trois plus grands avec des habits de ses enfants et pour Jean-Claude, elle m’avait préparé des couches et un biberon. Tout commençait donc à aller pour le mieux. Le train s’arrêta dans une gare. Marc, qui regardait par la portière, vit sur le quai, un kiosque avec des journaux et des revues comme il y en a sur tous les quais de gare.
Maman je voudrais des livres avec des images.
Des livres ! Mon gamin, c’est bien le moment, on a bien d’autres choses à penser, tu sais !
Le pauvre gosse ne comprenait rien à tout cela et trouvait sans doute le temps long. Je lui avais répondu un peu brutalement, exaspérée par tous ces jours et ces nuits passés dans l’angoisse et les soucis. Il y avait dans notre compartiment une vieille dame en chapeau et un vieux monsieur bien habillé, en cravate, qui nous regardaient avec intérêt. Le vieux monsieur se leva, descendit du train et quand il revint, il mit sur les genoux de Marc, un tas de revues.
Tiens mon petit ! Partage avec ta sœur.
Je le remerciai, il en avait des larmes plein les yeux. C’était réconfortant de rencontrer des gens compatissants au bout de notre voyage.