L'occupation
Les difficultés du ravitaillement
« Depuis Sainte-Hermine, en Vendée, le préfet des Ardennes adresse, le 8 juillet 1940, un rapport au président du Conseil au terme d’une tournée rapide qu’il a pu effectuer dans son département. Il estime que le 5 juillet, 1200 personnes environ étaient de retour à Mézières, Charleville, Mohon, agglomérations qui en comptaient 52.000 avant la guerre. La préfecture est inhabitable, toutes les maisons ont été pillées et, depuis Sainte-Hermine, un groupement d’alimentation, récemment constitué, s’efforce de faire parvenir du ravitaillement aux habitants revenus ou restés dans des cités durement touchées par la bataille et où l’administration allemande, dès le premier jour, a si totalement remplacé l’administration française qu’elle a publié, sous forme d’avis des recommandations pour le ramassage immédiat des récoltes […] Voici les chiffres exacts, à la date du 12 juillet, d’après le procès-verbal de la réunion franco-allemande qui eut lieu en présence du major Paetcher, commandant la place de Charleville, du Dr Bridoux, maire de Mézières, revenu la veille, Bogaert, maire provisoire de Charleville, de quelques adjoints et fonctionnaires ; Charleville, 960 habitants ; Mézières, 160 ; Mohon, 150. » 1
« Chaque fois qu’ils en ont l’occasion, les Allemands remplacent ainsi les autorités défaillantes. Ils remplissent même les devoirs de charité, quitte à exploiter plus tard leurs bienfaits pour les besoins de la propagande. Dans plusieurs villages, ils répartissent des vivres, abandonnés par les troupes françaises. »2
Le 23 juillet 1940 les Ardennes, en dépit de toutes conventions d’armistice, sont en zone interdite. À l’instar des onze autres départements du Nord et du Nord-est. (L’Alsace et la Lorraine sont totalement annexées.)
« Le préfet des Ardennes estime que, dans les villes importantes, la dévastation est telle que ni agriculteurs ni commerçants ne peuvent envisager leur retour. […] Qu’importe tous ces obstacles et ces décombres. Ils attirent les réfugiés comme la lumière les phalènes.»2
« Retour dans les Ardennes du préfet Pascal le 28 juin 1940. […] L’activité industrielle est complètement arrêtée. La première des priorités est le rétablissement des communications (routières, ferroviaires, fluviales, postales, téléphoniques)[…] Le général Offmann commandant allemand pour les Ardennes, exprime le désir de voir renaître la vie économique du pays… Pour le moment, seuls trois cantons agricoles au sud de l’Aisne ont vu un retour faible de population aurorisée, les autres sont rentrés illégalement et ont été immédiatement placés par les Allemands dans des camps d’internement de Tagnon et de Maison-Rouge. »3
1 Henri Amouroux, Quarante millions de pétainistes ; page 166.
2 Henri Amouroux, La vie des Français sous l’occupation; page 50 et 70.
3 Pierre Aubert, Les Ardennes sous la botte allemande (1940-1944).
Rentrée courant juillet 1940 à Manchester avec sa famille, Annette Ponsart va vite être confrontée à la principale difficulté du moment : le ravitaillement.
« Le matin, debout de bonne heure, il me fallut aviser, trouver du lait pour les enfants, des légumes, de la graisse, de quoi cuisiner pour nourrir tout le monde. Où trouver tout cela ? Roger lui, était reparti au dépôt dont il nous rapporta à midi quelques boîtes de conserves que les Allemands lui avaient données. Avec un bout de cabri qu’on avait rapporté de Niort, on put faire un repas potable. L’après-midi, je partis à la découverte. Je vis que les vaches de Carpiaux, de la ferme à côté de chez nous [La Warenne] broutaient paisiblement dans les champs. Je me rendis donc à la ferme, je ne savais qui s’y trouvait, tant pis, il fallait tenter sa chance. La fermière était là, Dieu merci ! Elle me donna du lait et me promit de déposer tous les matins à ma porte, 2 litres pour les enfants. Il lui fallait tous les jours livrer le lait aux Allemands qui le réquisitionnaient. Au tour des légumes maintenant. Tout autour de chez nous, les jardiniers de St Julien cultivaient les champs. Aujourd’hui, c’était la jungle, ils avaient bien été ensemencés, mais les herbes avaient tout envahi. Néanmoins, je pus récolter quelques carottes et des petites pommes de terre. C’était l’Amérique pour nous qui n’avions rien ! Et tous les jours, je passai mes après-midi à cette besogne pendant tout le mois d’août. C’était la cueillette comme les premiers hommes de la création. »
Charleville sous les décombres
« Le matin, je filais en ville pour essayer de trouver quelque chose. Le premier jour, je découvris d’abord les dégâts. Les bombardements avaient fait des trous un peu partout, surtout place Nevers à Charleville où tout était rasé. Ce n’était plus qu’un tas de décombres. Et tous les ponts s’étaient effondrés. Les maisons toutes abandonnées, à quelques très rares exceptions, étaient portes et fenêtres ouvertes à tous les vents, les magasins avaient été pillés dans les règles de l’art, surtout ceux d’alimentation et de vêtements. J’eus beau essayer de trouver quelque chose, rien, pas même un grain de sel. Il ne restait absolument rien. Par contre, dans les magasins de chaussures tout avait été vidé au milieu du local et il y avait un monceau de toutes sortes. Mais impossible de récupérer une paire de chaussures, tout était mélangé à tel point que je renonçai à fouiller dans ce bric-à-brac. Il aurait fallu un mois pour trouver deux chaussures de même calibre. Je revins donc bredouille à la maison. Je n’avais pas le courage ou l’audace nécessaire pour pénétrer dans les étages des immeubles, j’étais jeune à l’époque et craignais les Allemands, car il était interdit de piller sous peine d’emprisonnement ou de mort. A Manchester par contre, il n’y avait pas de boches et dans notre coin, personne n’était rentré. En passant par les jardins, j’inspectai quelques maisons, je ne récoltai pas grand chose, un fond d’huile dans une bouteille, un peu d’eau de javel, un demi-paquet de farine, du sel et un trésor de petits morceaux de savon. C’était tout !»
Déjà le marché noir…et un soupçon d’organisation
« Il fallait faire avec ce qu’on avait, c’est-à-dire pas de viande, pas de graisse, pas de sucre, pas de pâtes, pas de riz, pas de pain, pas de café, rien que ce que je pourrais glaner dans les champs. Roger, qui n’avait pas de tabac depuis bien des jours (il fumait du pas d’âne), m’avertit qu’un magasin s’ouvrait rue Monge avec un peu d ‘alimentation. J’y courus. Effectivement, il y avait là quelques conserves et légumes secs. Le patron voulut bien me donner un peu de tout, mais à quel prix ! C’était déjà le marché noir. Enfin, il fallait bien manger. D’ailleurs, ce magasin ne dura pas longtemps. Le propriétaire disparut un beau jour sans que l’on sache pourquoi, ni comment. Peut-être avait-il volé les Allemands ou était-il en cheville avec un soldat qui s’occupait du ravitaillement pour faire du marché noir, qui sait ? À cette époque tout était possible. Ce qui est certain, c’est qu’on ne le revit jamais et le magasin liquidé. Heureusement, un peu plus tard s’installa un dépôt de lait. En effet, quelques familles de cheminots, de plus en plus nombreuses, rentraient chez elles, il fallait bien que les autorités leur donnent le moyen de subsister. Avec un bon de la mairie, tous les matins j’allais chercher du lait. Avec les deux litres de chez Carpiaux, les enfants ne souffraient pas de trop. Peu à peu, la mairie qui s’était tant soit peu organisée, nous donna des bons pour les denrées de première nécessité, sucre, pâtes, riz, mais tout cela avec une telle parcimonie qu’il fallait sans cesse chercher ailleurs. N’ayant qu’un seul magasin pour honorer ces bons, il fallait d’abord s’y rendre, et c’était loin dans Charleville, et s’en aller très tôt de chez soi pour ne pas risquer d’arriver dans le magasin vidé de son contenu qui était bien maigre. Août – septembre s’écoulèrent ainsi. »
En quête de combustibles (hiver 1940)
Photo : Guy Moreau
« Nous arrivions à l’automne et il commençait à faire frisquet. Pas de chauffage, si ce n’est quelques boulets qui étaient restés en cave, plus beaucoup de couvertures, pas d’édredons, presque plus de draps (tout cela avait été pillé) que faire ? Tant pis, je résolus de chercher à droite et à gauche de quoi protéger les enfants. Je m’introduisis à nouveau dans les maisons inoccupées du quartier par le vasistas du sous-sol. À l’époque je n’étais pas très grosse, 42 à 45 kg, c’était un jeu d’enfant. Je trouvais des édredons, des couvertures, des draps. J’avais bien quelques scrupules, mais après tout, on nous avait bien dépouillés et les gens n’étaient pas rentrés, cela ne pouvait leur nuire. Et puis, c’était la guerre, la défense pour sa survie.
Entre temps, j’avais appris en mairie que mes deux beaux-frères y retravaillaient. C’est donc qu’ils étaient rentrés chez eux. Je courus chez une de mes sœurs qui habitait Charleville. Effectivement, ils étaient rentrés depuis longtemps, n’étant pour ainsi dire pas partis, ayant rebroussé chemin, l’armée allemande les ayant rattrapés. Ils avaient donc le loisir de faire quelques réserves, les magasins n’ayant pas encore été pillés en totalité à leur retour. Ma sœur me dépanna en me donnant quelques provisions. Tout cela était bien aléatoire et je voyais l’hiver approcher avec inquiétude. Non seulement il faudrait trouver à manger, mais aussi à se chauffer. J’entrepris d’aller chercher du bois dans la forêt, sur la route de This, après Warcq. Tous les après-midi, comme il faisait encore bon, je prenais donc la brouette, une serpe et je ramenais une belle petite provision que j’entreposais précieusement dans le sous-sol. Mais ce n’était pas cela qui allait nous chauffer tout l’hiver, d’autant qu’ils se révélèrent particulièrement froids. Bizarrement tous ces hivers de guerre furent extrêmement durs avec des températures très basses, à croire que le bon Dieu voulait punir les hommes de se battre. Heureusement la mairie, à l’entrée de l’hiver, nous accorda des bons pour prendre du charbon chez le bougnat de St-Julien à raison d’un sac de 50 kg par semaine. Il fallait prendre la brouette et aller le chercher. Quelle vie ! Ma foi avec le bois que j’avais récupéré, on arrivait à chauffer un peu la cuisine. Ce n’était pas le paradis. »
Roger Bertrand qui travaillait à la Macérienne, raconte comment il obtint momentanément du charbon à bon compte : « J’observais minutieusement les va et vient des aviateurs allemands qui occupaient la cour de l’usine [la Macérienne] et qui s’apprêtaient à déménager pour laisser la place à une autre unité. Je louchais sur l’énorme tas de charbon qu’ils passaient en consignes à leurs remplaçants. Dans un moment de pagaille, je mis en sacs du charbon et les chargeai sur une voiture à bras. Des soldats allemands de passage crûrent bon de faire une bonne action en m’aidant à pousser la lourde voiture jusqu’en haut de la grimpette de la rue Tilman. Je n’en menais pas large, mais tout de même rassuré par leur jovialité. Encadré ainsi, je ne risquais pas le contrôle d’une patrouille mal intentionnée. La distribution fut faite auprès de quelques familles rentrées qui m’avaient rendu des services. De toute façon, je ne pouvais pas tout stocker chez moi. »
Georges Nonnon de retour dans les Ardennes en octobre 1940 se souvient : « Après deux refoulements à Sault-les-Rethel, ligne de démarcation de la zone interdite, je parviens à retourner dans les Ardennes en passant par Nancy. La préfecture me réquisitionne à la réfection du pont de chemin de fer de Mézières enjambant la Meuse, détruit en mai 1940. L'érection du pilier en béton armé nécessite de nombreuses manœuvres de débarquements de péniches chargées de grèves ou de sacs de ciment. Ce travail pénible était bien rémunéré, la nourriture abondante en comparaison de ce que percevait la population qui souffrait de la pénurie. On améliorait son sort : à l'occasion des passages des convois chargés de charbon qui ralentissaient à l'accès du pont provisoire, on y substituait discrètement quelques morceaux que l'on s'empressait de camoufler le long des voies pour ensuite les récupérer le soir afin d'augmenter notre faible ration de chauffage. L'excédent restait à la disposition des gens qui connaissaient et profitaient de la combine ».
Un vélo, quelle chance…
Allant visiter la maison de sa mère à Gernelle qui n’était pas encore rentrée, madame Ponsart à la chance de découvrir un vélo abandonné qui lui rendra de grands services et surtout moins de fatigue dans ses quêtes au ravitaillement.
« Donc avec le vélo, je m’en fus à Gernelle, j’y rencontrai un jeune que je connaissais bien et qui vendait du bois. C’était une affaire en or pour l’époque. Il consentit à m’en apporter une corde, soit 4 mètres, avec son chariot et ses chevaux. C’était très cher, il ne nous faisait pas de cadeaux, il fallait bien en passer par là. Par contre, la fermière qui habitait en face de maman était rentrée et elle me donna du lait. Je me promis de revenir pour ramasser des pommes dans les champs. Avec mon vélo, j’étais sauvée, j’avais la possibilité de me déplacer plus rapidement. Un jour, Roger me ramena une petite remorque qu’un copain lui avait prêtée et je pus ainsi ramener plus facilement à la maison ce que je pouvais trouver ici et là. Nous n’avions pas une pomme de terre et je me demandais ce que l’on allait manger cet hiver quand je ne trouverais plus rien dans les champs. »
Vente de bois par la ville (hiver 1941)
Le maire soucieux du manque de combustibles des administrés rentrés et constatant les trop nombreuses coupes sombres réalisées illégalement dans les bois de la commune pour subvenir à la cuisson des aliments et au chauffage de leur appartement demande à la Commission administrative de l’hospice de mettre fin au saccage par une exploitation rationnelle, sauvegardant ainsi ses intérêts. Les renseignements communiqués par le service des Eaux et Forêts fait apparaître qu’une coupe importante susceptible de produire environ 3.300 stères de bois de chauffage, peut-être pratiquée dans le « Bois des sœurs » qui appartient à l’hospice où les gens peu scrupuleux se servent. Le conseil d’administration de l’hôpital-hospice a décidé de proposer à la ville de mettre le bois de chauffage, en provenance d’une coupe régulière faite dans le dit bois, à la disposition de la population, à titre onéreux et sous réserve de versement à l’établissement d’une redevance correspondant à la valeur de la coupe sur pied. A charge également à la ville d’en assurer l’exploitation rationnelle de la coupe et de la vente aux particuliers. Octobre 1941.