Un attelage en mauvaise posture

Un attelage en mauvaise posture

Maurice Froussart est profondément attaché à la terre de l'île de Saint-Julien qui a fait vivre des générations d'agriculteurs-maraîchers. Dans une langue imaginée qui fleure bon le terroir, il nous emmène faire la fenaison avec la complicité de Danièle Patuel.

" Bonjour Léon !

- Bonjour, Henri ! Bonjour, Paulin !

Salutations amicales dans la pâture où Léon, le maître de la Warenne, venait visiter ses vaches pie noire.

- N'oubliez pas de remettre les fils !

- Bien sûr, aie pas peur !

Ce passage accordé gentiment raccourcissait la distance de Saint-Julien aux prés de l'île Saint-Jean et éviter le mauvais chemin de terre aux ornières profondes. Depuis toujours les rapports entre les cultivateurs-maraîchers et les Bourguin étaient excellents. Ces derniers se souvenaient que la mère d'Henri*, Félicie, et sa tante Célénie, étaient nées dans cette belle ferme quand, bien avant 1870, les Fossier l'occupaient.

* Père de Maurice le conteur.

De la faux à la faucheuse mécanique

Pour les travaux champêtres, Paulin, son gendre Henri et leurs familles faisaient souvent équipe et s'entendaient fort bien. Cette fois encore, pour "faucher aux prés", il valait mieux être deux à cause des risques encourus. Avant la pousse, la rasette avait étalé les moulinées (1) pour éviter le blocage de la lame de la faucheuse mais quelques taupes ayant "redonné", il fallait dégager les "bouchons" prudemment avec un bâton. Les deux compères devisaient en cheminant, se rappelant les faucheurs venant à pied de Belgique avec leur faux, leurs marteaux à rebattre pour amincir la lame sur les enclumeaux fichés en terre, leurs cornes dans lesquelles ils plaçaient les pierres à aiguiser trempant dans l'eau vinaigrée, leurs bissacs avec quelques hardes. Ils dormaient dans les granges et mangeaient à la table familiale. Le machinisme avait supprimé cette pratique, la faucheuse abattant en quelques heures le travail journalier d'une équipe.

L'art de faire une voiture

Le pré de cent verges (40 ares) qu'ils s'apprêtaient à faucher présentait une dénivellation où poussait une herbe plus fine et plus dure : le poil de bouc. Cette herbe, séchée, glissait facilement, nécessitant un certain tour de main pour "faire les voitures" (charger les charrettes). Il fallait bien placer les becquées (2) piquées à la fouène (3) à trois dents puis à la fouène à deux dents quand la hauteur l'exigeait, ensuite, soigneusement rouler les brassées sur les carrés et les échelettes de devant et de derrière. Pour finir, on brêlait avec une corde et on serrait avec les tavelles en fer sur un axe en bois armé d'un cliquet. Enfin, on peignait au râteau pour présenter une belle et solide voiture. Faite avec soin, pour peu qu'elle subisse quelques cahots, la voiture coulait et devait être refaite, à la grand honte du responsable.

Les maudits taons

1- Faucheuse semblable à celle du récit 2- Ramasseuse, machine qui s'employait à la suite du fauchage.

Mais ils n'en étaient pas encore là. A pied d'oeuvre, Paulin demeura sur le siège de la machine et Henri bascula la lame aux dents triangulaires qui allaient coulisser dans les doigts-secteurs pointus et recourbés. Il faisait mauvais. La grande chaleur, lourde et orageuse, excitait les taons qui s'incrustaient dans le poil des chevaux, piquant jusqu'au sang. De sa casquette, Henri les chassait de son mieux à tel point qu'elle fut vite tachée de rouge. L'attelage était nerveux, frémissant, tourmenté et il était difficile de le maintenir. Le pré bordait la Meuse dont il n'était séparé que par de maigres buissons épineux. Quelques mètres étaient délaissés par prudence. L'attelage venait d'arriver là et tournait le dos au fleuve. Soudain, ce fut le drame, causé par ces satanés taons. Chassant de la tête l'un d'eux qui la saignait au garrot, la jument Coquette accrocha sa gourmette au bout de la flèche, l'obligeant à reculer, reculer en entraînant très vite Grisette et l'équipage.

- Saute, Paulin, cria Henri, ce que Paulin fit in extremis. Il était grand temps car, à travers les obstacles, la faucheuse alla se caler contre une souche émergeant à demi, après avoir dévalé la pente rapide de la berge. Les chevaux étaient acramillés (4) dans les traits et les buissons, mais heureusement coincés. Par chance, deux Warcquins passaient en barque et vinrent porter secours aux naufragés. A quatre, difficilement et dangereusement, ils dételèrent les animaux tout tremblants et renâclants. L'attelée (5) était fini et les acteurs remercièrent la Providence de s'en être tirés à si bon compte : Coquette et Grisette avec quelques éraflures et la faucheuse pas trop détériorée. Cette dernière fut extraite de son piège par six robustes chevaux dès le lendemain. Acteurs et sauveteurs furent conviés à un gueuleton de première qui, avec l'aide de quelques bonnes bouteilles, ne fut pas triste, croyez m'en ! "

(1) moulinée : taupinière; (2) becquée : quantité que l'on saisit avec une fourche; (3) fouène : fourche de fer; (4) acramillés : emmêlés; (5) attelée : séance de travail, quantité de travail fourni par un attelage selon le dictionnaire du français régional des Ardennes de Michel Tamine, édition : Bonneton.

J'ai labouré cette nuit