Vie d'une femme pendant la guerre 1939-1945

INTRODUCTION

Ces pages sont écrites sans ambition aucune. C'est seulement l’histoire de certains épisodes la guerre de 39-40 telle que je l'ai vécue tantôt à Paris, tantôt dans la maison de banlieue de mes parents à Vaires sur Marne, et également à Guermantes, maison de repli à partir de 1942. Ce récit comprend aussi l'exode en Berry, à Bengy sur Craon, village natal de mon père et le retour de cet exode.

Certains renseignements proviennent de mon mari, officier d'artillerie de réserve, d'autres de ma mère, ancienne directrice de l'école de Vaires, puis conseillère municipale.

Mon père, militaire de carrière, faisait des recherches à l'Arsenal, au service des poudres, service ultrasecret naturellement. Il ne parlait jamais de son travail, auquel d'ailleurs nous n'aurions rien compris, et restait des jours et des nuits à son laboratoire. II couchait dans un hamac au-dessus de ses tables de laboratoire couvertes de cornues. Personne d'extérieur au service ne pouvait pénétrer dans l'arsenal : la porte était gardée par deux soldats qui croisaient le fer avant de répondre à qui se présentait.

INFIRMIERE

Au début de la guerre, pensant que je ne serais peut-être pas nécessaire à mon bureau, je suivis des cours d'infirmière militaire parachutiste que je réussis bien.

Arrivée à Guermantes, je constatai qu'il y avait trois médecins pour un grand nombre de villages. Notre médecin et ami, le Docteur Albert Chevalier était débordé et circulait à vélo par tous les temps. Il suffisait alors que l'on fasse mon numéro de téléphone, j’appelai le docteur Chevalier et lui expliquais le cas : il me donnait les premiers renseignements nécessaires au malade en l'attendant. Je soignais ainsi une partie du village, contente de me sentir utile, et je pouvais sortir la nuit. Cela dura toute la guerre. Cela me dévorait beaucoup de temps en m'apprenant beaucoup de choses. J'ai sauvé deux vies et j'en suis encore heureuse, l'un des deux nommes étant encore vivant. J'ai vu aussi de nombreux cas affreux et terribles.

Lorsque le Docteur Chevalier prit sa retraite, il me recommanda à son successeur, le Docteur Alba, que je continuai à seconder de mon mieux.

DEPART A LA GUERRE : GARE DE L'EST

Ce jour-là, 3 septembre 1939, je me levai comme d'habitude et descendis de mon appartement. Je trouvai tout autour de mon immeuble les feuilles fatales de la déclaration de guerre : une grande feuille Jaune en haut de laquelle étaient deux petits drapeaux tricolores croisés, les mêmes que j’avais déjà vus en 1914 (je suis née en 1905).

Pas d'étonnement, on attendait cela, chacun à sa manière, et il y avait ceux qui n'y croyaient pas. J'avais quand même les jambes coupées. Je rejoignis mon bureau; rien que des hommes, et qui partaient tous. Après nous être dit adieu, chacun alla de son côté. Je restai avec un de mes collègues, Jacques, avec lequel j'étais liée depuis plus de dix ans d'une amitié très profonde. Il était seul à Paris, ayant perdu son père, quant à moi, je venais de perdre ma fille, et j'étais inconsolable. Je ne me rappelle rien de la journée, sinon que nous avions rendez-vous à la gare de 1'Est. Je le retrouvai là sur le quai de la rue d'Alsace, le quai opposé à celui qui me restait en mémoire depuis le départ de 1914… Il y avait foule: les pères en uniforme, les mères et les enfants accrochés à eux ; pas de rires, seulement un désespoir qui étouffait. Jacques, qui était capitaine à l'époque, surveillait 1' embarquement des soldats ; les hommes montaient dans les wagons, les femmes et les enfants grimpaient sur les marchepieds ; on s'étreignait longuement, on s'embrassait, dans une atmosphère de tragédie. Je regardais, le cœur serré, il n'y avait pas beaucoup de larmes.

Mon ami Jacques se mit à parler de la guerre de 14 avec un autre officier. Il lui raconta qu'il s'était engagé dans 1’armée pour faire la guerre de 14 juste à sa sortie de Polytechnique, à 1 'âge de 18 ans. Il avait été blessé à Verdun- gaz asphyxiants - et on 1 'avait gardé deux ans à Besançon pour le soigner. Il ne comptait pas du tout revenir de cette nouvelle guerre, et cela me sembla douloureusement logique.

L'officier me demanda brusquement : "Vous êtes mariés ?". Je lui répondis que nous étions seulement de bons amis, et mon capitaine ajouta : "elle n'a jamais voulu se remarier, ni m'épouser". "Eh bien, vous l'épouserez s'il revient, n’est-ce-pas ? ". Je le regardai. "Je vous demande ici votre parole." Je tendis la main et dis : "Je vous donne ma parole". Le capitaine mit sa main sur la mienne : "Moi aussi, je donne ma parole". L'officier prit nos deux mains et les serra très fort. Nous étions les yeux dans les yeux…

Le train était plein, les employés du chemin de fer donnaient des coups de sifflet, les officiers montèrent dans les wagons. Tous les hommes s'agglutinaient aux fenêtres pour serrer des mains, échanger un dernier regard. Le train partit, très lentement, et je me disais que sur cette ligne Maginot, on ne se battrait jamais, et que les Boches, comme précédemment, entreraient par la Belgique, c'est tellement plus simple…

Je continuai de ruminer en cherchant un train de banlieue pour m'emmener à Vaires chez mes parents ; une fois arrivée, je leur annonçai mes "fiançailles". Mon père, qui adorait pêcher dans la Marne avec mon futur mari, était content. Ma mère aimait beaucoup Jacques, elle aussi.

Voilà ce que cette guerre faisait pour moi : sans ces circonstances, je serais simplement restée libre, à faire mon travail avec intérêt, et en toute indépendance. Maintenant, tout était changé, moralement et sentimentalement.

Je ne souhaitais pas écrire tout cela. J'étais repartie pour mon bureau en y pensant, il allait falloir organiser mon travail seulement avec des femmes, et cela m1inquiétait.

Mon père m'avait emmenée, en 14, voir le départ des soldats ; d'abord, boulevard de Strasbourg où tous, fleurs aux fusils, femmes et enfants riaient et chantaient de tout cœur : "Viens Poupoule, viens Poupoule, viens…". Vraiment là, on était parti joyeux ! Ce fut sur le même quai de la rue d'Alsace qu'eut lieu le départ de 39, mais sur la voie le long de la rue, non pas vers la gare ; j'avais pu faire la comparaison… On ne partait pas joyeux à cette nouvelle guerre… C’était plus raisonnable, mais tout le reste était semblable. Cette « drôle de guerre » qu'allait-elle être ?

Mon futur mari faisait régulièrement des périodes d'officier de réserve au cours desquelles ils parlaient entre eux : ils étaient inquiets. Ils étaient chargés de garder la ligne Maginot, (avec des troupes aux intervalles), avec leurs canons de 75. Cette ligne Maginot, travail de béton empli de tout ce qui est nécessaire pour tuer et pour vivre, semblait à la majorité des Français un mystère incompréhensible ; elle était très bien étudiée et avait donné beaucoup de travail. L'ensemble de la population en parlait sans bien comprendre. Les Français, du moins avais-je cette impression, écoutaient sans trop parler. Beaucoup avouaient qu'ils pensaient qu'elle ne servirait à rien. Quant à ceux, comme mon futur mari, qui y étaient, faisaient leur devoir. Cela me valut les premières lettres qui me démolirent : la guerre était bien commencée, on se tuait ; les canons de 75 étaient bien dissimulés du côté français. Les Allemands avaient à faire le long de la ligne, de l'autre côté. Les 75 furent placés pour abattre, comme au fusil, les gars qui passaient. I1 y en avait que1ques-uns tous les jours, et tous les jours cela recommençait. J'ai brûlé ces lettres qui me rendaient malades. Je ne pouvais m'habituer à voir mon futur mari chasser 1’homme au 75 comme nous chassions, avant 1'arrivée des Allemands, le dimanche, les lapins, perdreaux ou faisans. Jacques m'apparaissait comme un assassin. Je me répétais cependant : "Il est parti à 18 ans pour faire ce métier à Verdun" ("c'était si dur, m'a-t-il avoué plus tard, que mes camarades et moi faisions tous dans nos culottes").

Je pense maintenant que c'était, alors une secrète vengeance de la première guerre qui s'exprimait ainsi. Ou bien était-il reparti par pur patriotisme, alors qu'il n'y était pas obligé…?

Après la guerre, il m'a emmené à bien des endroits où il avait séjourné, mais jamais à cet endroit-là.

J'écrivais tous les soirs, il me l'avait demandé, ainsi qu'à deux autres camarades moins mal placés que lui; l'un d'eux cependant n'est pas revenu.

Pour Jacques, mes lettres semblaient essentielles; je ne sais plus ce que j'écrivais. A un moment donné, la guerre genre "tir sur cible" changea ; on les déplaça légèrement, à ce que je compris.

Un éleveur de chiens braques allemands évacué avait vendu ses bêtes aux officiers ; mon futur mari avait une femelle, une superbe Diane. Par ce terrible hiver 39-40, chaque officier couchait sous une tente, son chien lui tenant chaud. Au bout de quelques temps, un lieutenant de Jacques fut tué ; son chien resta seul ; désespéré, au bout de quelques jours, il décida de se suicider devant tous et se jeta sur un des murs du château prés duque1 dormaient les hommes et se fit éclater la tête ; et ces hommes qui en tuaient d'autres chaque jour, étaient démolis par le suicide du chien…

Le château était habité par un homme seul et âgé. Les militaires avaient avec lui d'excellents rapports, très amicaux; c'était un Alsacien. Il leur dit un jour qu'il se suiciderait, lui aussi sur son perron le jour de l'arrivée des Allemands. Ce qu'il fit, le moment venu, devant eux, juste avant leur départ.

Jacques avait fait connaissance, à Bouxwiller, avec la femme d'un de ses lieutenants, Battezzati ; elle était institutrice et avait encore sa mère, une délicieuse vieille Alsacienne : elles avaient gardé la chienne de Jacques qui avait des crampes aux pattes à cause du froid. On donna 1'ordre d'évacuer Bouxwiller et Jacques, d'accord avec son lieutenant, envoya les deux femmes chez nous, à Vaires où nous avions de la place. Nous nous entendîmes très bien et cela devint, pour nous tous, une solide amitié.

Plus tard, Herta Battezzati partit avec sa mère chez sa belle-sœur.

Mon futur mari vint pour une très courte permission dans la voiture qu'il avait emmenée au front ; il emmenait sa chienne avec lui ; son chauffeur fut tué près de lui, mais ni lui ni la chienne ne furent touchés.

Nous étions très heureux de nous revoir. Au moment du départ, nous décidâmes de laisser la chienne choisir si elle voulait rester avec moi ou repartir avec lui : nous la plaçâmes devant les deux voitures portes ouvertes, et nous restâmes sur le trottoir d'en face; la chienne sauta dans ma voiture: elle avait décidé elle-même de son sort.

Lorsque Jacques arriva à son unité, ils étaient sur le départ, canons, chevaux, hommes etc. Il fut nommé commandant adjoint avec 400 hommes et 500 chevaux. Cela se fit au cours des jours qui suivirent, lorsque les Allemands entrèrent en Hollande. Je reçus une carte de Jacques disant: "Nous marchons toujours"… puis plus rie… nous étions terriblement anxieux. Toujours est-il qu'ils reculèrent jusqu'en France où l'on mit au bord d'une route les 75 à zéro et où chacun se prépara à se battre en fantassin. Jacques avait un parabellum, tous les officiers avaient une arme de poing personnelle et les quelques soldats qui restaient leurs fusils.

Dés leur arrivée à Bavai, Battezzati avait conduit les chevaux à un abreuvoir. Un avion passa sur lui avec sa sirène et le tua. Ceux qui restaient, de chaque côté de la route, se battaient avec les Allemands, l'arme au poing : plusieurs des hommes furent tués; le colonel se dressa tout debout pour se faire abattre; le commandant(*) tomba blessé sur la route ; les Allemands le traînèrent et le firent prisonnier, deux hommes encore furent abattus. Jacques restait avec deux ou trois hommes, il décida de lever les bras. « Braves Français, rendez-vous », leur criaient les Allemands depuis le matin. Ils furent ; faits prisonniers, les troupes allemandes passaient en voiture à côté d’eux de toute la vitesse possible ; ils allaient vers Paris et allaient, parait-il, descendre jusqu'à Biarritz. Je reçus quelques jours plus tard une carte de Bavai, lieu où Jacques avait été fait prisonnier.

(*) Ce commandant dont j'ai oublié le nom, s'évada, alla chez Pétain, fut chargé des rapports avec l'Algérie où il se rendait par avion militaire privé. Il fut arrêté par les Allemands et convaincu de travailler pour la résistance : on trouva sur lui un carnet d'adresses…

Quelques mois après, nous apprîmes, par Madame de Quelen, qui avait été ma directrice lorsque je faisais l'école d'infirmière, qu'il était emprisonné à Fresnes ; Jacques lui porta un colis à 5 heures du matin : on lui dit que personne, jamais, ne s'était inquiété de cet officier, et que son épouse était autorisée à venir le voir, car il devait partir incessamment pour l'Allemagne ; il était devenu maigre comme un hareng. Son épouse vint : ils se dirent adieu! C'était bien un adieu : personne n'eut plus jamais de nouvelles de lui. Plus tard, un officier venant du camp de Strutthof, évadé de l'oflag IV D à l’exode des Allemands essaya de retrouver sa trace ; il alla à Dachau où il apprit que ce commandant était mort de dysenterie quelques jours auparavant. Cet officier alla ensuite à Berlin, voir le bunker l'Hitler; il en revint, comme beaucoup d'autres, persuadé qu'Hitler avait quitté l'Allemagne.

EXODE : douze millions de civils.

Les Allemands dépassaient la Belgique et fonçaient sur la France: chacun ne songeait qu'à fuir vers le Sud à la recherche d'un asile. Dans un premier temps, je conduisis mes parents et les chiens dans le Berry, le pays d'origine de mon père, afin qu'il nous trouve un logement ; je revins à Vaires, dans la maison que je quittais chaque matin, sans savoir si j'y reviendrais le soir. Le chef des projecteurs aériens me dit : "Et qu'on ne vous voie plus revenir dans votre chambre à coucher du deuxième dans laquelle il doit maintenant pleuvoir après tous les mitraillages que votre toit a supportés, et vous vous acharnez à coucher là-dessous !".

Je dormais en effet parfaitement sous les mitraillages, tant j'étais fatiguée de liquider les archives de mon bureau pour les expédier ailleurs.

Je dormis à Paris et allai très tôt à mon bureau pour dire aux chauffeurs des camions de partir avec les archives à Bagneux sur Loing, où se trouvait une usine de St Gobain. Chose tout à fait inutile, car les camions furent pris dans clés bombardements et finirent dans un lac, lequel fut comblé par des bombes.

Tout étant en règle, et mon bureau fermé, je me tenais dans la rue essayant de sentir d'où venait le vent, si j'ose dire. Un officier s'arrêta prés de moi et me demanda ce que j'attendais là. "Partez au plus vite, ajouta-t-il, nous avons les boches au cul !". Je reniflai un air de brûlé. C'étaient les réserves de gaz auxquelles on avait volontairement mis le feu. Je regardai l'officier droit dans les yeux, lui dis merci et partis devant lui, dans ma 4 CV, mais je le perdis très vite de vue, car il allait plus vite que moi, qui devais suivre la file de voitures et de camions dont l'allure était plutôt lente. Je laissai Paris derrière moi sans me retourner.

C'était "l'exode ". Je m'arrêtai un peu loin de Paris et mis autour de ma tête mon bandeau d'infirmière militaire. Nous roulions, serrés comme des harengs dans une boîte, sur la route. Un cadavre gisait sur la chaussée et tout le monde lui passait dessus. C'est le seul souvenir répugnant qui me reste de ce trajet.

Il était déjà tard quand j'arrivai à Salbris, et il y avait moins de voitures. J'allais rejoindre mes parents dans le Berry. A Salbris, la route était barrée. Un sous-officier me dit qu'elle était interdite. "Où en est-ce, me demanda-t-i1 ?", et lorsque je répondis qu'ils étaient derrière moi, (j'avais pris cependant une petite route), il se mit à pleurer. Il me dit : "vous êtes toute noire!". Je ne m'en étais même pas rendu compte, c'était la fumée du gaz qui brulait autour de Paris. L'homme m'essuya la figure avec son mouchoir. Je me souvins à ce moment-là que j'avais pris dans ma voiture une demi-bouteille d'alcool de pomme. Je la pris et offris la boisson au militaire après en avoir pris une rasade. J'étais fatiguée et troublée de voir cet homme pleurer. Il souleva la barrière pour me laisser passer et nous échangeâmes un long regard. "Je suis un peu en avance, lui dis-je, mais la masse des voitures parisiennes arrivera avant les boches".

J'étais en effet maintenant en avance sur les autres, car mon bandeau d'infirmière militaire m'avait permis de rouler sans arrêt. A chaque bombardement de la route par les Allemands, les soldats français faisaient descendre tout le monde des voitures et leur disaient de s'éloigner de la route et de se cacher dans les sous-bois, et leurs ordres étaient scrupuleusement obéis. Moi je pensais que c'était de la folie, car j'avais déjà vu tant de bombardements que je savais qu'on ne peut jamais prévoir où un pilote va lâcher sa bombe et que, très souvent, il rate son objectif. Il y avait certainement beaucoup de morts derrière moi, dans les fossés et derrière les talus, et je savais que je ne risquais pas plus dans ma voiture et sur la route. A mon grand étonnement, mon bandeau d’infirmière me permit de continuer chaque fois ma route sans être arrêtée pour rendre service. Les soldats bordaient la route et je pensais que les secours étaient organisés, et qu'on avait fait sauter les ponts, ce en quoi je me trompais. Je voulais passer la Loire avant les Allemands pour arriver dans le Berry. Je ne vis aucun blessé sur la route. Arrivée dans un village dont j'ai oublié le nom, je m’arrêtai et sonnai à une porte pour demander un verre d'eau, car je mourais de soif. Un homme m’apporta immédiatement un verre, je le vidai et le lui rendis. L'homme me dit:" c'est cent sous". Je lui donnai la pièce, et la lui donnai sans rien dire, ni sans vouloir rien penser…

Après cela, je traversai la Loire sur le pont qui n'avait pas sauté, en poussant un soupir de satisfaction. Je me dirigeais sans carte et d’après les panneaux de circulation ; pour aller plus vite je décidai de traverser le camp d'Avor, mais je fus aussitôt prise en chasse par un petit avion qui s'acharna sur moi. J'appuyais tant que je pouvais sur l'accélérateur, ma voiture se balançait, les cailloux sautaient en tous sens. Je me dis que j'étais une imbécile et que je ne gagnerais pas la course contre cet avion d'enfer. Je me mis à zigzaguer afin d'éviter les projectiles qui tombaient toujours alentour. Je me demandais ce que ce type avait dans sa carlingue, quelle sorte de projectiles envoyait-il ? Enfin je trouvai une route et m'engageai dessus ; je ne réfléchissais plus à rien, j'étais vidée, mais j'appuyais toujours sur le champignon. J'arrivai ainsi devant la maison louée par mes parents, et, en les voyants, je me sentis enfin retomber sur terre.

La chienne, une braque allemande que j'avais confiée à mes parents, manifesta le désir de faire un tour avec moi et je me dis que cela me dégourdirait les jambes de marcher un peu, mais il était dit que cette journée ne se terminerait pas simplement : au bout de cinquante mètres, la chienne se mit à japper furieusement devant, un grillage. Mon père et moi ne comprenions pas, car nous avions l'impression qu'il n'y avait personne. Nous soulevâmes le gri1lage et la chienne se précipita par le trou que nous avions fait, et continua japper avec fureur. Nous nous glissâmes à notre tour sous le grillage et découvrîmes, à vingt mètres de là, une femme qui était en train de se noyer dans une mare d'eau croupie destinée à faire boire les bêtes, et qui dégageait une odeur nauséabonde. La chienne se jeta a l'eau et tira la femme par ses vêtements. Elle pesait bien 85 kilos ! Quand la chienne se fut rapprochée du bord, nous nous joignîmes à elle pour tirer la femme hors de l'eau. Elle était évanouie et je me mis en devoir de la ranimer elle dégageait une abominable odeur de vase ! Il fallut ensuite dénicher une brouette, puis trouver son mari et les raccompagner chez eux. Elle avait entretemps retrouvé 1'usage de la parole pour nous dire qu'elle avait voulu se suicider "parce que les boches arrivaient". Nous entreprîmes la toilette de la noyée dont l'odeur pestilentielle avait envahi la maison. Quand ce fut terminé et que je pus enfin me poser sur un siège, à la stupeur générale, un terrible fou-rire que je ne pouvais pas dominer s'empara de moi: avoir passé ma journée à filer devant les boches, être arrivée à bon port pour sauver de la noyade une femme qui voulait se supprimer plutôt que de les voir arriver… La situation était vraiment absurde… et ma fatigue extrême.

REFUGIES AU BERRY

Après avoir aménagé un lit pour moi, lit qui ne comportait qu'une toile à matelas posée à même le carrelage, je m'endormis profondément. Le lendemain matin, il faisait un temps superbe. Mon père s'était procuré, avec une certaine difficulté, quelque nourriture, et il apportait une nouvelle : il fallait cacher toutes les voitures ! Il s'était muni, dans ce but, d'une serpe et d'une faucille afin que nous fassions des fagots dans le bois. Cela occupa la matinée, et ensuite nous mîmes la voiture contre la maison et la recouvrîmes de fagots. Le soleil allait sécher tout cela et la voiture deviendrait invisible, selon les ordres de la mairie.

Nous écoutions la radio que j'avais apportée dans ma voiture : nous entendîmes le Général Pétain. Ma mère conclut en disant: « Il donne sa vie à la France! Et tous les autres qui l'ont déjà donnée, la leur, vieux fou !". Mon père haussa les épaules. Moi, je pensais à tous ceux qui étaient déjà tombés…

Toujours pas d'Allemands en vue; seulement des voitures de réfugiés qui descendaient vers le Sud. Mon père repartit en quête de quelque chose à manger ; mais nous étions déjà des "réfugiés", et dans le village, les gens craignaient de manquer de nourriture dès que les Allemands arriveraient. Leurs craintes, bien évidemment, étaient bien fondées. Mon père rapporta aussi 1'information que nous devions nous rendre à la mairie du village voisin, Nérondes, pour nous procurer les cartes d'alimentation nécessaires et fournir des renseignements sur nous-mêmes.

La journée se passa à regarder descendre les voitures, nous ne parlions guère, nous attendions. La nuit se passa dans le calme, chacun réussit à dormir. C'est le bruit des voitures allemandes qui nous réveilla tous les trois. Je me levai et regardai à la fenêtre. Mon père me demanda : "alors, comment est-ce ?", et je lui répondis : "c'est le film de l'arrivée des Allemands en Tchécoslovaquie, mais en couleurs !". A partir de ce moment-là, le silence fut définitivement rompu. Les voitures militaires faisaient un bruit effroyable sur la route. Nous nous levâmes et bûmes notre petit déjeuner ; je me souviens que nous n'avions pas de pain : il était d’ abord pour les gens du pays.

Les Allemands s'arrêtaient de temps à autre. Il y avait un champ de pommes de terre de 1'autre côté de la route et ils en arrachaient rapidement quelques-unes avant de repartir. Eux aussi avaient faim, et pas grand chose à manger… Ils roulaient sans perdre de temps, sans même nous regarder.

L'après-midi, je partis à pied pour Nérondes, à la mairie, pour les papiers et les cartes. En arrivant, j'aperçus une large porte de bois ovale qui me sembla ancienne, et qui était superbe. J'étais sur le trottoir, devant la mairie lorsque je fus dépassée par des soldats allemands à pied qui marchaient au pas de l'oie. J'étais saisie, car je n'avais jamais vu marcher ainsi, et cela m'impressionna. Un coup de sifflet arrêta les soldats qui continuèrent à frapper du pied sur place. Le drapeau nazi flottait au-dessus de ma tête, l'effleurant. Les militaires allemands se précipitèrent, appareils de photo en main ; je me mis à pleurer tandis qu'ils me photographiaient et que la croix gammée voletait autour de moi. Ma photo doit figurer en maints exemplaires en Allemagne, dans maints albums…

Je sanglotais, immobilisée, les hommes frappaient toujours du pied, et j'entendais le déclic des appareils photo. Puis, sur ordre, les soldats se remirent en route, toujours au pas de l'oie; Je ne les voyais même plus passer.

Quand ce fut fini, je ne sais plus si l'on me fit entrer dans la mairie, ou si j'y entrai toute seule, mais je me souviens que je me suis effondrée sur une chaise, la tête dans mes bras. Ensuite, on me donna les papiers, et on me reconduisit un moment sur la route de Bengy qui était déserte. La marche à pied me fit du bien, mais en arrivant à la maison, je m'effondrai une fois de plus. Les voitures allemandes passaient toujours devant la maison, et le champ de pommes de terre diminuait…

Le lendemain, personne ne bougeait dans le village, dont "notre" maison était un peu à l'écart. Nous n'avions rien à manger et nous allâmes tous les trois dans les bois proches pour ne voir que des arbres et ne plus rien entendre des bruits de la guerre. Nous ramassâmes des escargots en quantité ; mon père les fit cuire le lendemain dans de la cendre de bois, et nous les mangeâmes sans aucun assaisonnement. Les Allemands passaient toujours, dans un bruit infernal de ferraille, les habitants du village restaient enfermés chez eux. Nous étions comme des étrangers en France, des étrangers à Bengy, pays natal de mon père. Ses frères étaient tous morts à Verdun, et il est vrai qu'il n'y connaissait pratiquement plus personne. Je ne sais au juste combien de temps durèrent les repas d'escargots, mais certainement plusieurs jours. La vie reprit ensuite tout doucement ; des gens du pays étaient partis vers le Sud ; nous continuions à vivoter. Tous les matins, nous allions jusqu'au chemin-de-fer, mais il n'y avait toujours pas de train. Les Allemands n'autorisaient pas non plus les départs en voiture. Ils étaient les seuls à avoir de 1'essence, mais n'avaient pas non plus l'autorisation de se déplacer. Les réfugiés étaient bloqués.

Je dis à mon père qu'il fallait à tout prix essayer de trouver des Allemands qui, peut-être, nous donneraient la permission de partir, et de l'essence. "Fais ce que tu veux", me répondit-il.

Naturellement, les officiers étaient très bien logés, l'Etat-major également, car il y a beaucoup de châteaux dans la région. Ma mère et moi nous mîmes en route, à pied, à la recherche des châteaux, et donc des officiers. Nous en vîmes plusieurs, la réponse était toujours la même : "nich partir". Enfin, nous arrivâmes à un très grand château ; l'escalier était imposant. Je dis à ma mère : « cette fois, nous devons être au Quartier Général, allons-y".

Nous entrâmes et demandâmes à voir un officier. Nous restâmes à mi-escalier. Un officier supérieur vint vers nous : c'était toujours la même chose, nous ne parlions pas la même langue! Je me dis : "je vais tenter le coup de l'anglais", et lui posai ma question en anglais après un moment de bafouillage franco-allemand. Il était enchanté et entama la conversation : "d'où êtes-vous ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Etc." il me demanda si mon mari était au front. Je lui dis que oui, mais que je pensais qu'il avait été fait prisonnier. "Où s'est-il battu ?" me demanda-t-il. Les dernières nouvelles venaient du Nord, lui répondis-je, mon mari est commandant et il a déjà fait la guerre de 14. Je me disais : "il s’embête et cela l'amuse de bavarder". Cela me faisait du bien aussi, et notre anglais marchait très bien. « Dans le Nord ? me répondit-il, savez-vous le nom du pays ?"

"Bavai". "Bavai ? répéta-t-il, et il éclata en sanglots. "C'est à Bavai que mon frère a été tué."

Ma mère, naturellement, ne comprenait rien de notre conversation, mais, rien qu'à le voir, elle avait les larmes aux yeux. J'étais si lasse que je pleurais aussi. Quelle situation, sur cet escalier!...

Nous recouvrîmes peu à peu nos esprits, il se domina et continua à parler de la guerre, se lançant dans des considérations philosophiques. Il s'essuya le visage, appela un homme à qui il s'adressa en allemand, et, naturellement, je ne compris plus rien. L'homme revint avec un papier que l'officier me tendit : « tenez, avec ceci, vous pourrez aller jusque chez vous, vous aurez de l'essence, et personne ne vous arrêtera". Nous nous serrâmes longuement la main en nous regardant droit dans les yeux.

Nous redescendîmes l'escalier et respirâmes profondément. Je racontai à ma mère les grandes lignes de notre conversation, et lui dis qu'avec ce papier, nous pourrions partir dès le lendemain. Je n’ai jamais su, par la suite, comment s'appelait ce château… ni cet officier…

Lorsque nous retrouvâmes mon père, qui nous attendait à la maison, je lui annonçai que nous partirions le lendemain, ma mère, la chienne et moi dans la 4CV. La voiture étant trop petite pour nous contenir tous, il fut entendu que mon père nous rejoindrait plus tard par le train. Nous retirâmes les fagots qui camouflaient ma voiture et nous dirigeâmes vers les Allemands qui surveillaient les entrées et sorties du village. Je montrai mon papier, on remplit mon réservoir, on me salua militairement, et en route !

RETOUR A VAIRES

Ma mère et moi laissâmes donc mon père à Bengy et partîmes dans la 4CV avec la chienne. Je présentai les papiers à la mairie, les Allemands qui s'y trouvaient me regardèrent intensément, puis me saluèrent tous les trois en claquant des talons.

Il n'y avait personne sur la route, absolument personne, aucune voiture, ni française ni allemande. Nous vîmes plusieurs fois des cadavres, français et allemands mélangés. Ils gisaient, moitié sur la route, moitié dans les champs qui la bordaient. Il y avait très peu de femmes parmi ces corps, et de longues portions de route n'en contenaient pas. Là où il y en avait, ma mère fermait les yeux; quant à moi, je conduisais en prenant garde de ne pas leur passer dessus. Après une interruption, nous en vîmes à nouveau lorsque nous eûmes traversé la Loire sur un pont composé de bateaux mis côte à côte (les français avaient fait sauter le pont de Sully-sur-Loire).

A Salbris, la formalité des papiers recommença : notre arrivée fit sensation, à croire que les Allemands du poste de contrôle n'avaient pas vu une voiture depuis des années… or il n'y avait qu'une quinzaine de jours qu'ils étaient là !

Lorsque nous entrâmes dans la forêt de Fontainebleau, nous vîmes encore des cadavres sur les talus, des civils surtout. A un point donné, je fus détournée de ma route par un soldat dont je suivis les indications. Je rejoignis ainsi des centaines de gens parqués entre des lattes de bois, serrés comme des harengs en botte et surveillés. Ils étaient très calmes. Je dis à ma mère : "On ne va jamais pouvoir sortir d'ici !" Mais si ! une fois encore, trois militaires examinèrent mes papiers, me saluèrent militairement, en indiquant tous trois de leurs bras tendus ma ligne de départ, la même que ma ligne d'arrivée. Les Français arrêtés tendaient tous des lettres du bord de leur voiture et les Allemands nous laissèrent aller en prendre quelques-unes et quelques paquets, mais cela représentait bien peu de chose par rapport à tous ceux que ces pauvres bougres auraient voulu nous confier pour les faire parvenir à leurs familles…

En arrivant à Lagny/Marne, nous constatâmes que le pont sur la Marne avait été, lui aussi, remplacé par un pont de bateaux. Après avoir subi un nouvel examen de mes fameux papiers, je m'engageai sur le pont et traversai, devant une foule de Latignaciens cloués de stupeur, car ils n'avaient même pas le droit d'emprunter le pont à pied !

Nous arrivâmes au dernier virage avant la maison sans incident. "La maison est debout" dis-je à ma mère, et nous nous arrêtâmes. La grille était ouverte, mais il nous fut impossible, même avec la clef, d'ouvrir la porte d'entrée: elle était fermée à clef, et j'avais la clef, mais, depuis l'extérieur, on voyait des meubles qui, de l'intérieur, la bloquaient, ainsi que la porte de l'autre côté de la maison qui donnait sur le jardin.

Je jetai un coup d'œil sur la pelouse : elle était jonchée de bouteilles vides et de papiers sales. Il n'y avait qu'un moyen d'entrer : par le soupirail de la cave. Je m'y attaquai, c'était dur, allais-je passer ? J’y réussis, péniblement, et dans quel état ! Je fis ensuite entrer ma mère par une fenêtre ; la scène était inimaginable : tout, sauf un énorme buffet, était par terre, et le contenu renversé. Notre première idée fut de faire une place pour deux chaises et de libérer un morceau de table.

Ce n'est que le surlendemain que nous pûmes retrouver un peu notre décor d'antan ; il fallut des jours et des jours avant de pouvoir remettre en place les bibliothèques, les armoires etc. La maison avait dû être le témoin d'une beuverie : les Allemands avaient bu tout le vin et les alcools divers, puis mis la maison dans l'état où nous l’avions trouvée.

A Vaires, il ne restait que trois personnes. Sur les cinq qui étaient encore là à l'arrivée des Allemands, deux avaient été tuées, un troisième était quelque part dans la ville, deux autres restaient enfermées dans la ferme. Quant à nous qui venions d'arriver, nous n'avions rien à manger, que quelques kilos de riz à chien et un petit tonneau de harengs qu'un ami d ' Amsterdam nous avait envoyé avant notre départ.

Personne ne revenait, les trains ne roulaient toujours pas, et mon père était toujours dans le Berry. Nous vécûmes donc de riz à chien st de harengs hollandais, que nous partageâmes avec la chienne.

Le boulanger et d'autres commerçants revinrent, mais ils n'avaient plus rien chez eux. Aussi, lorsque mon père nous rejoignit enfin, nous continuâmes à nous nourrir de riz à chien et de harengs. Le fermier avait été arrêté et emmené je ne sais où. Il fallut des jours et des jours avant de revivre normalement.

RETOUR A PARIS

DISPARITION D 'IRENE

Après avoir remis la maison un peu en état, et lorsque les trains marchèrent de nouveau, je me décidai à aller à Paris: j'étais stupidement hantée par l'idée de la croix gammée sur la Tour Eiffel. je pris donc le métro dans un wagon pour Français (les Allemands avaient un wagon pour eux en queue du train mais ils montaient partout.) Je pris donc le métro jusqu'à la rive gauche pour aller à l’appartement de Jacques (j'avais déjà déménagé le mien) ; j'allai droit au bout de la rue de Sèvres pour voir la tour Eiffel à partir au boulevard Montparnasse: la croix gammée flottait bien là-haut…

J'allai ensuite à l'appartement de Jacques : pas de concierge, tous les volets fermés. Je montai au premier étage, à l'appartement. La porte était fermée et il n'y avait aucun désordre ; par contre, les tapis avaient disparu. Dans l'armoire à vêtements, il ne restait que le Grand Uniforme de polytechnicien de Jacques, une vieille veste à carreaux, et rien d'autre, ni habits, ni linge… Je trouvais cela naturel car, à cette époque, les appartements des immeubles non gardés étaient souvent "visités"… Je repartis vers la gare de l'Est pour aller voir une de mes meilleures amies avec laquelle j'étais au lycée. Elle s'appelait Irène (il paraît que ce nom signifie "paix" !). Son père était Suisse et dentiste, sa mère était une Serbe naturalisée. C'était au 111 boulevard Magenta. J'ouvris la grande porte, comme à l'habitude, et la concierge ouvrit la sienne : "Ah!, c'est vous !, elles ont été emmenées par les Allemands ; et sauvez-vous d’ici, la maison n'est pas saine" (le mot me frappa, elle me poussa dehors et claqua sa porte. J'étais sur le trottoir, ébahie, et retournai à la gare de l'Est prendre mon train. Je revins quelques jours plus tard : plus de concierge, toutes les portes ouvertes… l’immeuble était vidé, de fond en comble et de haut en bas, il n'y avait plus un meuble…

J'ai pensé alors que c'était la nationalité de la mère d'Irène qui les avait fait arrêter : mon amie avait pris la suite de son père comme dentiste, à la mort de ce lui-ci. Sa mère et elle venaient souvent à la maison avec des amis de sa mère, généralement de passage, et qui, pour la plupart parlaient français. Nous allions nous promener au bord de la Marne, puis ils repartaient. L'un d'eux était Tito, c'est ainsi que tous l'appelaient. Nous devions avoir quelques 15 ou 16 ans et je regardais toujours ce Tito qui était tellement beau, tellement athlétique, j'allais toujours lui donner la main. Je devais avoir, inconsciemment un petit air amoureux : il me prenait dans ses bras et me faisait sauter en 1'air comme si j'avais été une plume et je riais. 11 avait, aussi, dans sa beauté de visage un air d'autorité évident. Il avait réussi à faire fumer une cigarette à ma mère, qui n'a, de sa vie, fumé que celle-là. Ils Bavardaient souvent tous ensemble, en croate je crois, à la maison, et la mère d'Irène nous disait toujours "Regardez-le bien Tito, les filles, il deviendra quelqu'un. "Ça ne nous touchait pas beaucoup…

Lorsque je constatai que mon amie avait été enlevée par les Allemands avec sa mère, je pensais à Tito qui, entre-temps, était devenu "quelqu'un", et je pensai que c’était peut-être leurs rapports connus des Allemands, qui les avaient fait arrêter. J'allai à la mairie pour essayer de savoir quelque chose : elles n'existaient nulle part, dans aucun camp de la mort. Aucune trace non plus, qu'elles aient été fusillées quelque part. Peut-être étaient-elles dangereuses pour les Allemands ? Mais tous les autres habitants de 1'immeuble ?

J'ai vu cela, à nouveau dans le quartier juif de Paris : un jour c'était le magasin du rez-de-chaussée, le lendemain, c'était tout l'immeuble qui était vidé du haut en bas.

A Vaires, prés de la mairie, les pharmaciens étaient juifs : les Allemands les emmenèrent avec leur enfant dans un immense camion ; ils emmenèrent aussi toute la pharmacie et les meubles. Avant de fermer le camion, ils embarquèrent aussi une lessiveuse encore bouillante qui devait être sur le feu…

Que faisait-on de tous ces gens ? Certains étaient envoyés dans des camps ; mais bien d'autres étaient simplement "disparus"…

LES SOURIS BLANCHES

J'avais repris une vie à peu près "normale" après l'exode : j'allais à mon bureau de Paris et couchais tantôt à Vaires, tantôt à Paris.

Un soir que je couchais à Paris, le ventre assez creux, je m’endormis normalement. Je me réveillai, je ne sais combien de temps plus tard, râlante. Je supposai que j'étais asphyxiée et tentai d'ouvrir une fenêtre, qui s'ouvrait très mal. Je voulus sortir mais m'abattis de tout mon long, sans conscience. Je me réveillai à nouveau vers trois heures du matin, m'a-t-on dit par la suite, avec une idée fixe : sortir de là. Toujours râlante, je réussis à ouvrir la porte, à descendre de mon étage dans la cour. En me trainant à travers la cour à plat ventre, j'arrivai chez le concierge et tapai à sa porte à coups de poings. Je râlais toujours et ne pouvais pas parler. Le concierge m'ouvrit sa porte, le revolver à la main. En me reconnaissant, il posa son arme. J'étais dans l'impossibilité de parler. Ils commencèrent à me déshabiller quoique je secouais la tête, et me couchèrent dans leur lit tout chaud, cherchant du sang, une blessure quelconque dont il n'y avait pas la moindre trace. Ils parvinrent à faire venir un médecin qui leur dit que j'étais asphyxiée. Ils allèrent constater que mon appartement resté ouvert était rempli de fumée…

Après la journée passée à Paris, je commençais à bégayer et entrepris de retourner à Vaires. J'y parvins péniblement et tombai de nouveau évanouie devant mon père. J'avais entendu le médecin dire : " vous pouvez dire que vous avez le cœur solide ! "J'avalai des pilules. Le surlendemain, j'avais récupéré et repartis à mon bureau.

Je voulais savoir ce qui m'était arrivé car je croyais être la seule habitante des six étages de 1'immeuble ; C'était presque vrai : il y avait un médecin qui élevait des souris blanches dans une chambre de service du sixième étage, et leur faisait du feu. Sa cheminée et la mienne étaient 1'une près de 1'autre et, dans le froid, tout ce qui sortait de sa cheminée entrait dans la mienne et sortait abondamment par ma cheminée à bois que je n'allumais pas. Il n’y avait pas non plus, bien sûr, de chauffage central.

Enfin, depuis ce temps-là, je sais que j'ai le cœur solide et que j'aurais pu y rester…

SANS IDENTITE

Après une certaine remise en ordre de la maison, je constatai que je n'avais plus de livret de famille, plus de fiches de paye, plus de quittances de loyer, plus de feuilles de sécurité sociale, rien qui puisse prouver mon identité… A la mairie de Vaires, les Allemands avaient aussi fait place nette. Au bureau de Saint-Gobain, plus trace de papiers non plus. C'est seulement bien des années après, lorsque j'étais conseillère municipale à Guermantes, qu'une assistante sociale s'inquiéta de mon état-civil pour le moins succinct : elle fit des recherches et retrouva ma trace au siège de Saint-Gobain, dans le Nord (maison fondée par Co1bert).

Lors de mon mariage avec Jacques, à Guermantes en 1942, notre livret de famille, à Jacques e t à moi, ne comportait que mon nom.

Cela m'a longtemps inquiétée de n'être en quelque sorte, "personne". J'étais souvent arrêtée, lorsque je circulais en voiture, car Saint-Gobain m'avait attribué une 4CV qui était un prototype : cette dernière intéressait vivement les policiers, qui fort heureusement ne s'intéressaient vraiment qu'à ma voiture et pas du tout à mon identité.

POINTS DE VUE DIFFERENTS SUR LES ALLEMANDS : DES BONS ET DES MAUVAIS

Par un bel après-midi ensoleillé, ma mère et moi descendions du haut de notre clos jusqu'à la maison. Un Allemand surgit avec sa mitrailleuse et commença à nous arroser de ses balles. Nous nous jetâmes à terre dans 1'herbe un peu haute et je criai à ma mère qui se trouvait derrière moi : "avance toujours à plat ventre". L'Allemand s’arrêta : nous étions à peu prés à 100 mètres de la maison. Nous nous assîmes toutes deux sans commentaire.

A quelques temps de là, je me rendais à Vaires à vélo. Une troupe d'Allemands avec un officier arriva au pas de l'oie. Je descendis de vélo, tenant ma chienne braque allemande, habituée à me tirer dans les côtes entre Guermantes et Vaires.

La troupe s’arrêta ; l'officier, qui parlait bien le français me demanda à m'acheter ma chienne, pour un prix exorbitant qu'il augmenta plusieurs fois. Puis il se tut, me regardant curieusement.

« Cette chienne appartient à mon mari qui est commandant et prisonnier en Silésie," Nous nous regardions bien en face.

"Alors, je ne vous demande plus rien"

Il me salua militairement, naturellement, et fit repartir sa troupe au pas de l’oie, se retournant pour regarder ma chienne une dernière fois. Je rentrai dans le cimetière avec mon vélo et ma chienne qui, cette fois, n'avait pas cherché l'agression.

Les rapports avec les officiers de la gestapo qui venaient jusqu'à la Marne en passant devant chez nous ne furent pas mauvais. Ils saluaient quelquefois, ce qui nous était désagréable. Ils étaient toujours par deux ; j'ai eu deux incidents avec eux et la chienne :

La première fois, je tenais Diane en laisse et elle me traîna vers eux et sauta à la gorge de l'un d'eux dont elle arracha le dolman. Ils se mirent aussitôt dans la position immobile, les bras écartés le long du corps. Je lâchais la chienne avec sa laisse: ils étaient toujours immobiles, les bras écartés… je m'excusai de mon mieux mais ils ne comprenaient rien naturellement ; je repartis de mon coté, eux du leur, parfaitement paisibles.

Cet incident de la chienne se reproduisit avec deux autres officiers qui eurent exactement le même comportement : immobilité, bras écartés du corps… La chienne qui s'en va après avoir arraché le dolman. Je ne la tenais pas en laisse. Je m'excusai, cette fois encore, de mon mieux, mais ils jugèrent l'incident sans importance.

La chienne fila dans le village et ne revint que deux heures après à la maison.

Je supposai que ces officiers connaissaient la technique de défense en face de chiens agressifs: immobilité totale et bras

L'officier de la gestapo que nous fûmes obligés de loger ensuite était très débonnaire : comme son ordonnance logeait chez des voisins par manque de place, il faisait lui-même son petit déjeuner à la cuisine et nettoyait ses bottes sur l'escalier de la maison. Je refusais avec énergie qu'il arrose les pivoines en fleurs comme il le désirait ; il ne parlait pas un mot de français. Il partit pour l'attaque de 1 'Angleterre dont il revint indemne mais dont les soldats brulés emplissaient l'hôpital de Lagny et celui de Saint-Louis, à Paris. C'était le premier coup dur pour les Allemands. Je ne sais ce que les Anglais avaient répandu et enflammé sur la mer, mais les Allemands n'avaient pas pu aborder et en étaient revenus dans des états affreux…

Cet officier partit ensuite en permission chez lui pour huit jours - il avait femme et enfants - il ne revint qu'au bout de quinze jours et me dit en arrivant ; " marre, marre", en faisant des signes de bombardements de camions. Il avait appris le mot. La vie reprit : je me levais souvent la nuit pour lui ouvrir la porte. Vint le moment de la réquisition des voitures. Je déposai la mienne chez un ami garagiste et allai voir sur la place de Lagny : les Allemands réquisitionnaient tout, vieux clous ou voitures neuves. Voyant cela, et pendant que la réquisition continuait, j'allai mettre ma voiture dans mon garage. Lorsque 1'officier revint, j'étais un peu anxieuse ; il vit tout de suite qu'elle était toujours là : "pas pris ?" me dit-il, je répondis "non", il me regarda et haussa trois fois les épaules, j'en déduisis qu'il me laisserait tranquille, ce qu'il fit.

Ce n’était évidemment pas un enragé de la guerre ; chez nous, rien ne le concernait ; son travail se trouvait naturellement "au triage", ou il avait suffisamment à faire.

En fait, nous gardions ma voiture selon ma propre volonté. Mon père avait déjà brulé son bateau de pêche, qui se trouvait du mauvais côté de la Marne pour les Allemands (1'ordre de déplacer les bateaux pour les changer de rive était venu de la kommandantur ; chaque pêcheur fit je qu'il voulut). En fait, les Allemands n'utilisèrent pas les bateaux.

NOUVELLES DE L 'OFLAG

Quelques temps après Bavai, nous attendions chaque jour des nouvelles de Jacques, espérant qu'il avait été fait prisonnier. Une carte arriva enfin d'Allemagne, de l'Oflag IV D, à Hoyerswerda, en Silésie, datée du 22 Juin 1940; je la reçus le 20 juillet: ce mois avait été long.

Nous parvînmes à correspondre plus ou moins régulièrement pendant toute l'année; il était toujours question de libérer les anciens combattants de la guerre de 14, dont il était; et cela était toujours repoussé… Il avait le droit d'écrire 3 cartes par mois, demandait des vêtements et de la nourriture... ce qui fut fait selon les possibilités. Un jour, il écrivit « As-tu mangé Diane (la chienne!) ? C’est ce que je ferai ici »…

Les mois passèrent… enfin une carte du 17 Aout 41 annonçait : " enfin, ça y est, la délivrance est proche, nous quittons le camp samedi, ceci est ma dernière carte: j'entre aujourd'hui dans ma 45ème année. " Quel anniversaire !

RETOUR DE L'OFLAG

Ainsi donc, Jacques rentrait pour son anniversaire. Nous ne doutions pas de ce retour et attendîmes à Guermantes dans le calme que nous nous efforcions toujours de garder.

Il arriva quelques jours après sa carte: je vis son visage derrière la grille de fer et bondis à la porte que j'ouvris. Lui ouvrit ses bras. " Mon Dieu, me dis-je, un vrai épouvantail !". La chienne sautait comme une folle autour de nous au risque de le faire tomber tant il paraissait fragile; il avait sur le dos un veston à carreaux rouge et gris avec lequel il allait à la pêche avant la guerre et son pantalon de soldat. En effet, son appartement ayant été cambriolé, il ne restait plus grand chose dans ses armoires. Il n'était guère convenable, mais enfin, il était là... Nous ne parlâmes pas tout de suite, nous le dévorions des yeux, il nous regardait aussi, parcourait des yeux la salle de la maison qu'il ne connaissait pas, et supportait les manifestations folles de sa chienne.

Jacques était plus maigre qu'il n'était imaginable : c'était un homme costaud de 83 kg qui était parti; il revenait avec moins de 50 kg, mais enfin, il était là. Il y avait 4 jours je crois qu'il était parti de Silésie; les chemins de fer allemands, pendant la guerre n'étaient pas rapides et on les avait gardés 2 jours à Armentières je crois, pour les nettoyer, les débarrasser de leurs puces, poux et le reste, désinfecter leurs vêtements militaires qui n'avaient jamais été changés évidemment. Arrivé à Paris, il s'était rendu à son appartement pour dormir un peu et essayer de s'arranger, ce qui était difficile sans vêtements, II n'avait pas téléphoné, ne connaissant pas mon téléphone. Dans la béatitude où nous nous trouvions, nous ne parlions même pas. Jacques voulut tout de suite visiter la maison et le clos que j'avais achetés et dont les descriptions, les réparations et les travaux constituaient le plus clair de mes lettres à l'Oflag et les quelques camarades qui revinrent vivants s'en souviennent aussi.

C'est seulement lorsque nos bonheurs prirent un aspect plus calme que Jacques aborda le sujet de sa vie au camp. Cela venait par morceaux en commençant par les cauchemars nocturnes qui le faisaient parfois sortir du lit tout éveillé.

La première nuit commença par des hurlements : "les chiens, les chiens !"… premier contact avec Hoyeswerda où les Allemands lâchaient des chiens féroces en cas de tentative d'évasion. Puis cela continua par d'autres choses que je raconterai le plus brièvement possible. La première tentative d'évasion fut un tunnel commun creusé dans le sous-sol des baraques. Mais il fut découvert… Peu à peu, les Allemands organisèrent le camp : la nourriture était maigre, deux fois par jour, des rondelles de betterave et de radis noir. Il fallait attendre l'arrivée des colis qui arrivaient mal, même ceux que je faisais envoyer de Suisse par des amis, (nourriture et vêtements).

Toutes les nuits, on les faisait lever de leurs « lits », des morceaux de bois superposés où ils se couchaient à trois; rien pour s'asseoir. On les faisait ranger militairement et toutes les nuits on leur faisait faire des mouvements de gymnastique à l'extérieur alors qu’ils avaient le ventre vide et grelottaient de froid. Plusieurs tombaient morts; on les tirait avec des griffes de fer et on les jetait en tas près du crématoire où on les brûlait, ce qui ôtait leur nourriture aux rats... lesquels avaient constitué à Verdun une très bonne nourriture.

Après ces exercices, les hommes rentraient dans leurs baraques et se recouchaient sur leurs planches de bois. Un tel régime ne peut pas durer bien longtemps. Beaucoup d'hommes se mirent à marcher à quatre pattes, et il leur arrivait de manger de l'herbe.

Ce camp était constitué d'officiers Français, Anglais et Russes. Ne parvenant pas à se mettre d'accord, seuls les médecins russes décidèrent de prélever de la viande sur les morts de la nuit qui étaient enfermés à clef. Ils les rhabillaient soigneusement avant que les Allemands ne viennent les chercher pour les emmener au four crématoire (dont j'ai une photo). Aucun médecin Français ne voulut se prêter à cette façon de survivre; ils en mangeaient pourtant comme les autres. Mon mari est rentré haïssant les médecins français comme une maladie. Il ne me dit pas ce que faisaient les Anglais. Mais c'étaient les Russes qui prélevaient sur les morts de la viande des fesses, du foie et des reins… Les Allemands ne s'aperçurent de rien… Tous ceux du camp que j'ai connus me dirent que cela avait été leur seule chance de survivre.

Ensuite les colis arrivèrent, et ils survécurent du mieux possible.

La vie à Guermantes reprit son cours. Ma mère faisait toujours le va et vient entre Guermantes et Vaires. Quant à moi, je soignais Jacques et m'occupais de la propriété et de tout le reste…

Les châteaux des environs avaient été réquisitionnés pour loger des officiers, notamment celui de Guermantes. Dans le reste du pays, le calme semblait régner. On ne savait rien de ce qui se passait chez le voisin. Cependant, il y eut quelques incidents, ou événements dus à ces temps troublés.

Nous nous occupâmes de remettre Jacques en état avec l'aide de notre fidèle et merveilleux médecin le Docteur Chevalier de Lagny.

Je cultivais le jardin et élevais des animaux : poules, lapins, chèvres, et nous mangions ce que nous laissaient les Allemands qui rentraient dans la cour et se servaient eux-mêmes sur les poules et les lapins. Les œufs étaient réquisitionnés avec exactitude : 100 poules, 100 œufs. Heureusement, le fermier voisin nous en vendait quelques-uns, pour nous et pour les Allemands.

Malgré nos élevages, nous mangeâmes quand même des cobayes que nous élevions, des hérissons, ce qui nous faisait mal, car il fallait les ébouillanter vivants, des corbeaux que l'on attrapait difficilement. La chienne chassait si bien les lapins que l'on parvenait à les prendre par la peau du dos lorsqu'elle était en arrêt.

Il y avait quantité de gibier que les Allemands chassaient au fusil. Nous n'avons jamais mangé de rats que nous avions pourtant en quantité mais qui sont très intelligents et impossibles à attraper. Quoique nous cultivions beaucoup de légumes que l'on partageait avec les parisiens, nous nous habituâmes aux orties brûlantes qui faisaient de la bonne soupe. Nous avions en son temps du lait de chèvre et j'appris à faire de très bons fromages que nous parvenions à garder un certain temps.

Il y avait très peu de pain. Nous cultivâmes du blé pour faire du pain, de l'orge pour faire du café, des betteraves à sucre pour sucrer les aliments avec le jus. Nous n'avons jamais mangé de chat ni de chien. Jacques reprit un peu de poids et nous nous mariâmes le 25 novembre 1942.

Jacques reprit son travail à Saint-Gobain, d'abord à mi-temps, puis à temps complet.

Mais la guerre n'était pas finie: nous la suivions jour après jour ; mon mari avait repris sa place à l'O.C.M. (organisation civile et militaire), en résistance à Paris; (j'ignorais, à ce moment-là que tout prisonnier rentré en France et retrouvé dans la résistance était immédiatement fusillé). Chacun continuait son travail dans le silence et il passait à la maison des gens que, pour la plupart un seul de nous connaissait. C'est ainsi qu'après le départ d'un de nos convives de passage, en civil, bien entendu, avec lequel nous avions longuement discuté, mon mari me dit : "tu devrais surveiller ton langage, sais-tu que celui que tu as traité trois fois d'idiot au cours de la soirée est un général ?" je haussai les épaules en répondant : "comment m'en serais-je doutée ?" il me rétorqua "tu aurais du le deviner !".

La vie, la guerre continuaient; l’année 43 semblait interminable, je n'en pouvais plus, et cela continua ainsi, avec toutes sortes d’incidents à la maison

LES POLONAISES

On ne peut parler de la guerre dans les villages de la Brie producteurs de betteraves à sucre sans parler des Polonais qui venaient chaque année avec leurs familles à 1'époque du binage et de l'éclaircissage et repartaient après l'arrachage. C'étaient tous les ans les mêmes. En 1939, ils furent piégés en France : les hommes s'engagèrent immédiatement, laissant les femmes avec les enfants… et le travail !

Pendant toute la guerre, elles travaillèrent comme des hommes. Lorsque la guerre fut finie, on interdit le travail aux Polonais, et on les envoya dans des camps de personnes déplacées. Ils ne voulurent pas retourner en Pologne.

Mon mari en sauva deux du conseil de guerre à Melun et leur donna également du travail d'usine, leur évitant ainsi d'aller en camp de personnes déplacées ; ils restèrent toujours en France, et les enfants de leurs enfants sont de vrais Français. La veuve de l'un d'eux se plaint qu'elle ne peut plus parler polonais car aucun de ses enfants et petits enfants ne parlent plus cette langue. Elle s'appelait Alice Kuffel

Des années plus tard, le gendre de Kuffel ayant acheté une voiture il voulut emmener sa famille en Pologne pour leur faire connaître son village. Ils y allèrent, ne trouvèrent qu'un immense champ… ni village, ni cimetière, plus rien! Ils rentrèrent à Guermantes.

Kuffel ne parla plus jamais de la Pologne !

Peu de temps après le retour de mon mari, on nous téléphona de la gare de Lagny qu'une Polonaise ayant notre adresse voulait venir chez nous ; on ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire car elle répétait sans arrêt : "pas mouillé, pas mouillé ». Mon mari alla la chercher à Lagny, il la ramena sur son vélomoteur, et nous la gardâmes à la maison. Nous Finîmes par comprendre que son " pas mouillé" signifiait "pas moyen… de parler français". Elle était vêtue de loques militaires et avait la tête rasée. C'était Vlady.

Trois mois plus tard, elle parlait un français correct. Son Aventure était terrible : ses parents avaient une grande ferme en Pologne ; elle avait aussi une sœur. Elle décida seule de fuir à l'arrivée des Allemands. Elle alla chez une tante, plus à l'intérieur du pays. Cette tante avait deux filles ; elle fut la troisième réquisitionnée par les Allemands, elle fut envoyée dans un camp de travail en Allemagne pour l'abattage des arbres ; il n'y avait que des hommes, Mous n'avons jamais su qui lui avait donné notre adresse… ni comment elle était arrivée à Lagny…

Elle resta à notre service plusieurs années, nous aidant aux travaux d'extérieur et d'intérieur.

Elle avait eu tant d'épreuves que lorsque je pris, par la Croix-Rouge des renseignements sur sa famille, et que j'appris que tout le monde était mort, j'hésitai à le lui dire. Lorsque ce fut fait, elle me répondit tranquillement : « Papa, maman, oncle, tante, cousine, tous crevés! », et se remit à manger comme si de rien n'était.

Au cours d'un séjour à l’hôpital, elle fit la connaissance du cuisinier qu'elle épousa par la suite. Ils eurent deux enfants, qui ont eux-mêmes des enfants. A l'inverse de sa compatriote, elle ne veut jamais prononcer un mot de polonais. Elle est âgée, rhumatisante et je ne la vois plus.

En ce qui concerne les hommes, le mari d'Alice resta à l'usine jusqu'à sa retraite, puis nous le prîmes pour le jardin. Il mourut plus tard d'un cancer, opéré 10 fois en plusieurs endroits. Sa femme demandait avec acharnement qu'on le garde à l'hôpital de Créteil. De Créteil, on le renvoya chez lui pour un week-end et je pensai que c'était pour voir ses petits-enfants une dernière fois. Mais son gendre emmena les enfants ailleurs pour qu'ils ne gardent pas le souvenir de leur grand-père dans cet état. Alice me téléphona que son mari voulait à tout prix venir me voir le lendemain en vélomoteur ; je le lui interdis absolument, et heureusement car il mourut le lendemain ; le pauvre homme serait mort chez moi… ou sur la route.

J'ai raconté cela pour montrer la fidélité et la reconnaissance de ces Polonais.

Un autre Polonais de Guermantes est rentré d'Allemagne, retrouvant femme et enfants ; il avait travaillé dans une mine de sel. Les Allemands occupaient le premier étage d'un bâtiment, les Polonais le rez-de-chaussée. Les Allemands leur jetaient leur nourriture par les fenêtres de 1'étage : les hommes se traînaient par terre pour attraper leur nourriture, et mangeaient à quatre pattes.

Ce pauvre homme était d'une maigreur inimaginable. On le soigna et il vécut quelques années auprès des siens mais mourut encore bien jeune. Sa descendance est restée dans les environs, tout à fait française.

Les autres Polonais ont quitté la région. Les machines ont remplacé la main d'œuvre et les maisons occupent 1'emplacement des champs de blé et de betteraves. Et on y loge toutes les races du monde.

GUSTAVE RIBAUD

Dans ce paragraphe Madame Boisard donnent des informations erronées. Monsieur Gustave Ribaud n'a jamais travaillé sur l'atome ; il était spécialiste de la mesure des très hautes températures...

Notre ami et voisin, Monsieur Ribaud, à qui appartenait le château de Conches, mais qui habitait une maison dans le village, était académicien des sciences, et avait participé aux recherches sur l’atome, lesquelles avaient abouti à la confection de la bombe atomique et à l'horreur d'Hiroshima, ce qui mit fin à la guerre.

Lorsque nous apprîmes la nouvelle par la radio anglaise, mon mari et moi courûmes chez lui : nous ne pouvions pas garder ça sur le cœur avec ce voisinage ! C'était une belle journée, et nous le trouvâmes assis sous le plus beau tilleul de son parc… et qui sanglotait dans ses bras.

Nous étions venus lui reprocher d'avoir participé à cette œuvre de mort ; et nous nous embrassâmes, barbouillant nos figures, car je m’étais mise à pleurer en le voyant. Mon mari nous regardait, impassible. Nous n'avons rien dit ; je regardais les fleurs et respirais le tilleul en pensant au Japon. Nous restions là, abrutis, mon mari glacial et intouchable. Nous rentrâmes à la maison sans grand appétit. Nous n'en reparlâmes jamais…

Monsieur Ribaud et bien d’autres par la suite continuèrent leurs passionnantes recherches de plus en plus mortelles pour notre terre.

UN ENFANT SAUVE

A plusieurs jours d'intervalle, j'avais vu passer devant la grille de ma cour des camions contenant de toute évidence des garçons destinés à être fusillés: il y avait deux camions allemands, d'une couleur grise que l'on ne voyait pas habituellement. Ils émettaient en outre un énorme bruit de chaînes.Chacun d'eux contenait 10 "prisonniers" dont on apercevait le képi moucheté de blanc, et sans doute un uniforme correspondant, encore jamais vu. Les Allemands les gardaient sur deux rangées en long; chaque Allemand avait son fusil à la main, la crosse en bas et les canons formant à la partie supérieure un réseau qui bouchait la vue, et laissait juste voir les képis. Les 20 hommes étaient dans une totale immobilité, les Français regardaient devant eux sans bouger la tête d'un centimètre, et chaque Allemand qui gardait son homme était immobile comme un mort. Nous supposions que c'étaient des gars de la résistance, quelques-uns en tous cas, et voilà qu'ils traversaient, pour certains, leurs propres villages. Les camions roulaient lentement et bruyamment. Leur passage me laissa moi-même pétrifiée. Je me doutais de l'endroit où on les emmenait pour les fusiller, une ferme bien fermée et cachée à la vue des gens, à 1 kilomètre environ... pauvre fermier!

A la fin de l'après-midi d'un de ces jours, un jeune garçon d'environ 10 ans entra à la maison et demanda asile. Il était entré car le fil du téléphone était visible de la rue et que c'était la dernière maison du pays. Il venait des environs de Paris et allait rendre visite à sa grand-mère qui se trouvait dans la maison de vieillards des anciens combattants de la guerre de 14. Il avait déjà fait au moins 6 kms à pied depuis la gare à laquelle il était descendu.

Il était arrivé à la fameuse ferme en même temps qu'un de ces camions de résistants : les jeunes gars à fusiller étaient alignés le long du mur de la ferme ; un Allemand prit l'enfant par le bras et le mit à la suite de la rangée. Personne n'était attaché, mais chacun était bien gardé, le temps se prolongeant, les Allemands durent relâcher leur attention. Les gars qui attendaient la mort, tracassés par la présence de cet enfant parmi eux réussirent à le faire grimper sur le toit. Le gamin passa de l'autre côté du toit, en redescendit et se cacha un moment. Quand il jugea qu'il pouvait partir, il prit calmement la route. Il était libre et arriva ainsi chez nous. Nous ne lui demandâmes rien de plus que ce qu'il voulut bien dire, c'est-à-dire ce que je relate plus haut. Il nous parla de sa mère et de sa grand'mère malade. Sa mère l'avait envoyé, il était parti.

Je ne me souviens pas s'il repartit le soir même ou le lendemain, il ne lui restait que 2 ou 3 kilomètres à faire pour arriver auprès de sa grand’mère

UN HOMME RECUPERE OU LA TARTE AUX POMMES

Un jeune gars arriva un jour à ma grille, mal vêtu et l'air fatigué. Après m'avoir appelée par mon nom, il ajouta : "je viens de m'évader d'Allemagne et, là-bas, on m'a indiqué votre nom et votre maison comme lieu de refuge, je suis donc ici chez vous". "Oui, naturellement, entrez".

"Je suis venu accrocher sous un train et me suis laissé tomber entre Vaires et Lagny, au pont où le train ralentit". C'était à 5 kms de l'endroit où j'habitais avec mes parents.

Il se reposa et prit courageusement sa part de travail quotidien. Puis il me dit que le lendemain était le jour de son anniversaire et qu'il désirait se rendre ce soir-là, à la nuit, chez ses parents, à 6km de là, à la cité de triage de Vaires. Il était certain qu'ils avaient mis de côté une bouteille de Champagne. Il emporta d'ici des pommes cuites pour que sa mère fasse une tarte.

Le soir, il y eut un bombardement sur le triage.

Il revint le lendemain matin. Ils n'avaient pas pu boire le Champagne… mais seulement attrapé des bribes de pommes, car une bombe était tombée sur leur maison et ils avaient passé une partie de la nuit dans la cave, et le reste dans les ruines de leur maison.

Mon mari le dirigea vers un camp de maquisards cachés dans les bois d'alentour d'où les groupes de résistants, après maints forfaits secrets pour l'ennemi s'engagèrent dans 1'armée de Leclerc.

Mon mari avait connaissance des maquis ; je connaissais certains de ceux qui y étaient. Les jeunes revenaient parfois la nuit (sortie interdite à partir de minuit jusqu'au matin) pour voir leur mère. Ils remportaient un peu de nourriture. Quelquefois, ma mère sortait la nuit pour porter de la nourriture à un endroit déterminé. Naturellement, ces maquisards s'étaient construit des souterrains pour y vivre. Ils n'étaient pas non plus sans agir contre l'ennemi, mais je n'ai jamais eu de détails précis. Même après la guerre, je ne suis jamais allée dans un maquis.

LE SAC DE BLE

Mon mari s'imaginait que mes forces étaient sans limite, puisque je parvenais, depuis si longtemps à assurer tous les travaux de la maison et le soin de la propriété et des animaux.

Nous pensâmes à acheter 100 kilos de blé au marché noir et il faillait le cacher au grenier en évitant aussi les rats et les souris. Cela devait servir quelques temps à faire du pain et à remonter un peu les poules qui mangeaient surtout des herbes. Mon mari me demande le transporter le sac; je le tirai comme je pus… et me flanquai une hernie, qu'il fallut opérer.

J'allais à la clinique de Lagny où le Docteur Bernard et son collègue m'anesthésièrent et m'opérèrent. Lorsque je me réveillai, ils me dirent: « alors, vous êtes de la résistance ? ». J'étais stupéfaite et gardai le silence. Ils se mirent à rire et me dirent : "Ne vous inquiétez pas, vous n'avez parlé qu'anglais, et nous ne le comprenons ni l'un ni l'autre."

Cette défense dans l'inconscience me fit grand plaisir.

LA MITRAILEUSE ET LE LAPIN

Ce jour-là, je soignais les lapins avec la voisine ; les cabanes étaient appuyées sur le mur de l’autre côté de celui qui borde la route. Soudain, alors que nous étions en train de donner de l’herbe à une lapine isolée dans une cabane, un Allemand surgit au bout du mur qui correspond au début du village. Il avait sa mitrailleuse montée en mains et avait sans doute envie de passer ses nerfs : il déclencha son arme, et les cailloux soulevés de la cour indiquaient une sinistre trajectoire. La chienne se coucha immédiatement. La voisine me dit :« qu’est-ce que je fais ? » je la pris par les épaules et la jetais à terre avec moi contre la chienne.

Ma voisine dit tout-à-coup : « j’ai laissé la cabane de la lapine ouverte ! ». Nous restâmes à terre, regardant la trajectoire des cailloux ; l’Allemand avançait sur la route, nous allions peut-être échapper aux balles, et le fou-rire nous prit toutes les deux avant même que la situation redevienne sûre.

Cela se passa bien plus vite qu’il ne faut de temps pour l’écrire.

RETOUR DU PRISONNIER DE MEAUX

Quelques mois après son retour d’Allemagne, Jacques rentrait par le train de Paris, Lagny, Meaux. Il portait à sa boutonnière, non pas ses décoration de la guerre 14-18, mais un petit fil barbelé que portaient certains prisonniers à leur retour.

Un homme qui voyageait avec ses trois enfants s’approcha de lui et lui dit : « Je reviens de captivité, ma femme n’en est pas avertie ; j’ai deux enfants d’elle et voilà que j’en ramène trois ; j’ai vécu dans une ferme allemande ; l’homme a été tué et je l’ai remplacé auprès de sa femme ; la pauvre a été tué a son tour dans un bombardement et je suis resté avec les enfants. J’ai du faire beaucoup de démarches pour rentrer en France avec les enfants, et maintenant à l’approche de Meaux, je suis pris d’angoisse ; vous qui êtes revenu aussi, dites moi ce que vous pensez qu’il va arriver ? »

Mon mari le prit par le bras et le serra contre lui : « ne nous inquiétez pas, mon vieux, elle vous ouvrira les bras et vous aurez cinq enfants ».

Quelques temps plus tard, un homme s’approcha de mon mari qui le reconnut aussitôt : « Alors ?, dit-il, et bien, elle m’a ouvert les bras, et nous avons cinq enfants, ce seront tous des petits français. »

C’est une belle histoire n’est-ce pas ?

L'OEUF DE PORCELAINE

Les Allemands se ravitaillaient le plus souvent en volant tout simplement. Les grilles n'étaient pas fermées à clef et nous avions très vite appris qu'il ne servait à rien de discuter. Comment le faire, d'ailleurs, quand on ne parle pas la même langue ?

Un jour, l'un d'eux arriva dans la salle où nous déjeunions. Il se plaça, comme toujours, à notre grand plaisir, devant la carte d’Europe, les fronts étant épinglés de petits drapeaux amovibles. La carte se trouvait ainsi dans son dos.

Il ouvrit la main et montra un œuf, l'air furieux. Je me levai et vis que c'était l'œuf de porcelaine destiné à inciter les poules à pondre dans le pondoir. Evidemment, un œuf en porcelaine ne faisait pas l'affaire du soldat: il hurlait sans arrêt et je levai les bras d'impuissance: ce devait être un citadin !

Il finit par s'en aller sans plus d'explications, toujours sans voir la carte sur le mur. Ma mère et moi nous mimes à rire de bon cœur… Hélas on n’en avait pas souvent l’occasion…

LA PORTE

Cet incident ne provoqua pas de fou-rire mais fut pour moi une satisfaction intense. Cela se passa très vite : Un Allemand entra dans la cour; il portait, comme à 1'habitude, deux grenades suspendues autour du cou et tirait alternativement sur l'une et l'autre avec ses mains ; nous disions qu'ils "trayaient" les grenades!

Il alla vers les lapins, saisit les deux plus beaux par les oreilles, un dans chaque main, et se dirigea vers la grille qui se trouvait à 8 ou 10 mètres. Je me dis tout de suite: "mon vieux, je vais te faire ton affaire, tu ne lâcheras pas les lapins vivants!".

J'allai vers la grille de fer, qui doit avoir 150 ans, et se termine dans le bas par une énorme barre de fer. J'allai « aimablement » fermer la grille derrière lui, calculant bien mon coup pour qu'il reçoive la barre de fer au niveau des talons. Il poussa un hurlement de douleur et son copain, qui n'avait rien compris, lui ouvrit la porte de la voiture. J'étais déjà dans la maison!

Mon voisin, un père Dominicain qui avait tout vu du premier étage le sa maison accourut et me cria violemment: "êtes-vous folle ?, vous voulez nous faire tous fusiller ?"

Mais moi, j'étais contente, mais contente comme si j'avais gagné la guerre! Le gars aurait sûrement mal aux pieds pendant plusieurs jours. Ça me vengeait de tous les autres avant lui. Mais grâce à moi, tout de même, il avait gardé les lapins et ne les avait pas lâchés. Pour une fois, je pouvais être contente de moi!

LES TRACTS

Ce récit est dédié à l'Amiral de la Gestapo, à Vaires, dont les envolées de sa superbe cape blanche, provoquait un vide immédiat dans les rues.

Des femmes à la guerre il y en a eu - même si elles n'avaient pas forcément l'arme à la main. Elles mettent déjà au monde dans la souffrance ; et leurs enfants, depuis si longtemps disparus, combien sont-ils auxquels 1eurs parents pensent encore? Car ces enfants, j'en ai vu qui prenaient part à guerre, à leur façon. Dans mon village de plaine, l'aviation anglaise inondait parfois la terre de tracts. Les enfants allaient les ramasser par quantité. Ils les portaient à bicyclette dans la petite ville voisine et les glissaient dans les boîtes à lettres. Personne ne leur avait commandé de le faire. Ils ne furent pas longtemps sans être repérés par la Gestapo. Elle ne leur fit rien sur le moment. Mais ils finirent par être rassemblés et envoyés en Allemagne, dans des camps; beaucoup n'en revinrent jamais...

REPRESAILLES POUR DEUX HOMMES MORTS

Les quelques jours qui suivirent la garde de l'arbre, il ne nous sembla pas qu'il y eut rien de changé : les chevaux étaient toujours attachés deux par deux et les soldats erraient, indifférents, l'air absent, dans le parc et dans la rue du village.

Après le dîner, je décrochai le téléphone qui sonnait : c'était Monsieur Ribaud, le propriétaire du parc :

« Vous êtes toujours chez vous ? " me demanda-t-il ?

« Oui, naturellement, pourquoi ?"

« Alors, vous ne savez rien ?"

« Non, rien du tout !"

« Et bien, deux Allemands ont été tués sur la place du village, non par des Français mais sans doute par des Ukrainiens…"

Les Allemands avaient naturellement mis cela sur le dos des Français, et le maire avait prévenu tout le monde de quitter le village ; (nous avions été oubliés), et tout le pays était parti coucher dans les champs (il faisait une nuit superbe).

Les Allemands avaient annoncé qu'ils allaient mettre le feu au village et que des bombes incendiaires étaient en cours de distribution.

Je passai le téléphone à mon mari. Notre ami dut lui répéter l’histoire et j'entendis mon mari répondre : « en ce qui nous concerne, nous allons nous coucher et dormir comme d'habitude, nous verrons bien.

Et, seuls dans tout le pays, nous allâmes tranquillement dormir dans nos lits.

Le village échappa à la destruction : la châtelaine et le châtelain intervinrent auprès des officiers allemands qui logeaient chez eux et sauvèrent ainsi le village.

Le lendemain, nous ramassâmes les bombes incendiaires en grande quantité ; il y en avait même dans le jardin où on ne voyait pas très bien ce qu'elles auraient pu bruler !

C'étaient de grosses bombes enrobées d'une sorte de drap rose avec une ficelle. Un en trouva chez nous pendant plusieurs jours. Nous les rangions dans le tiroir d'un secrétaire avec d'autres petites armes ramassées par hasard.

Ces bombes-là, mon cauchemar, restèrent dans le secrétaire du salon jusqu'à la mort de mon mari en 1954 : il pensait qu'elles pourraient peut-être servir un jour…

Après sa mort, je fis venir les gendarmes, qui commencèrent par refuser de s'en charger ; je crus que je ne pourrais jamais m'en débarrasser. Et pendant des années, les aides ménagères avaient tourné autour de ce tiroir… Ils finirent pourtant par les emporter, Dieu merci !

Le lendemain de la menace d'incendie, les Allemands barrèrent la route du village. Nous en étions, de ce côté, la première maison. On dut ouvrir notre cave qui fut toute la journée pleine de gens. Les Allemands relâchèrent tout le monde le soir sans que nous n’ayons jamais compris pourquoi on avait enfermé tous ces gens.

LES BOMBARDEMENTS DE VAIRES

Pendant la captivité de Jacques à Hoyeswerda, j'habitais Vaires avec mes parents et, tant bien que mal, j'allais à mon bureau à Paris. Nous attendions avec impatience les quelques cartes qui nous parvenaient de 1'Oflag. La nuit, je veillais mon père, qui était revenu malade du Berry : il se mourait d'un cancer du poumon, maladie qui n'avait rien d'étonnant pour lui qui avait travaillé toute sa vie dans des produits chimiques toxiques (poudres et salpêtre), en vue des bombes et obus. Beaucoup d'autres en étaient morts avant lui.

Il mourut le 5 juin 1941, désespéré de ne pas avoir revu mon futur mari. Celui-ci revint quelques mois après…

Après 1'enterrement de mon père, ma mère ne voulut jamais retourner dans la maison où elle avait été heureuse quelques trop courtes années en retraite avec mon père.

Je dus l'emmener dans la maison que j'avais acquise au retour de l’exode à Guermantes pour fuir Vaires et les bombardements qui s'annonçaient.

La demi-ruine que j'avais achetée avait un toit neuf et deux pièces habitables où nous couchâmes ce jour de l'enterrement de mon père, moi sur une espèce de lit mural: je m'occupai à chasser les souris qui grimpaient sur ma couverture. Ma mère était dans une chambre convenable, car les habitants précédents avaient brûlé le parquet pour se chauffer et j'avais eu la possibilité de le faire refaire. Le lendemain, j'allai à Vaires louer une maison pour ma mère qui faisait partie du conseil municipal et d'un réseau de résistance qu'elle n'aurait lâché à aucun prix. La maison, meublée, appartenait à des gens partis en Afrique, et elle était malheureusement située très près de la ligne de chemin de fer.

Ma mère avait été Directrice de l'école de filles de Vaires pendant toute sa carrière ; le pays avait énormément grandi mais elle connaissait tout le monde. Pas question à Vaires de penser à qui que ce soit qui ne soit pas résistant. La gare de triage, fabriquée par les "Annamites" pendant la guerre de 14-18, pour remplacer la gare de Noisy-le-Sec, trop près de Paris et donc de bombardements éventuels, était le centre le plus important pour les trains allemands qui circulaient entre 1'Alsace-Lorraine et les Ardennes. On attendait maintenant les bombardements et il fallait organiser une résistance énorme et solide.

Après une attente de huit mois, quand les bombardements commencèrent, l'organisation était au point. Il fallait bombarder en particulier les trains d'explosifs stationnant la nuit au triage. Ceux-ci étaient alternés avec des trains de militaires allemands.

Tous les employés du triage, en face de la gestapo chargée de surveiller la gare, donnaient les renseignements que l'on faisait passer en Angleterre. Les hommes étaient là, étendus par terre, pour signaler à l'aide de lampes électriques l'endroit propice à bombarder.

Le premier bombardement eut lieu le 29 mars 1944, par 100 Halifax de la S.A.F. puis vinrent les Américains: 28 Juin, 8 Juillet et 18 Juillet.Ces soirs-là, ma mère, qui connaissait l'imminence des bombardements, amenait à Guermantes, à vélo, des enfants qu'on éloignait de la zone du triage. Elle allait chercher les enfants chez eux ; quand les parents résistaient, elle demandait les cartes d'alimentation. Certains parents la suivaient avec leurs enfants, tous un peu dispersés sur la route… les enfants couchaient chez nous ou chez des voisins. Nous attendions, la montre de mon mari au milieu de la table, avec des exemplaires du Larousse pour essayer de penser à autre chose, mais que personne ne lisait vraiment.

A l'heure dite, le ronronnement lointain puis le bruit formidable du passage des groupes d'avions au-dessus de la maison, puis celui, infernal, des bombes. Les enfants étaient calmes : ils se serraient contre nous. On faisait coucher tout le monde, puis, mon mari et moi partions à vélo pour Vaires dans l'obscurité. Tous les gens étaient dans la rue, regardant leurs ruines au sortir de l'abri. Nous retrouvâmes toujours les parents des enfants que nous avions emmenés, et les leur rendions le lendemain. Nous laissions Vaires faire ses comptes de vivants et de morts parmi tous ces gens qui s'agitaient, se détachant les uns des autres dans 1'obscurité. Les dégâts étaient toujours considérables en ce qui concernait les bâtiments.

Le 14 juillet au matin, maman me dit : « va donc voir à Vaires, ils ont dit qu'ils pavoiseraient, je ne sais s'ils oseront ni si les allemands le permettront; pourvu qu'il n'y ait pas de dégâts ! "

Pour la millième fois, peut-être, j'enfourchai ma vieille bécane Clément (que mon père m'avait offerte pour mon certificat d'étude et qui a tenu toute la guerre) et je me rendis à Vaires. J'allai sans vouloir trop regarder, mais il y avait déjà quelques drapeaux français, jusqu'à 1'endroit de la Nationale CheIles Brou, Lagny, d’où je pouvais tout voir. Je descendis de mon vélo que j’appuyai contre un arbre dressé : le paysage flambait de drapeaux tricolores sur les ruines. Le soleil était magnifique : le vent venait de Paris, je voyais ces centaines de drapeaux français bien de face ; j'étais clouée contre mon arbre, comme envoutée… nos trois couleurs, ils avaient tous osé ! Personne sur la route, pas un Allemand, pas un Français ; quelques voitures allemandes naturellement passaient dans mon dos. Je me sentais revivifiée et n'arrivais pas à partir. J'avais pu croire que tous ces drapeaux claquaient dans le bon sens, bien en face de moi sur les quelques hectares visibles, je n'oublierai jamais. Ma mère était contente quand je revins...

Au cours du plus gros bombardement, il y eut des carreaux cassés jusqu'à Meaux (25 km). Chez nous, à 6 km, nous retrouvâmes des morceaux d'uniformes allemands déchiquetés. I1 y avait 3 trains d'Allemands et deux de munitions soigneusement placés : cela a été un carnage !

Au cours des quinze jours qui suivirent, tous les hommes de la région furent réquisitionnés pour enterrer les victimes sur le triage : il faisait une grosse chaleur et les corps en décomposition empestaient. Devant chez nous passaient des camions recouverts de grillage vert-de-gris que nous ne connaissions pas. Il me fut dit ensuite, et je le constatai, que c'étaient des camions de cadavres que l'on emmenait à un crématoire que les Allemands avaient installé à Meaux. Pour moi, j'ai seulement vu passer les camions de cadavres.

Les hommes qui "déblayaient" n'en pouvaient plus, et cela n'avait jamais de fin, malgré tous les cadavres qui avaient été expédiés dans le canal voisin ; il y eut aussi des Français noyés. La gestapo n'en pouvait plus non plus. Des hommes me dirent que lorsqu'ils approchaient du ballast, ils y faisaient des trous et y jetaient les cadavres, ça gagnait du temps. Le triage de Vaires restera un immense cimetière gorgé de sang et les trains roulent sur des cadavres…

Le compte des morts n'était pas possible à faire. Il y eut moins de français que l'on aurait pu le craindre.

La gestapo se mettait à l'abri pendant les bombardements. Les employés du triage en profitaient pour voler méthodiquement, ainsi que pendant les opérations de déblayage, de la nourriture et des matériaux qu'ils partageaient généreusement : tout le pays mangea des haricots blancs dont ils avaient vidé un wagon. Ils crevaient des tonneaux de vin, et ces jours-là ils rentraient ivre-morts (il n'y avait pas de vin pendant la guerre) !

On volait aussi des matériaux : le toit de ma maison de Guermantes a été volé aux Allemands qui embarquaient les tuiles chez eux. Naturellement, c'était toute une préparation que ces vols qui s’effectuaient de nuit… Il y aurait un livre à écrire sur ces vols organisés par les employés du triage!

Il arrivait que des employés du triage soient fusillés par les Allemands : ils les fusillaient par dix, de face lorsqu'ils chantaient La Marseillaise, de dos lorsqu'ils restaient silencieux.

Pour ces opérations de déblayage, il y avait non seulement des hommes de la région réquisitionnés pour quinze jours, mais aussi des résistants français déjà arrêtés et vêtus en tenue de bagnards. Ils venaient chaque jour de Compiègne, et disposaient seulement les cadavres que d'autres recouvraient ensuite de terre.

Le travail était souvent interrompu par des alertes : profitant de la confusion de l'une d'elles, un de mes amis proposa à l'un de ces déportés politiques de se débarrasser de son vêtement de bagnard et de profiter d'un tram en stationnement pour s'évader : le "bagnard" refusa le projet, ne se sentant pas le cœur à tenter l'aventure…

La maison de ma mère fut également bombardée ; j'y allais de Guermantes à vélo; il y avait encore des bombes à retardement qui n’avaient pas éclaté, mais on avait l'habitude de la mort…

Le cimetière aussi fut bombardé ; les policiers ne laissaient passer que les gens qui possédaient une maison, ce qui était mon cas. Avançant au milieu des os de toutes sortes qui jonchaient la route, j'allai au cimetière : notre tombe en granit d'Anjou avait résisté, certaines autres aussi ; d'autres semblaient avoir explosé. Je ressortis pour aller voir la maison : elle était toujours là, elle paraissait en bon état; je montai le perron et la porte décrochée tomba devant moi ; je rentrai : la maison avait été soufflée dans sa longueur. Je trouvai de la vaisselle, mais tout était cassé et la porte de la cuisine tomba dans le jardin quand je voulus sortir. J’essayai de monter à l'étage : l'escalier se décrocha. J'allai au jardin et m'appuyai à un arbre en espérant qu'il tenait debout… le bombardement datait de la nuit précédente.

Je me dis que je ferais aussi bien de m'en aller : il y avait au moins sept bombes à retardement dans le jardin, et sans rien emmener, je retraversais la maison et sortis dans la rue. Je m'y retrouvai, trainant mon vélo, naviguant de nouveau entre les os du cimetière. Incompréhensiblement, je ramassai un panier à salade qui trainait sur la route avec beaucoup d'autres objets et le mis sur mon vélo, je l'ai toujours !

Lorsque je sortis, les policiers me dirent : « alors quoi ? On vous a permis ? ». « Vous y êtes allés aussi, je n'ai sauté sur rien et vous non plus !". Je rentrai et dis à ma mère que sa maison avait été soufflée et qu'il y avait encore des bombes à retardement dans le jardin. Je n'avais même pas pensé à regarder si ma 4CV camouflée était toujours à sa place !

APRES LES BOMBARDEMENTS

II faut accorder une pensée spéciale a tous ceux de la résistance de Vaires et des environs, car c'était aussi sur leurs amis et sur leurs maisons que tombaient les bombes.

L'organisation était très compliquée entre Paris et 1'Angleterre et il ne faut pas croire que l'on se remet un jour d'un travail pareil. Beaucoup d'employés du triage furent tués par ce qu'ils avaient aidé à préparer et qu'ils avaient préparé eux-mêmes : beaucoup d'entre eux habitaient sur place avec leur fami1le. On ne saura jamais qui transmettait aux Anglais : certaines transmissions passaient par Paris. A Vaires, seule du réseau ma mère était connue car elle allait chercher les enfants au dernier moment et les parents savaient bien pourquoi. Elle eut le courage d'aller aux enterrements de ses anciennes élèves qui furent tuées. Elle était alors à la retraite. Moi, je n'ai pas tenu le coup, je ne pouvais plus.

Tous les noms des camarades de résistance de ma mère resteront inconnus. On n'a eu connaissance que d'un seul pilote Français venu d'Angleterre pour bombarder Vaires. Ce Monsieur Firoutet a écrit une lettre à la mairie de Vaires, expliquant que, d'une façon générale, les français étaient toujours en tête d'escadrille, en reconnaissance et non pour lâcher les bombes. Les aviateurs étaient généralement anglais ou américains. Ceux-là aussi se remirent difficilement des bombardements sur la France…-

Quant aux militaires, ils paraissent régler entre eux leurs comptes de guerre contre guerre. Mon mari a volontairement fait la guerre de 40. Lorsqu'il est venu nous voir pour la dernière fois avant son départ, il avait dans sa poche un ordre l'envoyant sur la côte Atlantique… (Je ne le sus qu'après la guerre). C'est volontairement qu’il est reparti à Haguenau… est-ce l'amour du Pays, 1'amour au drapeau qui le poussait… ou un désir de vengeance, de revanche…?

LA GARE DE TRIAGE

Je ne connais pas la superficie de 1'immense charnier qu'est la gare de triage de Vaires. Elle a été bâtie sur la bonne terre de Brie pour la partie qui nous concerne, entre Gagny et Vaires, entre la Marne et la route nationale.

Dans mon enfance, avant la guerre de 14, on se promenait à pied le Dimanche. A cette époque, j'ai pu admirer les champs de blé à toutes les saisons. Après la guerre de 40, j'ai habité Guermantes où s'étaient aussi des champs de blé à perte de vue. Au printemps, un tapi d'un vert cru et accentué sortait de terre, et les petites feuilles montaient vite en s'élargissant en même temps que le vert se recolorait doucement. Les épis naissaient entre deux feuilles, c'était encore léger et le moindre souffle de vent faisait onduler doucement tout les champs en harmonie.

Puis venaient les épis, grossissant et plus lourds; des coquelicots et des bleuets fleurissaient entre les épis : nous disions que c'était la couleur du drapeau français. I1 y avait aussi une très jolie fleur en forme de gobelet, d'un mauve accentué : la nielle, poison dont on ne s'est vraiment débarrassé qu'avec les pesticides.

Nous restions devant ces champs par tous les temps pour regarder onduler comme des vagues cette immense étendue qui représentait notre pain quotidien.

Puis venait l'époque de la moisson. Les champs était "détourés" à la faux, puis une machine primitive fauchait l'ensemble qui était repris la main et formé en moyettes, elles-mêmes regroupées en gerbes ; les épis se trouvaient en haut, de façon à bien sécher au soleil. Ensuite, on formait à l'aide des gerbes d'énormes meules que l'on peut voir sur tous les tableaux des impressionnistes. Suivant les villages, les meules étaient rentrées immédiatement à l'aide d’énormes charrettes tirées par deux ou trois percherons, ou bien elles restaient en place et on allait prélever des gerbes au fur et à mesure des besoins, ne rentrant le reste qu'à la première neige.

Le dernier jour, c'était congé et fête à la ferme, et on suspendait une botte mêlée de fleurs au-dessus de la porte. Nous étions loin de la gare de triage…

Elle fut bâtie pendant la guerre de 14 par des Annamites venus dans ce but de leur lointain et chaud pays. Ils étaient des centaines. Nos hivers étaient terribles pour eux : ils logeaient dans des baraques Adrian (en bois) sur place, avec de maigres feux. Je suppose qu'ils étaient convenablement nourris, mais leurs vêtements étaient certainement insuffisants. Ce qui était le plus affreux, c'est qu'i1s avaient l'habitude de marcher pieds nus et ne supportaient pas les chaussures. On leur donnait des espadrilles et on soignait leurs pieds.

Il y avait pour eux quelques avantages à être caporal ; aussi en eûmes-nous plusieurs à la maison, car ma mère étant directrice d’école, elle pouvait leur apprendre à lire et à écrire : ceux-là restaient plus longtemps auprès du feu qui était à l'époque dans la cuisine ; c'était une cuisinière au charbon. Nous leur donnions tout ce que nous pouvions, mais c'était la guerre et nous-mêmes n’avions pas grand-chose.

Voilà une petite histoire du "triage". Pour beaucoup d'habitants de Vaires et de Torcy, c'était une vocation d'aller travailler "au triage". Mais il en venait également beaucoup d'ailleurs.

RECUL DES ALLEMANDS

Après l'affaire de 1'arbre et l'assassinat de deux Ukrainiens qui furent jetés dans l'église puis enterrés je ne sais où, les Allemands partirent, laissant le village dans un calme momentané.

Les troupes alliées entrèrent en Normandie et nous ne vivions plus que de cela, débordant de joie et d'espoir, tout en songeant à la tuerie qui continuait. Chacun ressentait au fond de soi une immense joie, se reprochant néanmoins de ne pas songer suffisamment aux morts venus de si loin, pour certains, par amour pour la France.

Mais en ce qui nous concerne, il était dit que nous n'en resterions pas là. La kommandantur nous retomba dessus pour nous "fourrer" 50 hommes et un officier. Pourtant, c'était la fin : déjà des Allemands violes ou bien par deux ou trois étaient passés devant la maison et s’étaient arrêtés pour boire car il y avait une pompe à eau prés de l'entrée.

Ils étaient assez minables, sales et mal vêtus dans leur uniforme vert de gris. Leurs doigts de pieds dépassaient de leurs chaussures. Ils buvaient et se lavaient les pieds, l'air complètement vidé. Où avaient ils abandonné leur formation ? Depuis combien de jours ? De toute évidence, ils avaient déserté et cherchaient à rejoindre Paris. Nous les regardions depuis l'intérieur de la maison sans jamais leur adresser la parole.

Les 50 hommes nous arrivèrent à pied, l'air fermé ; les officiers parlaient entre eux ; un seul resta à la maison ; il nous salua correctement ma mère et moi, prit connaissance des lieux et distribua les greniers à foin selon son idée. Ils se trouvaient au premier étage, au-dessus des écuries. Puis, il remit ses hommes en ordre. Les fusils étaient aussi dans les greniers.

L'officier fit disposer trois mitrailleuses en batterie dans la cour, une vers le grenier et une face à la maison, la troisième face à la rue. Je me dis que cela n'allait pas être gai de se balader là dedans pour soigner les animaux ; ces engins tiennent beaucoup de place avec leurs trois pieds écartés. Et puis, qu'allaient faire ces bonshommes ?

Il y en eut d'abord un derrière chaque mitrailleuse. Ni ma mère ni moi ne comprenions un mot d'allemand, à part "raus" que l'on avait l'habitude d'entendre. Ceci pour dire que tout ce que racontait l'officier était incompréhensible.

Après avoir tourniqué et tout vérifié, il vint vers nous, qui étions debout devant la porte : "chambre pour moi ", dit-i1. Nous entrâmes derrière lui dans la maison dont il visita le rez-de-chaussée et le premier étage; le grenier ne 1'intéressa pas. Il choisit pour lui ma chambre d'où il pouvait voir la rue, à côté de la salle de bain, d'où on voyait la cour. Puis il s'en alla rejoindre les autres officiers. Nous avions compris que c'était le Colonel.

Une nouvelle vie commença pour ma mère et pour moi. Mon mari était à Paris avec l'OCM et la domestique Polonaise était partie loin du triage où les bombardements nocturnes de la gare de triage, toute proche, la terrifiaient.

Je parvins très bien, dans le calme relatif de la cour, à soigner les lapins, les moutons et le mulet ; les poules étaient de l'autre côté de la maison. Les Allemands découvrirent le jardin et 1'hectare de pré derrière la maison. Ils s'y rendaient avec leurs fusils et s'amusaient à tirer ; des années plus tard, nous trouvions encore des douilles, à croire qu'il y avait eu un régiment entier à la maison. Ils changeaient aussi constamment leurs mitrailleuses de place, mais ils ne s'en servirent jamais que pour les fourbir, mais nous les regardions de travers. La jeune Polonaise, partie dans une autre ferme à 5 ou 6 kilomètres revint ; probablement avait-elle fui les allemands… et elle les retrouvait ici ! Elle resta d'abord sans réaction puis fit tranquillement son travail avec moi.

Les Allemands semblaient très énervés et discutaient beaucoup en gesticulant. Une fois par jour, on leur apportait une bassine de pommes de terre cuite à l'eau qu'ils renversaient sur la pelouse de la cour, ils mangèrent aussi tous nos oignons qui étaient pendus sous le hangar pour sécher. Ils utilisaient la pompe pour boire et pour se laver et sortaient très peu dans le pays. Nous ne comprenions pas un mot de leurs violentes discussions. L'officier faisait un tour dans la journée, déjeunait ailleurs et reparaissait le soir pour coucher sur mon lit avec ses bottes. Je me demandais s’il ne les défaisait jamais ; elles étaient en tout cas impeccables. Je ne sais pas s'il dormait, mais ma mère et moi dormions, elle dans sa chambre au premier, moi au rez-de-chaussée dans le salon à coté de la fenêtre qui donnait sur la grille d'entrée; la servante dormait dans sa chambre.

Les parachutistes anglais traversaient ma propriété pour rejoindre un peu plus loin une maison de vieillards. Je ne m'inquiétais pas car tout était si bien organisé dans la résistance que les Anglais savaient déjà que ma propriété (donnant sur la plaine) était occupée.

Il n’y eut aucun incident. Seule, la présence, toujours modifiée des mitrailleuses était agaçante et gênait devant les cabanes à lapins

A part les oignons, les Allemands ne volèrent rien. Ils sortirent les pneus presque neufs de ma voiture qui étaient camouflés dans le foin des greniers et me les montrèrent. La voiture, elle, était camouflée à Vaires. Je regardai les pneus d'un air aussi sot que possible, mais, comme nous ne nous comprenions pas, il les rejeta un par un dans le grenier.

Cela dura quelques jours. Nous continuions à suivre les événements de Normandie, bien qu'il nous fût impossible d'écouter la radio Anglaise. En somme, tout allait bien : on s'habituait à entendre l'allemand et les coups de fusil. Pendant cette période, aucun Allemand isolé n'entra dans la cour. Ma chienne, une braque allemande ne me perdait pas des yeux, sans jamais ouvrir la gueule.

Guermantes fut libéré deux jours après Paris ; mon mari revint enfin de Paris ; il avait sans doute fini son travail, que je n'ai d'ailleurs jamais connu. Il passait parfois ici des inconnus en civil qui prenaient un repas et repartaient après avoir un peu bavardé en ma présence. Un jour mon mari me dit : "tu pourrais surveiller ton langage, hier au soir, tu as traité trois fois un général d'idiot, c’est ennuyeux !". Je lui répondis que je ne pouvais pas le deviner ; mais je surveillai mon langage à l'avenir !

Jamais nous ne nous sommes raconté, mon mari, ma mère et moi, ce que nous faisions ; nous nous doutions seulement de quelques petites choses et chacun de nous pensait qu'il ne tirerait pas sa peau de là.

C’est seulement après la guerre que nous avons réparé la vieille ferme en très mauvais état, que j’avais achetée pour nous "planquer".

On se battait encore dans Paris libéré, et ici, nous n'étions pas au bout non plus.

Mon mari comprenait et parlait très bien l'allemand ; aussi entendait-il les hommes qui devenaient agressifs, et je craignais qu’ils mettent le feu avec leurs cigarettes. Ils souhaitaient déserter mais leurs chefs les gênaient et ceux-ci, de leur côté, paraissaient fuir leurs hommes.

Mon mari mit sa culotte de cheval, ses bottes, prit sa cravache à la main, et entra en conversation avec les A11emands. Naturellement, je ne compris rien de ce qui fut dit, mais l'attitude des soldats se modifia dans le calme, et le colonel était également plus calme avec ses hommes et les autres officiers. L'intervention de mon mari avait été efficace. Le jour suivant, ils se préparèrent à partir.

Le Colonel donna des ordres, les soldats s'emparèrent des mitrailleuses. Nous étions sur les marches de l'entrée de la maison. Un de nos voisins fermier arriva pour faire diversion, nous étions tous assez nerveux ; on ne savait pas si c'était mon mari ou le Colonel qui commandait, le voisin nous dit : « j'ai su qu'ils partaient, je viens pour suivre mon cheval qu'ils m'ont pris », le cheval était là en effet et le fermier eut la chance de le récupérer assez rapidement et de le ramener chez lui !

Nous étions donc sur les marches du perron, le Colonel le plus près de la sortie, mon mari tapant sur ses bottes avec sa cravache, ma mère, moi, et le fermier. Je ne vis pas qui donna 1 'ordre du départ, le Colonel avait son revolver à la main, tourné vers ses hommes. Enfin, ils se mirent lentement en route, complètement en désordre pour sortir de la maison. Ma mère murmura : "c'est le plus beau jour de ma vie". Les hommes prirent la route, le Colonel se mit à arracher ses galons mais cela s'avérait difficile et nous le regardions, totalement immobiles… (J’ai toujours les galons arrachés). Le fermier suivait avec son cheval. Les hommes étaient partis d'un coté, les officiers de l'autre en voiture. Que sont-ils devenus les uns et les autres ? se sont-ils fait prendre par les Américains qui étaient déjà là?

Nous rentrâmes tous les trois dans la maison et nous assîmes pour respirer ; je me disais : " voilà encore une comédie terminée, probablement la dernière.

Quel soupir de soulagement, avant d'aller avaler notre simili thé ! (des peaux de pommes grillées sucrées au jus de betterave à sucre qui séjournaient perpétuellement sur le godin qui chauffait le rez-de-chaussée). Ce petit déjeuner nous parut exquis ! Nous ne pensions plus… nous avions la tête tournée, les jambes coupées…

Les tanks américains ne restèrent pas silencieux : ils étaient munis de canons de marine qui ébranlaient la maison, à 150 mètres. Nous ouvrîmes toutes les fenêtres, il faisait un temps superbe, et nous ne les refermâmes qu’à leur départ, plusieurs jours plus tard.

Ils tiraient sur Lagny, distant de 6 kilomètres en bordure de la Marne, avec une régularité méthodique, mais heureusement, ils ne tiraient pas la nuit. Ils tiraient sur nos voisins, nos amis d'à coté. Nous, nous étions sur la côte, eux étaient dans la vallée. Nous eûmes le bonheur que quelques amis viennent se réfugier chez nous.

Les tanks américains, c'était du bon et du mauvais. Nous n’allâmes pas jusqu’à eux, ils ne vinrent pas jusqu'à nous. Nous attendions que cela finisse avec une impatience différente mais quand même difficile. Je ne me souviens pas du nombre de jours que cela dura.

Cette fois, Paris était bien libéré : certains y partirent à vélo. D'autres tanks américains arrivèrent un matin et s'arrêtèrent devant La maison. Nous nous précipitâmes à la porte: ils ne descendirent pas des tanks, nous ne les embrassâmes pas. Ils étaient très las. Notre voisin, Monsieur Ribaud, Académicien des sciences, pleurait à gros sanglots sans parvenir à se dominer ; mon mari leur serrait les mains, moi aussi. J'entrepris une conversation en anglais : mon interlocuteur me dit que j'avais un bon accent. Mon mari parlait avec un autre qui s’était approché.

Ils nous dirent que, depuis qu'ils étaient en France, ils avaient vu trop de choses affreuses, trop de larmes et reçu trop de baisers…

Ma mère était partie en courant, à son âge, et en disant : "je vais sonner les cloches" ; nous les entendîmes en effet carillonner. Les gens sortaient sur le pas de leur porte ; c'était fini pour nous.

Les Américains nous donnèrent deux plaques de chocolat et je demandai un paquet de cigarettes blondes américaines ; ils nous sourirent et nous serrèrent les mains. Le reste du pays les attendait un par un. Mais il était évident qu'ils n'en pouvaient plus depuis leur arrivée en France.

Nous étions libres, on riait, on pleurait… mais de nombreux coups de fusil dans le village nous indiquaient que des Allemands avaient été tués et qu'ils s'étaient vraiment battus devant le château. Il paraissait évident que les Américains ne s'encombreraient pas de prisonniers…

Mon mari nous avait expliqué la situation à Paris : l'armée de Leclerc était bien là, mais on se battait encore dans certaines rues ; les Allemands ne se rendaient pas aussi facilement qu'on aurait pu le penser et il était question de bruler Paris. Cela fut évité grâce au général Von Choldiltz qui était un amoureux de Paris et n'obéit pas aux ordres. Il y avait toujours sur les toits des Allemands qui tiraient de temps en temps ; enfin, on mourait encore dans les rues où il y avait des barricades. C'étaient surtout des jeunes gens et ça crevait le cœur…

Pour nous, nous nous imaginions libérés et dans chaque maison on garnissait la salle à manger pour manger… ce qu'il y aurait. Il y avait du lierre avec des fleurs même à 1’extérieur et on avait sorti les drapeaux tricolores planqués dans les greniers. Mon mari avait sorti son fusil de chasse caché sous le parquet du grenier ; il le mit chargé, sous le divan du salon, prés de la fenêtre donnant sur l’entrée de la grille.

On se téléphonait, on était fou de joie… pourtant, ce n'était pas encore fini dans autre coin. Les Allemands en débandade continuaient à passer devant la maison, sur la route nationale qui va à Paris. Nous retirâmes les drapeaux et les guirlandes très déçus et inquiets. A la fin de la journée, un malheureux Allemand vint boire à la pompe : il n'avait plus que les talons et les lacets de ses chaussures ; il était vraiment pitoyable…

J'avais longtemps scié le bois à la scie électrique pour nous chauffer ; j'avais cela en horreur et j'avais peur de me blesser ; je disais toujours : "je finirai par en scier un en morceaux, ça me fera du bien"…

Lorsque ce malheureux soldat se trouva devant la fenêtre du salon, « mon mari tira son fusil, le glissa tout doucement sous la fenêtre en direction du soldat et me dit ; "tiens, voilà ton bonhomme, je te le descends tu pourras enfin en scier un !" Je tirai doucement le fusil l'intérieur et répondis : "arrête ! c'est un trop pauvre type, il fait pitié a voir, laisse-le, il sera tué plus loin de toutes façons ; d'ailleurs, c'est peut-être le dernier. " Ce fut en effet le dernier. On ne sut naturellement jamais s'il avait tiré sa peau de la suite de sa fuite. On tirait encore de quelques maisons, mais très peu. Ce n’était pas un massacre. Mais ils avaient encore 25 kilomètres pour arriver à Paris.

A la fin de ce "plus beau jour" de la vie de ma mère, nous allâmes nous coucher, espérant être tranquilles et dormir, ce qui eut lieu. Le lendemain, surprise et changement de décor : derrière le grillage de 120 mètres de la propriété s'alignaient des tanks gris, rangés bien parallèlement à la propriété, les uns près des autres… les Américains !

DEPART DES ALLEMANDS

Les Allemands s’étaient vraiment battu et beaucoup d’entre eux étaient morts sur notre route ; des soldats car les officiers avaient brulé leur galons, ma mère en avait ramassés et je les ai encore… puis il étaient partis en voiture, des voitures pleines à craquer de grosses boîtes de cigarettes qu’ils avaient prises à l’usine de chocolat Meunier du hameau de Rentilly, à coté de Guermantes. Il ne passa plus de soldats à pieds.

Nous étions rentrées tous les trois à la maison : ma mère, mon mari et moi ; le bonheur débordait en chacun de nous, mais nous ne le manifestions guère. Nous étions à plat : la journée se termina dans l’inaction, le vide.

Puis nous reprîmes la carte de France ; d’autres se battaient toujours avec acharnement, ici et là. Je ne puis exprimer les sentiments qui étaient les nôtres tant ils étaient mélangés ; nous parlions des jours à venir pour ceux que nous connaissions et pour lesquels nous étions inquiets.

Mon mari et ma mère restèrent deux jours à la maison ; nous bricolions par ci par là, mais aucun de nous trois n’avait l’idée de raconter aux autres ce que chacun avait fait. Nous n’en avions jamais parlé, nous n’en parlâmes jamais pas la suite. Chacun resta avec ses secrets. Le lendemain, nous étions plus détendus, mais nous avions l’impression de n‘avoir rien, mais rien à faire, après tous ces mois d’activités plus ou moins cachées…

Jacqueline BOISARD