De plus en plus loin
Des magasins mal approvisionnés
Reprenons le récit de madame Antoinette Ponsart :
« Un magasin qui vendait des légumes avant la guerre essayait de se réapprovisionner, mais il n’y avait pas grand chose : des choux-navets, des navets, des topinambours. Monique, la petite marchande qui me connaissait, m’en gardait lorsqu’elle arrivait en s’en procurer, un sac de 50 kg de l’un ou l’autre de ces légumes que les gens qui étaient rentrés, s’arrachaient. Pour le reste, il fallait faire des queues interminables devant les quelques magasins qui essayaient de reprendre leurs activités. Quelquefois, ma belle-mère partait à 6 heures de matin, et je la relayais vers 9 heures quand j’avais soigné les enfants. Et tout cela pour obtenir un quart de beurre ou un pain allemand ou encore une tranche de soi-disant fromage de tête fabriqué avec des pieds de bœuf, ce n’était que gélatine. Par contre, la mairie commençait à nous donner des tickets d’alimentation, pain, sucre, lait, chocolat, pâtes, graisse, confiture, riz, mais tout cela en si petite quantité qu’on avait continuellement faim. Avaler des choux-navets, navets et topinambours, même Jean-Claude qui n’avait qu’un peu plus d’un an, qu’elle horreur ! Je n’ai jamais manqué de lait et avec les tickets de pain des enfants, j’arrivais à me procurer, en cherchant bien, des farines Heudebert qui me permettaient de leur cuisiner de bonnes bouillies bien épaisses qui leur remplissaient l’estomac et avec la confiture, le chocolat et les pâtes, ils n’ont pas trop souffert de la faim. Mais nous, les adultes, c’était autre chose. Nous ne pesions pas lourd, pas un poil de graisse sur le corps ; Pas de tabac pour les hommes, Roger était toujours d’une humeur massacrante à cause de cela. Néanmoins un jour, il rapporta du dépôt une boite de conserve d’un kilo, qu’un allemand lui avait donnée. Qu’est-ce qu’il y avait là-dedans ? Ouverte, la boite contenait un amalgame de quelque chose de noir avec de petits cubes blancs. Méfiants, on goûta. Dieu que c’était bon ! Du boudin, brut sans sa peau, quel régal ! Nous n’avions droit, par semaine, qu’à un beefsteak de 100 g chacun et un pot au feu pour toute la famille. Cet hiver-là fut le plus dur qu’on n’ait jamais vécu. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour une fricassée de pommes de terre et une tasse de café ! »
Les poissons de Valenciennes
« Je m’étais laissé dire par des femmes de cheminots qu’on trouvait du poisson sans tickets à Valenciennes. Comme j’avais des permis SNCF, je m’y rendis à plusieurs reprises. Me voilà donc partie un beau matin d’hiver avec deux valises. Effectivement à Valenciennes, il y avait du poisson. Oh ! Ce n’était pas des poissons de luxe, mais tout de même, c’était quelque chose à manger. Je remplis mes deux valises de ce qu’on avait de disponible. C’était des poissons plats, que les Allemands sans doute ne voulaient pas, mais enfin, ça allait me rendre service. Et puis, on m’indiqua un café où on pouvait se faire servir pour pas trop cher, des moules et quelques frites. Heureuse ville ! J’y courus. Oh ! Quel régal ! J’étais bien payée de mes peines. Il est vrai que j’étais affamée et transie de froid, les trains n’étaient pas chauffés. Je repris donc le train le soir, bien chargée mais si contente. Les poissons furent bien accueillis et on en eut à manger pendant plusieurs jours. Heureusement, il faisait un froid de canard, on n’avait pas besoin de frigo. Je retournai donc à Valenciennes plusieurs fois au cours de l’hiver et même un jour j’y amenai Ginette. Souvent au retour dans le train, des agents du ravitaillement me faisaient ouvrir les valises, pensant que je faisais du marché noir, à chaque fois, cela se passait bien, heureusement. »
Les patates de Belgique
« L’hiver 40-41 se passa ainsi en courses de toutes sortes, en fringales, en tiraillements d’estomac, mais les gosses avaient à peu près le nécessaire, bien que beaucoup de choses nous manquaient comme le beurre, la viande, les légumes et les fruits, et aussi le savon. Au printemps 41, on se mit à faire du jardin. Les champs des jardiniers étaient incultes, on s’en appropria un à côté de chez nous, Roger et moi on se mit au bêchage ; où trouver des graines ? Je traînais partout dans tous les magasins qui avaient pu ouvrir et je réussis à avoir quelques paquets de poireaux, carottes, choux. Pour les pommes de terre, on planta quelques épluchures que l’on avait glané dans les poubelles des gens qui avaient des patates. Ma pauvre Ginette en mangea même un jour toutes crues. Ces épluchures ne nous donneraient sûrement pas grand-chose, mais on ne pouvait faire plus. En Belgique, ils étaient un peu plus heureux que nous. Pourquoi ? On ne l’a jamais su, mais c’est un fait qu’on arrivait à avoir quelques produits à la baraque frontière de Fumay. Il ne fallait pas se faire voir par les douaniers, ce qui nous obligeait à passer par un chemin de halage au risque de tomber dans l’eau. Ginette y allait quelquefois avec une voisine. »
Les patates de Tournes
L’été s’écoula de la sorte, je commençais à m’inquiéter sérieusement pour l’hiver. Nous n’avions toujours pas de pommes de terre et aucun d’espoir d’en toucher avec des tickets d’alimentation. Que faire ? J’entrepris de rouler à vélo dans les alentours de Manchester. Un après-midi, me trouvant à Tournes, je m’informai auprès d’un habitant rencontré sur la route, où je pouvais trouver un peu de ce précieux légume. Il m’indiqua une belle maison et me souhaita bonne chance. Je frappai à la porte, à tout hasard, une jeune femme m’ouvrit, me fit entrer et alla chercher sa mère. C’était une grosse dame, très aimable. Elle me fit assoir dans un beau fauteuil.
- Alors comme ça, vous cherchez des pommes de terre ?
- Oui Madame, j’ai quatre enfants et tout l’hiver dernier, nous n’avions mangé que des rutabagas et des navets. Je ne peux continuer ainsi cet hiver.
- Bon alors, écoutez-moi bien, je pourrai vous en vendre à un prix très raisonnable, mais il faudra venir tous les après-midi entre trois et quatre heures, impérativement. Surtout n’en parlez à personne. Où habitez-vous ?
- A Manchester.
- Alors c’est très bien, entendu comme ça !
Je repartis donc, sans chercher à comprendre avec 50 kg que la jeune femme m’aida à caler sur le vélo. J’allai à pied, évidemment de Tournes à Manchester en poussant mon engin bien chargé. Pour un coup j’avais la baraka. Quand la grand-mère vit mon chargement, elle leva les bras au ciel.
- Nénette, 50 kg de bons canadas, mon Dieu qu’on va se régaler ! Vite, je vais en faire cuire à la pelure pour ce soir !
C’était la fête ! Tous les jours de la semaine, sauf le dimanche, j’allais chercher mon sac. Cela dura tout le mois sauf un seul jour où la vieille dame ne voulut pas m’en donner. Le dernier jour du mois d’août, je rencontrai à nouveau le brave homme qui m’avait indiqué la maison.
- Alors la petite dame, ça va, vous êtes contente ?
- Oh oui, monsieur, je vous remercie ! J’ai à présent ma provision pour l’hiver, vous voyez c’est mon dernier voyage.
- Heureusement, vous savez, car ce sont les pommes de terre du chef de culture. Il loge chez cette femme et sa fille, et s’il avait appris qu’on le volait, je ne sais ce qu’il serait advenu de vous trois.
Effectivement, qu’est-ce qu’il serait advenu de nous ? C’était la prison, peut-être la déportation qui sait ? Les Allemands n’étaient pas tendres pour ce genre de choses. Je compris alors pourquoi elle m’avait refusé un jour de me remettre mon sac, le chef de culture devait être là. Je rentrai donc à la maison avec mon dernier sac. La grand-mère s’affola au récit de mon aventure, mais la vue du tas de pommes de terre la consola rapidement. Nous étions tranquilles pour cet hiver, nous n’aurions pas faim comme l’an dernier, malgré la pénurie de beaucoup de denrées de première nécessité. Pour les enfants, j’avais résolu le problème du déjeuner : un jour une bonne bouillie de farine Heudebert, un jour une épaisse soupe de pommes de terre, légumes. Ils n’appréciaient pas tellement mais il fallait bien en passer par là. »
À nouveau le travail
« La Trésorerie réussit à rentrer dans les Ardennes fin août et le 1er septembre, je repris le travail. Nous étions installés à la Préfecture, au 1er étage. Je repris donc le boulot à la dépense où je retrouvais Jacqueline Fossier et monsieur Haettel, chef de bureau. C’était un gros homme, bon enfant qui comprenait nos difficultés engendrées par la guerre. Il me permettait tous les matins d’aller faire la queue, rue Monge, au dépôt du lait pour avoir ma provision en lait entier, de plus, je pouvais avoir du lait écrémé. Un jour, un Conseiller général nous rendit visite au bureau, il avait un moulin dans la campagne et monsieur Haettel lui demanda de la farine pour le personnel de son bureau, si bien qu’un beau matin, il nous apporta un sac de 50 kg que le chef nous partagea équitablement. »
Printemps 41-42, prospection dans le Vouzinois « L’hiver 41-42 fut encore très froid. L’école avait repris, on s’habituait tant bien que mal au temps de guerre, maintenant que l’on arrivait peu ou prou à se débrouiller pour la nourriture. Nous n’avions guère de chauffage, juste à la cuisine. On se fait à tout, heureusement. Au lit, les enfants avaient les bons édredons récupérés ainsi que les couvertures. Au rintemps, je repris mes voyages de recherches une fois par mois. Un jour, dans le train pour Vouziers, je me trouvai avec monsieur Lesage, percepteur à Charleville qui me connaissait puisqu’il venait souvent à la Trésorerie.
- Où allez-vous comme ça Madame Ponsart ?
- Et bien, je m’en vais à l’aventure pour essayer de trouver quelque chose, du beurre, du lard, des œufs. J’ai un cousin à Vouziers qui est directeur au collège et j’espère qu’il pourra me donner des tuyaux. Il me tendis un papier en me disant :
-Allez ici, c’est à Bourcq, tout près de Vouziers, ce sont des parents à moi, de très braves gens qui ne demandent qu’à rendre service.
Avec mon vélo qui était aux bagages, je filai illico à Bourcq, chez les Bouillon, des cultivateurs. Effectivement, c’était de braves gens, simples, très pieux et charitables. Madame Bouillon avait bien du travail avec ses quatre garçons et sa petite fille. Après avoir fait connaissance et m’avoir fait manger, elle me proposa de coudre et tricoter pour les enfants. En paiement, elle me donnerait un peu de ce qu’elle pourrait. Le marché fut conclu et j’emportai du travail à domicile ainsi qu’un peu de beurre, de lard et des œufs. Je leur rendais visite une fois par mois. Par la suite, je fis tous les villages aux alentours : Chuffilly, Roche, Ste Marie, Falaise, Contreuve. Certains jours, je descendais jusqu’à Semide, en bas du département, surtout l’été. J’arrivais à rapporter jusqu’à 80 œufs, ce qui me permettait d’en servir un à chaque gosse tous les deux jours. Seulement c’était loin et certains jours je faisais de 70 à 75 km (aller-retour Vouziers avec un vélo qui n’avait que des tuyaux d’arrosage en guise de pneus !). Heureusement j’avais deux grands porte-bagages et surtout j’étais jeune. De nouvelles difficultés surgirent : les Allemands ne laissaient plus passer personne au-delà d’Attigny, tout le monde devait descendre du train. Les boches passaient dans tous les compartiments avec des énergiques « Raus !, raus ! ». Un jour, je me cachai dans les WC. Découverte, ils m’obligèrent brutalement à descendre. Je n’en menais pas large, quelle vexation de se faire mettre sur le quai par ces boches alors que nous étions chez nous. Et mon vélo qui était aux bagages ! Je filai donc en queue de convoi pour le récupérer. Les cheminots, témoins de la scène, me firent monter près d’eux et refermèrent la porte vivement. Je pus aller jusqu’à Vouziers en train ce jour-là. Les cheminots, des français, étaient tout heureux de m’avoir rendu service et surtout d’avoir roulé les boches qui continuaient à chasser les voyageurs sans laissez-passer. J’avais peur qu’ils reviennent, mais non, me dirent les cheminots, pas de danger : « Un boche c’est bête et discipliné, il contrôle jusqu’au bout du train et c’est tout ! ».
Au retour d’Attigny, une aventure…
« Par la suite, je descendais à Attigny pour éviter les complications. Je rayonnais un peu partout dans la campagne, glanant ici ou là, un morceau de lard, des œufs, des tickets de pain que n’utilisaient pas les paysans, de la farine, du lait et quelquefois un morceau de cochon salé. Dans la soirée, je reprenais le chemin d’Attigny, chargée comme un bourricot, sur un mauvais vélo, par des routes mal entretenues, parfois dans le noir, sans lumière. J’étais tout de même contente d’avoir trouvé le nécessaire et le train me ramenait tard dans la nuit à Mohon où je descendais, risquant ainsi moins qu’à Charleville de rencontrer la patrouille (le couvre-feu était fixé à 22 heures). Je n’étais pas à l’abri des aventures pour autant. En effet, une nuit, rentrant à pied, poussant le vélo trop chargé, je rencontrai à Mézières un aviateur allemand, saoul comme un Polonais, au coin de la place de la mairie, près du monument aux Morts, qui sortait du Soldatheim. Me voyant, il tenta de m’approcher en répétant sans cesse « Schlaffen mit mir ?, Schlaffen mit mir ? » et il riait de me voir épouvantée. Dieu quelle peur ! Heureusement qu’il était fin saoul et pouvait à peine marcher. Dans un sursaut d’énergie, j’arrivai tant bien que mal à grimper sur le vélo, et je pédalai le plus vite que je pus jusqu’au Bois d’Amour. Là j’étais sauvée ! Comme je racontais cette aventure à Roger, il s’écria :
- Tu n’iras plus au ravitaillement. Un de ces jours, tu te feras violer ou tuer !
- Ah oui ! Et qu’est-ce qu’on mangera ?
Oui, qu’est-ce qu’on aurait mangé, je me le demande, et il dut bien se rendre à l’évidence qu’il fallait continuer à chercher ; lui ne voulait pas le faire. »
Ah ! Ces patates, quel trésor !
Une partie du problème du ravitaillement en pommes de terre se trouva résolu pour l’automne. Monsieur Bouillon, ce brave homme se procura à la mairie de Bourcq, une attestation du maire affirmant qu’il me louait un terrain pour cultiver des pommes de terre. Si bien qu’à l’arrachage, monsieur Bouillon m’expédia par le train, 1000 kg qui arrivèrent à la maison sans mal ni douleur. Nous étions encore tranquilles pour l’hiver 42-43. Ah ! Ces patates, quel trésor ! Nous les mangions à toutes les sauces, ou plutôt sans sauce, le plus souvent à la pelure avec du sel, en purée, écrasées avec du lait, au pot au feu, le dimanche avec notre ration de bœuf de la semaine, en galette avec des œufs. Quel cirque ! Mais cet hiver-là, nous n’avons pas mangé de navets, ni de topinambours, ni de rutabagas. Malgré cela, le ravitaillement ne s’améliorait guère. Nous n’avions toujours pas grand chose avec les tickets, l’Allemagne était en train de nous affamer et moi, en travaillant, j’avais des difficultés pour me déplacer. Si bien que je décidai de quitter la Trésorerie le 1er août 1942. Je reprendrais plus tard. Il fallait que je sorte beaucoup plus en prévision de l’hiver. Hors la nourriture, ce qui nous manquait surtout et qui nous faisait vraiment défaut, c’était le savon. Rien d’abord pour le linge. Je gardais les cendres de bois précieusement et faisais bouillir le linge avec. C’était comme à l’aube de l’humanité. Pour la toilette, c’était autre chose, les tickets nous donnaient droit à un morceau appelé savon qui en fait n’en avait que le nom. Je ne sais avec quoi il était fabriqué, mais ça ne lavait pas, ça ne moussait pas, c’était granuleux, que faire ? Il fallait pourtant décrasser les enfants, qui comme tous les gosses rentraient le soir, crottés comme des gorets. Alors, on allait à la Meuse, l’été, et l’hiver, trempés dans la lessiveuse, je les frottais avec une brosse en fibres végétales, (plus douce tout de même que le chiendent), qu’on trouvait sans ticket. Ils sortaient après cet exercice, rouges comme des écrevisses, mais à peu près propres. Seulement, que de cris, de pleurs, de revendications. Ils n’étaient pas heureux, les pauvres. D’ailleurs, ils s’en souviennent toujours de ces nettoyages. »
La manne de Gernelle
« Durant tout l’hiver 42 et le printemps 43, puisque je ne travaillais plus, j’allais une fois par semaine à Gernelle avec mon vélo et la remorque. Je descendais dans la maison de ma mère, qui n’était toujours pas rentrée, et en passant par le jardin, j’allais dans les champs ramasser ce que je trouvais sans me faire voir du cultivateur qui habitait en face de chez maman. Des pommes surtout et diverses choses utiles que je prenais dans une maison occupée avant la guerre par le plus riche du village. Je trouvai en particulier, un morceau de savon bien sec qui me remplit de joie, du tissu pour coudre dans un grand châle de deuil comme on en portait autrefois lors d’un enterrement, des doubles-rideaux pour confectionner des habits aux enfants. C’est qu’on ne trouvait rien pour s’habiller, là encore il fallait des tickets. Je repris aussi le linge de ma mère pour qu’on ne le lui volât pas, et je le lui rendis à son retour. Sauf le cultivateur, il n’y avait personne à Gernelle. La fermière me mettait toujours quelques litres de lait. Je fis ainsi une provision de pommes pour l’hiver. Je me promis de faire quelque chose de bon avec de la farine. Mais de la farine, on n’en avait guère, il fallait en trouver. »
On coucha à Rethel…
« Madame Thiébaut, une voisine qui avait une bande de gosses, femme de cheminot elle aussi, me proposa de m’emmener chercher du blé au-delà de Tagnon, à Saint-Loup-en-Champagne. Nous voilà donc parties un beau matin avec tous les sacs qu’on possédait, espérant qu’on pourrait les remplir. Madame Thiébaut avait pris avec elle, son aîné, Julien, qui devait avoir à l’époque une quinzaine d’années et moi j’emmenai Marc. Les deux gamins pourraient éventuellement nous aider à transporter les sacs si nous réussissions à faire affaire. Nous avions pris chacune notre landau pour transporter notre butin. Il nous fallait descendre du train à Rethel et aller à pied jusqu’à St-Loup. Seulement, on ne pouvait faire le voyage en un seul jour, les trains n’étant pas très nombreux. Il fallait coucher quelque part. A Rethel, pas très loin de la gare, il y avait un centre d’accueil, car la ville avait été entièrement détruite lors de l’évacuation par des bombardements. C’était un grand baraquement aménagé avec des lits d’hôpital qui pouvait héberger les voyageurs en transit. Donc, lors de notre premier voyage, nous avons passé la nuit là, couchées tout habillées. Il y avait des gens de toutes sortes et nous n’étions pas très rassurées. Nous avons donc rapproché quatre lits, madame Thiébaut et moi nous nous allongeâmes dans ceux du milieu et les deux gamins aux deux bords. Il nous semblait qu’on serait un peu plus en sécurité, car il y avait là des hommes qui ne nous paraissaient pas très convenables. Tout se passa bien et le matin, nous avons repris la route. A la ferme, où Madame Thiébaut était déjà allée, on nous donna du lait chaud et le fermier nous remplit tous les sacs qu’on pouvait porter et transporter dans nos voiturettes. Quelle aubaine ! Du beau blé et pas trop cher, ce qui ne gâtait rien. La fermière nous proposa de nous coucher dans le foin, au grenier, la prochaine fois, pour nous éviter la promiscuité du centre d’accueil. Elle nous dit qu’il y avait eu des incidents dans ce local. Heureusement qu’on avait avec nous nos deux gamins. »
Les poules se régalaient…
« Nous sommes reparties vers Tagnon, mais il n’y avait un train que le soir. Nous avons dû attendre sur le quai. Dans l’après-midi, voilà que des contrôleurs du ravitaillement qui faisaient la chasse au marché noir entrèrent dans la salle d’attente et commencèrent à ouvrir les bagages des voyageurs. Heureusement pour nous, nous étions sur le quai. Que faire ? Ressortir de la gare bien sûr, mais où aller sans être vus ? Nous voilà donc dehors. Un cheminot nous fit signe d’entrer dans la salle aux bagages pour y déposer nos sacs. Des poules en liberté nous suivaient en picorant de-ci de-là derrière nous ; l’un de nos sacs avait un trou et laissait tomber le grain. Les poules se régalaient mais risquaient de nous faire prendre. Le cheminot les chassa et nous aida rapidement à rentrer. « Vite ! nous dit-il, mettez ça dans un coin et filez. Vous reviendrez ce soir pour le train ». En nous installant dans le train, nous avions tant de sacs avec nous nos deux guimbardes que nous emplissions tout un wagon, le chef de gare nous enguirlanda copieusement en nous disant : « Que ce n’était pas là un train de marchandises ! » Madame Thiébaut, qui n’avait pas sa langue dans sa poche, lui répondit que nous aussi, nous étions des cheminots et qu’il pourrait être un peu plus conciliant ; on était des Français, nous, pas des boches ! Enfin ! La gare de Mohon. Le père Thiébaut et Roger nous attendaient avec une voiture à bras et notre chargement arriva sain et sauf à Manchester. C’est que nous avions au moins chacune 80 à 90 kg de blé. C’était l’abondance, mais quelle épopée ! »
Il garde le son en paiement…
« A présent que nous avions le blé, il fallait le transformer en farine. Donc, un matin, nous voilà reparties, madame Thiébaut et moi, avec nos deux voiturettes de gosses pleines à craquer de blé, destination le moulin… Je savais qu’il y en avait un à Hannovre-Saint-Martin à une quinzaine de kilomètres de chez nous. Le meunier, c’était celui qui l’an passé nous avait apporté à la Trésorerie un sac de farine qu’on s’était partagé. Il consentit à nous échanger le blé contre de la belle farine, mais il garda le son en paiement. Qu’importe, nous étions bien contentes, bien que fourbues ; trente kilomètres dans les jambes depuis le matin et la voiture à traîner ! Faut de la santé et on en avait ! Ces voyages nous les avons répétés bien des fois avant l’hiver. C’était toujours le même scénario avec parfois quelques variantes mais on arrivait toujours à s’en tirer tant bien que mal. »