Le retour dans les Ardennes
La zone interdite passage obligé
Rethel passage de la zone interdite doc : CG08
Antoinette Ponsart témoigne : « Le train, nous emmena sans problèmes jusqu’à Châlons-sur-Marne. Là, les Allemands nous firent descendre tous sur le quai et nous poussèrent sur la place de la gare en hurlant des « raus, raus !… » Sans explication. Ils pointaient sur nous leurs fusils, d’un air bien déterminé à en faire usage si besoin était. La peur nous reprit. Tout le monde se massait sur la place. Qu’est-ce qu’ils allaient faire de nous ? On était là comme un troupeau de moutons, gardés par ces hommes, armés de fusils, pleins d’arrogance et de violence. Enfin, au bout d’un grand moment, un gradé, en français, invita les voyageurs munis d’un laissez-passer à avancer devant la foule. Il n’y avait pas des tas, mais nous en étions. Il examina les papiers, nous compta et nous mit sur le côté, séparés des autres. J’avais Jean-Claude sur les bras et Claudine à la main, Mémère s’occupait des deux grands et Roger des paquets. J’étais exténuée de rester ainsi debout, sous le soleil avec les petits. Quand le gradé eut fait la sélection des voyageurs, il revint vers nous et me prenant par le bras, il me fit entrer dans la gare avec les quatre gosses, mais il ne permit pas à la grand-mère et Roger de nous suivre. Il nous conduisit à l’intérieur où des infirmières allemandes nous firent entrer, sans un mot, dans un local où se trouvaient par terre quelques matelas, elles nous invitèrent par gestes à nous asseoir dessus. Ces matelas étaient très malpropres, mais ils furent tout de même les bienvenus. On put se reposer un peu. Pendant ce temps, le gradé expliquait à tous ces gens qui voulaient rentrer chez eux, que personne ne pourrait monter dans un train sans un laissez-passer émanant de la Kommandantür. A partir de Châlons c’était déjà l’Allemagne, la zone interdite. Ce fut la consternation dans la foule. Au bout d’un temps interminable les privilégies purent gagner les Ardennes par train. Quel soulagement ! On sortit quelques provisions des colis et on mangea de bon appétit ce que nous avait préparé la propriétaire de Niort. Dans la soirée nous étions arrivés en gare de Charleville qui apparemment n’avait pas changé. Il y avait des trains et des cheminots français, mais aussi des Allemands qui faisaient tous leur travail comme au temps de paix. »
Si ce passage de « frontières » fut facilité aux titulaires de laissez-passer, malgré de nombreuses péripéties, il n’en fut pas de même pour les autres non autorisés au retour.
Ecoutons l’histoire de Pierre Boitelet qui s’est fait refouler à Sault-les-Rethel par les Allemands lors d’un contrôle assez semblable décrit plus haut. « Grand-père suggéra de prendre la direction de Rethel en quittant le train et en s’y rendant à pied. Un contrôle effectué avec rigueur et détermination nous refoula à nouveau. C’est alors qu’il vint à l’esprit de grand-père de téléphoner à un copain garagiste au Chesne en zone interdite et lui conta l’aventure. Le lendemain le garagiste était au rendez-vous fixé muni de laissez-passer obtenus on ne sait comment. L’essentiel c’est que nous avons fait le voyage de Rethel à Manchester, en taxi, sans être nullement inquiétés. »
Voilà donc un passage non autorisé qui s’est bien passé, en était-il toujours ainsi ?
Prenons le cas d’Othello Frezzato. En août 1942, vint le retour en métropole [ Il était affecté au 2 ème Zouaves à Oran], Le soldat Frezzato rejoignit son nouveau poste à Tarbes, en zone libre. Pressenti pour l’école des cadres et comme rien ne se déroulait comme prévu, las d’attendre son inscription au peloton d’élèves gradés, il sollicita une permission de 10 jours pour se rendre près de Moulins chez un ami de son père. Son intention, inavouée à ses supérieurs, était de rejoindre les Ardennes, toujours en zone interdite, pour retrouver ses parents et sa promise. Il avait échafaudé un plan grâce à la complicité d’une fille de gendarme qui passait régulièrement des lettres d’une zone à l’autre. Elle lui avait fourni un costume civil et un vélo pour faciliter le déplacement. Othello traversa l’Adour pour rejoindre Albi puis Rodez. Ce pénible voyage lui mangeait
des jours précieux, il craignait ne plus avoir assez de temps ainsi, et se risqua à prendre le train. Tout va bien jusqu’à Moulins où il ne resta qu’une nuit, content d’être bien accueilli par l’ami de son père qui le dissuada de poursuivre son projet car la zone occupée était difficilement franchissable, d’autant qu’il ne possédait pas d’autorisation de circuler, ni de document d’identité civile, ni de carte de travail. Déterminé, Othello, s’accrocha à son dessein, abandonna son vélo et poursuivit sa route par le train de Moulins à Rethel. Pendant le voyage, il apprendra comment franchir la zone interdite grâce aux quelques habitués du parcours un peu trop bavards. Il suivra à la lettre leurs consignes fortuites. A l’arrêt de Rethel, pour éviter le contrôle, il descendit du wagon en suivant les clandestins à courte distance. A la hauteur de la locomotive, le mécanicien, de connivence avec le groupe, les couvrit d’un nuage de vapeur « on esquissa une fuite
discrète » devant la machine qui faisait écran aux quais surveillés. A la fin du contrôle, le mécanicien les invita à repasser pour regagner le train avec le même artifice protecteur, « La partie était gagnée » se rappelle Othello. Il ne sera plus inquiété jusqu’à Charleville et rejoindra ses parents et sa promise.
Comme on le sait, le Français est un débrouillard. Il germait dans son cerveau d’autres subterfuges ou d’autres tours pour détourner l’attention des Allemands afin d’assouvir un destin contraint.
Roger Bertrand et son beau-frère, avaient passé aisément cette ligne tant surveillée grâce aux renseignements obtenus de quelques bonnes âmes fort bien documentées. Ils savaient Rethel infranchissable, on les conseilla de s’arrêter une station avant, c’est-à-dire à Tagnon, qui était sans surveillance à cette époque. Ils ont rejoint Rethel à pied en évitant de rôder trop près de la gare avec leurs bagages. Des passeurs se chargèrent des colis et invitèrent les deux indomptables à se fondre dans la foule des travailleurs avec en main un journal, en bleu de travail. Le pont de l’Aisne franchi malgré la surveillance allemande, à la sortie de Rethel ils prirent possession des bagages déposés par les passeurs munis d’ausweis et poursuivirent leur trajet à pied jusqu’à la gare d’Amagne-Lucquy. Après quelques mois passés en célibataires, nos deux compères combinèrent le projet de faire venir leurs familles qui n’avaient pas d’autorisation de rentrer dans les Ardennes et qui séjournaient encore dans les Deux-Sèvres. C’est là que les choses se compliquèrent, mais la persévérance et la ruse seront leur point fort pour mener à bien ce projet quelque peu insensé, mais somme toute, louable. Ils obtinrent facilement un ausweis par le truchement de leurs employeurs et un permis de circuler provisoire. Rendez-vous fixé avec la famille au pont des Invasions à Rethel. En toute franchise les deux associés accompagnés de leur famille tentèrent de passer en présentant leurs papiers, ça marcha pour les deux hommes avec leurs laissez-passer, mais les familles furent refoulées. On attendit un moment plus propice en comptant sur la baisse de vigilance de la sentinelle. Nouvelle tentative, Roger Bertrand, sa femme et ses trois enfants passèrent grâce à la lassitude du planton de service. La famille de son beau-frère fut refoulée. Les Bertrand logeront pendant deux jours en hôtel sans vitres à Rethel dans l’attente d’une combine pour que tout le monde soit enfin réuni du bon côté. En observant scrupuleusement le point de passage, Roger Bertrand avait remarqué un passeur particulièrement actif. Un contrat moral fut établi et le passeur prit en charge la famille de son beau-frère en les logeant dans une charrette à double fond transportant des fagots de bois. « C’était d’une simplicité inouïe et une perte de temps et d’argent » regrette Roger avec une pointe d’amertume « Nous eûmes à rejoindre la gare d’Amagne-Lucquy à pied comme nous l’avions fait mon beau-frère et moi quelques mois plus tôt ».
Et le tour est joué.
La zone interdite, c'est aussi du refoulement
D’autres familles n’ont pas eu la chance de rentrer dans leurs foyers malgré le franchissement épique de la zone interdite. Une résidente, que l’on appellera « Nonnette » pour respecter son anonymat, narre sa déconvenue.
« Après l’exode de mai 40 qui a poussé ma famille à s’établir en Vendée, mon père, grand invalide de la guerre 14/18, se languissait de retourner dans sa petite maison à Manchester. Un jour de 1941, il mit son projet à exécution en y associant sa famille. Nous n’avions pas l’autorisation nécessaire, que cela ne tienne, mon père et ma mère tout aussi déterminée s’en passèrent. Comment avions nous franchi la frontière de la zone interdite ? J’avais alors onze ans et je comptais beaucoup sur la sagacité de mes parents pour trouver les moyens de résoudre les problèmes qui ont été nombreux et complexes, voire aussi très risqués. Ce dont je me souviens, c’est d’avoir franchi un pont partiellement détruit, sur lequel nous avions joué les équilibristes par une noire nuit complice. Je ne sais pas comment a pu faire mon invalide de père, mais les faits sont là. Après un nombre de kilomètres harassants, à pied à travers des chemins de terre et des petites routes, nous avions pris le train à Amagne-Lucquy. Ça, je m’en souviens, ce n’est pas courant comme nom. »
« En gare de Charleville, des troupes allemandes en armes nous firent descendre et après un regroupement et des vérifications de laissez-passer, nous avions été accompagnés par quelques soldats toujours en armes à l’école pratique [actuellement Jean Macé] avec sept autres familles. Un officier, sans doute, parlant bien le Français nous invita à prendre un bol de soupe et nous vanta la bonté de son führer qui affectionnait tant les enfants. Ma mère, à la vue de la maigre pitance, très courroucée de cette situation intolérable, interrompit le conférencier en reprochant à son chef de n’être pas très généreux avec les enfants qu’il aimait tant. Le lendemain, l’officier fit ajouter à leur attention, en sus du bouillon, un bon bol de lait chaud. « Dans cet homme il y a un brin d’humanité », constata ma mère qui osa lui demander cette fois la faveur de retourner dans notre maison. »
« Elle lui fut accordée à la condition d’être escortée par un soldat en arme. C’est comme cela que j’ai revu ma maison en l’accompagnant. Mon père resta avec mes trois frères et sœurs en otage à l’école pratique. On leur promit de ramener du linge de rechange. »
Au cours du déplacement, nous marchions à un moment tous les trois de front. D’un coup, ma mère m’attira à elle et me susurra à l’oreille : « Ecarte-toi de lui Nonnette, qu’on ne nous prenne pas pour des collabos ! » Je prenais soin de ne pas le côtoyer et de forcer le pas en accord avec ma mère quand l’escorteur s’alignait sur notre front. Je crois qu’il le comprit rapidement, il est resté derrière nous tout le reste du trajet.
Dès le seuil de la maison franchi, je montai les degrés quatre à quatre pour retrouver mon lieu de jeu d’avant l’exode, c’est-à-dire le grenier. Quelle ne fut pas ma surprise de constater un désordre indescriptible, comme si on l’avait fouillé. Tout était éparpillé et gisait à même le sol. Je découvris des bonbons sous leur protection de papier couleur, j’en apportai à ma mère quand soudain l’Allemand se précipita sur moi pour me les arracher des mains en criant :« Verboten, nicht gut ! » promptement, il les a glissés dans sa poche. J’appris par la suite que notre maison avait été occupée par les « boches » et qu’après leur départ ils laissaient, bien en vue, des bonbons empoisonnés.
Les bras encombrés de linges, nous avions repris le chemin de l’école-prison, jalousés par les autres familles qui n’ont pu avoir une dérogation semblable. Dans cette promiscuité retrouvée, nous ne savions comment tuer le temps. Un jour, j’ai découvert des petits bouts de ficelle et avec ma sœur, nous les avions assemblés grâce aux innombrables nœuds que nous avions dû réaliser. De la fenêtre du 4ème étage l’ensemble pendait à toucher le trottoir. Quelle ne fut pas notre joie de découvrir qu’un soldat allemand, prit sans doute par notre jeu, avait attaché à l’extrémité une jolie petite poupée.
Les troupes allemandes de nouveau nous prirent en charge pour nous accompagner en gare de Charleville afin de retourner en Vendée, à la grande déception de mon père qui n’avait pas revu sa maison. Il a fallu attendre l’été de 1943 pour que le retour soit enfin autorisé. »
Effectivement ce retour autorisé date de 1943 pour la majorité des Ardennais qui bénéficiaient d’un certificat de travail, délivré par les anciens employeurs qui purent reprendre leurs activités sous le contrôle des autorités allemandes et après avoir remis en état de fonctionnement leur entreprise partiellement détruite par les combats...
Enfin on retrouve son chez soi
Pierre Boitelet, 12 ans, de l’avenue Pasteur se souvient de son retour de la Roche-sur-Yon via Paris où il avait été évacué avec ses grands-parents : « Un vrai capharnaüm, on eut dit un pillage organisé avec saccages des biens, le tout jeté à terre dans un désordre indescriptible ! »
Roger Bertrand, avait gardé un profond ressentiment du passage des Allemands qui, sans doute après une brève occupation des locaux qu’il retrouvait au café « Bertrand », avaient dégradé le mobilier et laissé un grand désordre de papiers et photos jetés jusque sur le trottoir. Son retour des Deux-Sèvres fut organisé début novembre 1940 avec l’un de ses beaux-frères qui ne tolérait pas, lui aussi, de rester inactifs en vivotant avec des indemnités de réfugiés. Un contrat de travail et un laissez-passer furent établi pour les Ardennes, sans leur famille. L’entreprise Picard de Montcy les employa au travaux de déblaiement de la place Nevers à Charleville qui avait été détruite par les bombardements. Chaque jour, à l’aide d’un tombereau tracté par un famélique cheval, il le chargèrent à la pelle et à la pioche remuèrent des tonnes et des tonnes de gravats qu’ils empilèrent ensuite en montagnes de pierres qui serviront aux fondations des futures immeubles. Leurs repas furent assurés à l’école des filles, place de la Basilique à Mézières, grâce à l’entraide Sociale, alors qu’une belle-sœur, restée à Charleville, les hébergea.
En janvier 1941, Roger Bertrand rencontra un responsable de la fabrication de la fonderie « la Macérienne » - son ancienne usine- qui lui procura un emploi à la finition des pièces destinées aux camions « Berliez et Citroën ». Il participera à la remise en ordre de l’usine dont la cour principale avait été occupée par les Allemands qui avait créé un immense dépôt d’essences pour leur Luftwaffe. La crue de la Meuse de l’hiver 1940-1941 y avait laissé des traces, une plaque, non homologuée par les ponts et Chaussées encore absents, est visible dans les sous-sols. Cette crue, un peu particulière avait été provoqué par la faute des Allemands qui avaient reconstruit provisoirement en bois les ponts d’Arches et Bayard détruits. Ce dernier avait été réalisé au niveau des berges. La forte montée des eaux repoussa le tablier qu’il fallut treuiller et libérer au fur et à mesure de la poussée. Ce qui devait arriver, arriva : Le pont Bayard rejoignit le pont d’Arches, et en s’y écrasant, forma un gigantesque barrage. Les eaux en amont montèrent à un niveau impressionnant et noyèrent toute l’usine. Les dégâts furent considérables, les pavés de bois gonflés par les eaux se désolidarisèrent. Ces pavés posés à même le sol protégeaient les pièces usinées. Ils n’ont pas été perdus, car les 6 personnels autorisés qui occupaient l’usine les ont utilisés comme bois de chauffage. A cette époque et jusqu’en juin 1943, « La Macérienne » n’employait qu’un ingénieur, un chef de fabrication, un électricien des turbines et trois ouvriers.