Café "Bertrand"
Trois générations se sont succédé au café Bertrand, l’actuel « Manchester » du Bd Bronnert, créé en 1930 par Elvire et Léon Bertrand. Dans les trois cas, les femmes ont joué un rôle de premier plan : elles étaient derrière le comptoir.
La famille Bertrand, originaire de Château-Porcien, a évacué vers Mézières en catastrophe, lors de l’avancée de l’armée française en 1917 dans la région. Elle a connu plusieurs hébergements provisoires dus aux diverses destructions de la ville par les occupants allemands en 1918 et aux retour des anciens locataires rentrant d’exode. Elle trouvera enfin un toit dans l’une des maisons en dur récentes des allées (1) dans le nouveau quartier de Manchester. Elle l’occupera de septembre 1919 au début de 1924.
En 1922, jugeant trop exigu son logement des Trois Allées, le terrassier Léon Bertrand envisage de réaliser sa propre habitation au lieu-dit « Derrière la Croix ». Avec l’aide de ses trois garçons les plus âgés, il dresse les fondations mais laisse la responsabilité des travaux à venir à un architecte local. Celui-ci met un point d’honneur à respecter les règles de l’art de la construction. Il fera même démonter en partie les murs de soutènement qui, après prélèvement et analyse du ciment, s’avèreront impropres à la construction. Les Bertrand se logent ainsi bourgeoisement de 1924 à 1930 dans leur nouvelle et vaste propriété.
La naissance du café
Elvire et sa sœur, pour arrondir les fins de mois difficiles et assurer le remboursement des dettes occasionnées par le nouveau logement, prennent la décision d’installer au rez-de-chaussée une épicerie-buvette. En 1930, l’acquisition de la licence de débit de boissons donne naissance au Café Bertrand. A cette époque, le quartier est en plein essor. Grâce à l’industriel et mécène Henri Bronnert qui regroupe les dons de la ville anglaise de Manchester, plusieurs bâtiments sont en cours d’édification : l’école de filles et de garçons et les pavillons du boulevard qui portera plus tard son nom. De nombreux chantiers s’ouvrent et drainent divers corps de métier. Les deux femmes ajoutent alors à leur commerce une restauration pour alimenter les ouvriers des chantiers. Elle cessera d’exister à l’inauguration de l'hôpital et de l'école en 1933 marquant la fin des travaux les plus importants.
Les années fastes
Elvire savait tirer profit de son négoce et elle le faisait avec discernement par rapport à ses concurrents du moment. Son grand garage servait à maints usages. Au début, il était occupé par les deux seules automobiles du quartier. Il devint en 1932, bureau de renseignements pour la vente des maisons en dur des Trois Allées. A l’occasion des élections, il devenait salle de réunion politique. Plus souvent, il accueillait des baquets de mariage et fêtes de famille.
En 1935, Elvire fit installer un jeu de quilles dont la planche était fixée à demeure, à l’abri, dans ce garage. Derrière l’emplacement des quilles, à l’extérieur, près de la route, un madrier orné de vieux pneus et surmonté d’un grillage protégeait piétons et curieux de la boule en bois lancée rageusement pour dégommer les quilles qui sautaient sous le choc. Ainsi conçu, le jeu avait la particularité de mettre au sec les joueurs, ce qui augmentait la fréquentation. En revanche, les gamins préposés au ramassage des boules et au recampage des quilles devaient braver les intempéries. Fallait-il que la pièce obtenue des joueurs fût importante pour se mouiller de cette façon sans rechigner !
Les concours de quilles comme les divers autres jeux d’intérieur se faisaient en alternance avec le café de la « Grappe d’or ». La rue non goudronnée était appréciée par les amateurs de boules en bois (2) ou de jeu de pièces appelé plus communément « cochonnet ». L’hiver les concours de manille, de fléchettes et de billard russe à pièces retenaient les clients du quartier et des alentours, car il y avait une truculente animation. Toute la famille donnait la main tant le travail était considérable d’autant plus qu’à cette époque, les gens du quartier s’approvisionnaient litre par litre en bière et en vin qu’il fallait par conséquent tirer du tonneau. Une petite astuce concernant le tirage de la bière consistait à utiliser un entonnoir muni d’un tuyau aussi haut que la bouteille, ce qui neutralisait la formation de la mousse. Cet objet intéressait aussi beaucoup les petits enfants qui l’utilisaient en guise de cornet ou de trompette. Selon le souffle apporté et le pincement des lèvres, ils obtenaient quelques sons altiers ou canards garantis.
Une succession de calamités
Le 12 mai 1940, Elvire et Léon abandonnent leurs biens pour effectuer leur second exode, accompagnés de leur fille âgée de trente ans et de ses trois enfants ainsi que d’une bru avec trois enfants également. Leur fils Roger, démobilisé et affecté à la défense passive du quartier, se chargera de transporter son père, très malade, en voiture à bras, vers l’hôpital de la ville pour l’évacuer dans de meilleures conditions. Trop tard, le personnel sanitaire avait déjà pris la route. Il le ramena Place Verte à St Julien et assurera le transport de sa famille par la route jusqu’à Amagne en voiture réquisitionnée pour cet effet. Les Bertrand seront ensuite pris en charge par une organisation préfectorale et voyageront dans les pires conditions, en wagon à bestiaux, jusqu’à Vaires. Léon décédera à la Roche-sur- Yon en août. Elvire très éprouvée par la perte de son mari et par le sort de ses trois aînés mobilisés sur le front, prisonniers et déportés en Allemagne, n’aura plus la force d’entreprendre quoi que ce soit à son retour en 1943 et laissera à sa bru, Léa, le soin d’utiliser la salle du café à des fins de commerce, pour survivre un peu. Elvire décédera en 1944.
Entre temps, en 1941, Roger Bertrand, son fils qui occupait le logement avant 1940, en reprendra possession jusqu’en 1943. Il avait gardé un profond ressentiment du passage des Allemands qui, sans doute après une brève occupation des locaux, avaient dégradé le mobilier et laissé un grand désordre de papiers et de photos jetés jusque sur le trottoir.
Léa
Madame Léa à gauche, en face sa bru, madame Denise Chef-Bertrant.
La maison est mise en vente aux enchères publiques le 29 juillet 1946. Elle sera achetée par Léa, veuve de Marcel Bertrand décédé des suites d’une maladie contractée en captivité. Son habitation de la rue de Warcq, le café « Petit-Borgniet » venait d’être racheté par Henriette Froussart pour un usage privatif. Léa avait eu le souci d’utiliser la partie commerciale du Café Bertrand pour y vendre du lait au détail au profit de tout le quartier. A cette époque, seule l’épicerie Sommeillart était autorisée à exercer et être ravitaillée ; la marchandise était vendue uniquement en échange de tickets d’alimentation.
Léa avait eu l’occasion, entre 1930 et 1945, d’exercer ses talents de gestionnaire au café « Petit-Borgniet. Le débit de boisson c’est son domaine et elle prendra en charge avec compétence la gestion du café Bertrand. Elle y adjoindra un bureau de tabac en 1948, puis une cabine téléphonique qui sera l’unique installation dans le quartier avant l’ouverture d’une annexe des PTT. Au dire des témoins, un appel téléphonique hors département demandait un temps d’attente interminable, subordonné aux interventions manuelles des opératrices de l’inter. Quand un habitant recevait un appel, l’un des fils de Léa, enfourchait un vélo, allait avertir l’intéressé. A cette époque, on téléphonait pour communiquer un événement important ou urgent. Les clients du bar, pour un temps, faisaient silence et attachaient toute leur attention à la communications, ils y participaient en somme !
Léa ouvrit aussi un commerce de fruits et légumes qui concurrençait les Coop, Goulet-Turpin, Familistère et aussi le café le « Soleil ». Les jeux d’antan reprirent quelque peu. C’était surtout l’hiver que les concours avaient lieu, aux autres saisons, la nécessité d’exploiter un jardin prenait du temps.
Léa était très conviviale et généreuse, elle ne manquait pas d’effacer les ardoises de clients trop endettés afin qu’ils remontent la pente.
Michel et Denise
1 et 2 - Léa bien entourée de sa petite famille. 3 - Monsieur Chef, père de Denise. 4 - Michel Bertrand
Le troisième enfant de Léa, Michel, était né au café « Petit-Borgniet » en 1935. Il exerçait le métier de chauffeur-livreur à la brasserie Blaise de Mézières jusqu’au service militaire qu’il fit en Algérie. Bien sûr, les cafés il connaissait. Il y était né et son emploi de livreur l’y conduisait régulièrement. Pourtant de là, à prendre un débit de boissons, il y avait un pas qu’il n’envisageait nullement de franchir. Il fallut qu’un événement majeur vienne perturber sa vie somme toute bien réglée dont il se contentait. Sa mère Léa, disparut prématurément en 1959, en pleine activité. Pas question de quitter son nouvelle emploi de chauffeur chez le dépositaire Benoît et encore moins de voir déprécier les biens familiaux durement acquis. Une réunion de famille l’encouragea à prendre avec son épouse Denise Chef le commerce et l’habitation pendant le temps nécessaire au règlement des affaires familiales.
Leur prétention n’était pas de s’investir dans une affaire provisoire et de ce fait, ils ne recherchaient pas de nouvelles voies pour rendre le négoce plus performant. Ils avaient jugé ce commerce comme une contrainte sans réel intérêt. Autre temps, autres mœurs : les jeux anciens n’attiraient plus personne. Ce n’était plus la franche camaraderie des clients qu’ils avaient connus du temps de leur mère, mais uniquement des clients de passage, des gens pressés ou des visiteurs occasionnels de l’hôpital proche. Le temps de la convivialité était révolu et le métier harassant. Ils se couchaient souvent à 3 heures du matin, au moment même du départ de Georges, le père de Denise, pour sa journée de travail.
Pendant six ans, Michel conservera son travail et secondera son épouse Denise qui assumait à temps plein la gestion de bar-tabac, téléphone, et commerce de lait et fromages. L’un et l’autre pensaient que la situation ne durerait que le temps nécessaire à la liquidation des affaires et à l’issue, vendre le tout. Seulement voilà. Une nouvelle loi (3) entrava quelques années de plus le désir de vendre. Cette loi fut abrogée et remplacée par une autre, sans doute plus souple qui leur permit de vendre le tout à monsieur Ballon. C’était la fin du café « Bertrand » et la naissance du « Manchester ».
(1) Les actuelles rues Henri Bronnert, Jules Raulin et Jean Rogissart desservies par l’av. Pasteur.
(2) Plusieurs sociétés de boules en bois ont concouru avec les « Indépendants de Manchester » en particulier la « Concorde » de St Julien ainsi que les nombreux clubs de Mézières, Charleville, Montcy et Mohon.
(3) Loi sur la limitation de licence de débit de boissons à proximité des lieux publics (l’hôpital dans ce cas).
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