Adolphe Retté à Guermantes

 Pour terminer le chapitre VI de son livre "Au pays des lys noirs" Adolphe Retté esquisse trois figures de paysans qu'il a rencontrés et "qui faisaient exception à la règle du positivisme terre-à-terre". Ils furent ses amis. Je retranscris ci-dessous le portrait qu'il fit de Jacques le jardinier guermantais :

"Le premier, je le connus à Guermantes. De profession apparente, c'était un jardinier qui travaillait, pendant la belle saison, pour les bourgeois en villégiature. Mais, il faut bien le dire, son occupation favorite consistait à braconner sur

les domaines regorgeants de gibier des Rothschild et des Péreire qui infestent le département de Seine-et-Marne. Par le plomb, par les collets, par des pièges divers il détruisait force lièvres, faisans, perdreaux à la consternation des gardes qui jamais ne réussirent à le prendre sur le fait. 

D'ailleurs, c'était la chasse pour elle-même qui le passionnait, car il ne consommait pas son butin. Il le cédait à des marchands de comestibles et du produit de la vente, il s'achetait du plomb, de la poudre et des vêtements. 

Avec cela, c'était un grand rêveur. Ne buvant pas, ne godaillant d'aucune façon, aimant beaucoup son accorte jeune femme, il passait des heures à méditer ou à songer devant quelquesuns des paysages exquis dont Guermantes s'environne. Celui-là voyait la nature et il la comprenait selon la poésie la plus intense. 

Un soir de juillet, tout tiède encore des ardeurs d'une journée caniculaire, il était étendu près de moi, dans l'herbe du verger que j'ai décrit plus haut. Il faut dire que nous étions très bien ensemble depuis qu'il m'avait évoqué, en des termes colorés à miracle, certains aspects des sous-bois rothschildiens au petit jour.

Un calme immense régnait sur la campagne. Le ciel, d'un bleu foncé, pareil à un dôme soyeux, fourmillait d'étoiles et la voie lactée y déployait, tout au large, son écharpe de lumière phosphorescente. Les arbres dormaient, immobiles. Pas un bruit, sauf par instants, le chevrotement plaintif d'une hulotte. Le parfum des cent rosésthé fleurissant le grand rosier qui tapissait, en espalier, la façade de ma maison, imprégnait l'atmosphère. 

La face tournée vers le firmament, Jacques, c'était le nom de mon ami, absorbait belle nuit odorante et radieuse par toutes les puissances de son être. Et moi de même. 

Ainsi nous contemplions en silence depuis près de deux heures lorsque Jacques se mit soudain sur le côté, me prit la main et me dit d'une voix toute tressaillante d'une émotion magnifique : - Quand je regarde trop longtemps les étoiles, j’ai envie de mourir !...

Je frissonnai d'admiration. En effet, quelle phrase sublime

Du premier coup, ce simple, cet illettré avait formulé le sentiment de l'infini. Nommez le poète, le philosophe qui auraient pu mieux dire ? 

Je me gardai bien d'affaiblir par une glose oiseuse la splendeur de ce cri. Quiconque a senti son âme s'épanouir dans l'ombre et monter aux étoiles le comprendra sans plus. »

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Dans "La maison en ordre : comment un révolutionnaire devint royaliste" il écrit :

"L'existence parisienne est si pleine de fièvres artificielles qu'on y perd presque le sens de la nature. Je le reconquis largement à Guermantes, où nous avions loué une maison paysanne avec jardin. C'était un petit village de cent trente-quatre habitants. La gare la plus proche étant à quatre kilomètres, j'y trouvai la solitude bienfaisante. Il était situé au cœur même de ma chère Ile-de-France, pays de coteaux modérés, de vergers plantureux, d'eaux courantes parmi les aubépines et les saules, de prairies tachées d'un bétail blanc et roux.

De grands noyers, des ormes chenus, des sycomores tout bourdonnants d'abeilles, des cytises aux grappes dorées y entremêlent leurs feuillages. Des vents salubres le vivifient. Et nulle part les jeux de la lumière et de l'ombre n'ont plus de douceur.

En cette sereine ambiance, je poursuivis mes travaux littéraires. La besogne ne faisait pas défaut une collaboration régulière à deux grands journaux de Belgique dont j'étais l'un des correspondants, mes articles bimensuels de critique à la Plume, des vers et des proses dans d'autres revues, surtout au Mercure de France, enfin la fabrication d'un livre annuel. Pour atténuer la tension cérébrale résultant de ces multiples écritures, je faisais de grandes courses par les champs et aussi dans les bois de mon peu enviable voisin Alphonse de Rothschild. En effet, le terroir de Guermantes borde en partie son vaste domaine de Ferrières.

D'autres jours, lâchant la plume et l'encrier pour la bêche et l'arrosoir, je cultivais mon jardin d'après les conseils de mon ami Butelot, cordonnier du village et en même temps horticulteur expert ce qui ne l'empêchait pas de braconner astucieusement les remises grouillantes de gibier du Juif tout-en-or, comme dit Léon Daudet.

C'est à Guermantes que j'ouvris les hostilités contre les abus du symbolisme et particulièrement contre Mallarmé que je considérais et que je considère toujours comme sa plus grande erreur."

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