La petite histoire d'eau
Les plus anciens de Manchester se souviennent encore des bornes - fontaines le long des premières rues. Elles avaient été installées lors de la construction des baraquements en bois, à l'usage des riverains. Leur corps était de fonte et les poignées de cuivre. Il suffisait de tirer ces dernières vers le haut pour faire jaillir généreusement l'eau.Pour l'hiver elles étaient revêtues d'un coffrage de planches bourré de paille et la poignée était calée afin de laisser couler un mince filet d'eau : précautions efficaces contre la gelée. C'était le lieu de rencontre des ménagères où, les langues allaient bon train, nouvelles et ragots circulaient comme autour des puits communaux jadis. Eh oui, là, sitôt la guerre de 14-18, le confort auquel nous sommes habitués aujourd'hui n'existait pas. Tout au début, en ces lieux, point de gaz et d'électricité. Le chauffage et la cuisine se faisaient au bois et au charbon dans de grosses cuisinières et l'éclairage était assuré par des lampes à pétrole.
Ces modestes baraquements n'offraient donc qu'un confort relatif mais certains, beaucoup même, les entretenaient soigneusement et les amélioraient. Et puis chacun jouissait d'un jardin où fleurs et légumes poussaient fort bien dans ces anciennes terres maraîchères, les meilleures de Saint-Julien, telles la Sorille ou le Saint Foin. Clapiers, poulaillers, pigeonniers même, étaient fréquents. C'est dire que, malgré l'aspect modeste de leurs demeures, les locataires se trouvaient bien chez eux, s'y distrayant sainement et de façon rentable, après une longue journée d'un travail dont on ne maquait pas à l'époque. Les loyers étaient symboliques et l'eau gratuite, me semble-t-il. Je sais que beaucoup regrettèrent amèrement leur évacuation obligatoire et leur installation dans nos fameuses H.L.M.
Ces bornes - fontaines existaient déjà à Saint-Julien même, avant la guerre, jusqu'à ce que l'eau soit amenée à l'intérieur des maisons, sur l'évier et derrière les bêtes, encore que, pour quelques uns, un seul robinet dans l'écurie ait été monté. Quel changement ! Quelle facilité ! Pensez qu'avant, il fallait multiplier les voyages pour tirer l'eau à la borne et pour assurer non seulement les besoins familiaux mais, de plus, ceux des animaux qui s'abreuvaient largement : chevaux, vaches et bœufs à l'envi souvent.
Chez nos grands-parents Alexandre et Félicie, c'est leur fils Henri qui fut chargé de cette corvée dès qu'il put porter deux seaux, s'aidant d'un harnais posé sur les épaules et pourvu de chaines à crochets. Comptons un peu : 2 chevaux, 2 vaches, deux bœufs, 6 ou 7 personnes en comptant le commis et la bonne, 2 fois par jour, cela faisait dans les quinze transports de vingt litres sur à peu près quarante mètres, allers à vide heureusement.Il nous avoua, beaucoup plus tard, à nous, ses enfants, avoir parfois repoussé le mufle d'une vache, à la soif insatiable pompant trop à son gré. Bien sûr, il ne s'en vantait pas : le bovin lésé produisait forcément moins de lait. Pour l'encourager dans cette pénible tâche, ses parents lui rappelaient qu'avant, l'on devait tirer l'eau de puits éloignés, profonds d'une douzaine de mètres, en halant le seau à l'aide d'une corde s'enroulant autour d'une treuil manœuvré à deux mains par une poignée. Mais vers 1900 déjà, on aurait pu dire : "On n'arrête pas le progrès".
Maurice Froussart. ( la Boucle n°19 de mai 1996).
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