L'installation à Niort
Antoinette Ponsard poursuit son récit : Nous arrivâmes à Niort vers le soir. Un car nous amena en ville et nous déposa devant l’hôpital, transformé en centre d’accueil pour les réfugiés. On nous fit entrer d’abord dans une grande salle où des lits de l’hôpital s’alignaient le long des murs et on nous invita à nous installer. Nous avons pris quatre lits que nous avons rapprochés de façon à mettre les quatre petits au milieu et ma belle-mère et moi aux deux bords. Puis, on vint nous chercher pour nous faire manger. À côté du dortoir était aménagée une cantine et, pendant quelques jours, nous avons séjourné dans cet endroit et nous avons été bien soignés. Mais pour le reste, c’était la promiscuité. Tous les lits étaient occupés. À côté de nous, une grosse dame qui ne pouvait se lever car elle avait tellement marché que la plante des pieds était usée et à vif. Plus loin, un homme couché sur le ventre ne pouvait se retourner. C’était un soldat qui s’était enfui devant l’armée allemande depuis le nord, avec un vélo pour ne pas être fait prisonnier. Tous ces kilomètres sur une selle lui avaient abîmé les fesses et le coccyx au point de ne pas pouvoir s’asseoir. Il était bien heureux d’avoir échappé aux boches !
Du travail et une maison
Tout cela n’était pas bien gai. Le lendemain - nous étions déjà vendredi- je partis à la recherche de la Trésorerie et la trouvai en train de s’installer au musée de Niort. Une partie des employés était arrivée la veille par camions, mais il manquait encore beaucoup de monde. Le fondé de pouvoir m’envoya à la mairie pour me faire inscrire comme réfugiée. Là, on me donna un peu d’argent et une carte qui me permettrait de toucher, chaque semaine, l’allocation prévue pour les réfugiés. On me donna aussi un bon pour obtenir un peu de linge et des vêtements car nous n’avions vraiment plus rien pour nous changer. L’employé de mairie m’invita à consulter une liste d’appartements et de maisons à louer, mise à la disposition des réfugiés par la population de Niort. Mon choix se porta sur une petite maison particulière rue de la Burgonde et je partis de suite pour m’informer.
C’était une petite habitation située à environ un kilomètre du musée, dans une petite rue qui finissait dans les champs. La propriétaire, une jeune femme très gentille habitait avec sa mère à quelques mètres de là depuis la mobilisation de son mari. Elle me fit visiter. Il avait une cuisine, une chambre avec deux lits, un petit cabinet de toilette, le tout meublé et très propre. Une voisine compatissante nous prêta un berceau pour Jean-Claude. Après tous nos déboires, c’était l’Amérique. Le loyer était raisonnable. Je louai donc et repartis chercher tout mon monde au centre d’accueil. La propriétaire nous apporta des légumes de son jardin, un morceau de viande de chevreau et le calme revint tout doucement dans notre vie.
Je repris le boulot à la Trésorerie. En rentrant à la maison, je faisais les courses, les magasins étaient bien achalandés. Ici, on ne connaissait pas encore la guerre, rien ne manquait.
Les Allemands sont annoncés
Par contre les nouvelles n’étaient pas bien bonnes. Les panzers allemands avaient franchi la Meuse aussitôt notre fuite et avançaient rapidement vers Paris. Je n’avais toujours pas de nouvelles des miens. Qu’était devenue toute la famille ? Où avait atterri Roger avec ses machines ? Maman et le vieux Joseph, partis eux aussi sans doute de Gernelle ? Mes deux sœurs qui habitaient Charleville ? Mon frère qui était soldat dans l’est ? Où était passé tout ce monde ? C’était angoissant ! J’essayais un peu partout d’avoir des informations, mais aucun écho ne nous parvenait si ce n’est que les Allemands avançaient toujours. Mais enfin on allait bien les arrêter ! Et puis il y avait à présent la Loire, puisque la Meuse et la Seine avaient été franchies. Ce n’était pas possible, ils ne passeraient pas la Loire. Quelle illusion ! J’essayais de me persuader de l’impossible, mais les événements se précipitèrent et un jour les hauts-parleurs dans la ville, nous avertirent que les troupes ennemies seraient là le lendemain. Il fallait rester chez soi, fermer les portes et fenêtres pour éviter tout incident pouvant tourner à la catastrophe. Quelle déception : avoir fui devant eux, avoir subi tous ces bombardements, avoir côtoyé la mort à chaque pas, avoir quitté sa maison, avoir tout perdu du peu que nous possédions, pour les retrouver là. C’était une infamie. En même temps que le découragement, la haine de ces Allemands m’habitait et ne me quitterait plus.
Une grosse moto pilotée par un être de cauchemar
Le lendemain matin, chacun resta donc chez soi. Le fondé de pouvoir de la Trésorerie nous avait donné à tous congé pour la journée. Pleins d’anxiété, on attendait la venue des barbares. La grand-mère qui avait connu l’occupation en 14-18 se lamentait et priait le Bon Dieu sans arrêt. J’avais bien fermé la porte, mais pas les volets de la fenêtre. Je voulais voir comment ils étaient ces sauvages qu’avait décrit Victor Hugo dans ses vers : « Tous ces mangeurs de porc, tous ces buveurs de bière… » et dont nous avions subi les méfaits pendant presque une semaine d’épouvante.
Ma belle-mère me suppliait de fermer les volets de la fenêtre qui donnait sur la rue. Je ne voulais rien entendre et me plaquais contre le mur pour voir quand ils passeraient. Au début de l’après-midi, les haut-parleurs nous avertissaient de nouveau et effectivement, aussitôt après, on entendit des roulements de blindés du côté de la ville et puis, plus près, des pétarades de moteur.
- Les voilà, les voilà, me dit la grand-mère et elle se précipita avec les quatre petits au fond de la pièce.
- Cache-toi Nénette, ne te montre surtout pas !
Je me plaquais contre le mur, dans le coin de la fenêtre. J’avais le cœur qui battait à grands coups, mais ma curiosité était si grande que je regardais la route à travers les ramages des rideaux. De toutes façons, on ne pouvait me voir de dehors.
Une moto approchait avec un bruit épouvantable et je la vis passer à une vitesse incroyable, une grosse moto pilotée par un être de cauchemar, en tenue vert foncé, casqué, botté, couvert de poussière et de boue. Je ne pus distinguer ses traits car il passa très vite, sans doute par peur d’une résistance quelconque qu’il aurait pu rencontrer ici ou là. Il repassa presque aussitôt car notre rue finissait dans les champs. Nous étions vidés par la peur. Voilà, c’était fini, nous étions envahis ici aussi. À quoi bon avoir quitté notre Ardenne pour se retrouver au même point ici ? Enfin, il fallait avaler la pilule. Dieu sait quand nous pourrions retrouver notre maison.
De nouvelles épreuves
Roger Ponsart, son mari, conducteur de machine à la SNCF de Mohon, était chargé d’évacuer sa locomotive en la conduisant vers le sud où il fut mitraillé sur le parcours. Il fut blessé, transporté et soigné à Paris où son épouse avait été autorisée par l’occupant à lui rendre une courte visite. A madame Ponsart de narrer la suite :
« Début juillet 1940, Roger rentra à la maison à Niort où toute la famille était installée, guéri de sa blessure par balle.
La grand-mère était dans l’euphorie. « Enfin, me dit-elle, nous voilà tous réunis ! » Pas pour longtemps, car à la gare où se présenta son fils, le chef de gare allemand, qui avait pris les commandes de la SNCF, comme partout dans les contrées occupées, l’envoya à la Kommandantür. Là, on lui donna un laissez-passer pour réintégrer son dépôt à Mohon, les Allemands ayant besoin des cheminots pour assurer les transports de troupes et de matériel dans la France entière. Il repartit donc le lendemain, direction Charleville. Quinze jours plus tard, il revenait, ayant obtenu un laissez-passer pour venir rechercher sa famille, car on ne circulait pas librement dans les départements du nord, que les Allemands considéraient déjà comme annexés.
A la trésorerie également, on se préparait à rentrer dans les Ardennes. On remballait les papiers et les livres et presque en même temps que nous, tout le monde mit le cap sur notre département. Quel bonheur de pouvoir retrouver notre maison ! Roger qui s’y était évidemment rendu m’assura qu’elle n‘avait pas trop souffert, les meubles étaient toujours là, mais il manquait pas mal de choses. Enfin on verra bien. On fit nos paquets. Nous n’avions pas grand-chose à emporter, étant arrivés avec rien. D’après Roger, il n’y avait pas de ravitaillement. La propriétaire, très gentiment nous prépara un gros colis avec des haricots secs, un demi-chevreau, du lard et quelques bricoles pour les enfants. Nous voilà repartis. Moi, j’étais tout de même inquiète. S’il n’y avait pas de ravitaillement, rien d’organisé pour la survie des quelques familles rentrées chez elles, qu’est-ce qu’on allait faire pour nourrir les petits et les grands ? Enfin, tant pis, c’était l’aventure ! »…