Un fabliau ou « conte à faire rire » est une forme poétique médiévale. Il s'agit d’un bref récit en vers (ce fabliau a été traduit de l’ancien français et mis en prose). Les sujets et les personnages des fabliaux s’opposent à ceux de la littérature courtoise de l’époque, qui favorise les personnages nobles (rois, princesses, chevaliers). Le fabliau met en scène des paysans, des marchands, des personnages plus ou moins réalistes, même s’ils sont souvent exagérés. La littérature courtoise parle de l’amour, tandis que dans les fabliaux, il est souvent question de jouer un mauvais tour à quelqu’un dans le but de faire rire.
un frère – a brother
un père / une mère – a father / a mother
un riche / un pauvre – a rich person / a poor person
un bourgeois – a member of the middle class
un paysan – a peasant
un prêtre – a priest
un voleur – a thief
un personnage – a character
une maison – a house
un jardin – a garden
une cour – a courtyard
une étable – a stable
un potager – a vegetable garden
un presbytère – a rectory (priest’s house)
un sentier – a path
un pieu – a stake
Les animaux
un mouton – a sheep
un chien de garde – a guard dog
un sac – a bag
un couteau – a knife
une étole – a priest’s stole
un surplis – a long white robe worn by priests
la pauvreté – poverty
la faim – hunger
la soif – thirst
le froid – cold
les maux – ills / afflictions
les privations – deprivations
habiter – to live
couper – to cut
aiguiser – to sharpen
se sauver / s’enfuir – to run away
crier – to shout
trembler (de peur) – to tremble (with fear)
être surpris / stupéfait – to be surprised / stunned
rire – to laugh
se moquer de – to make fun of
une scène – a scene
un dialogue – dialogue
un quiproquo – a misunderstanding
un malentendu – a misunderstanding
« Je suis ici » – I am here
« Apportes-tu quelque chose ? » – Did you bring something?
« J’ai entendu… » – I heard…
« Par ma foi oui ! » – Of course! / Indeed!
« Nous allons lui couper la gorge » – We’re going to cut his throat (NB: violent but important for plot comprehension)
« En peu de temps Dieu fait de l’ouvrage » – In little time, God does his work (proverbial moral)
Il y avait jadis deux frères, qui n’avaient plus ni père ni mère pour les conseiller, ni aucun autre parent. Pauvreté était leur seule amie, car elle était souvent avec eux. C’est la chose qui fait le plus souffrir ceux qu’elle hante. Il n’est pas de pire maladie.
Les deux frères dont je vous parle habitaient ensemble. Une nuit ils furent poussés à bout par la faim, la soif et le froid. Ce sont les maux qui s’attachent à ceux que Pauvreté tient en son pouvoir. Ils se mirent à réfléchir comment ils pourraient se défendre contre Pauvreté qui les oppressait, et les faisait vivre avec ses privations.
Un homme renommé pour sa richesse habitait près de leur maison. Ils sont pauvres, et le riche est sot. Il a des choux dans son potager et des brebis dans son étable. Les deux frères tournent donc leurs pas de ce côté. Pauvreté rend fou bien des gens ! L’un jette un sac sur son cou, l’autre prend un couteau à la main, et les voilà en route. L’un entre directement dans le jardin, et sans plus tarder se met à couper les choux. L’autre se dirige vers l’étable pour ouvrir la porte, et fait si bien qu’il l’ouvre. Il lui semble que l’affaire va bien, et il se met à tâter les moutons pour trouver le plus gras.
Mais on était encore sur pied dans la maison, et l’on entendit le bruit de la porte de l’étable lorsqu’elle s’ouvrit. Le bourgeois appela son fils et lui dit :
« Va voir au jardin si tout est bien en ordre, et appelle le chien de garde ».
Le chien s’appelait Estula. Heureusement pour les deux frères, le chien n’était pas cette nuit-là dans la cour. Le fils était aux écoutes ; il ouvrit la porte donnant sur la cour, et cria :
« Estula ! Estula ! »
Celui des deux frères qui était dans l’étable répondit :
« Oui, certainement, je suis ici ».
Il faisait très obscur et noir, de sorte que le jeune homme ne pouvait pas voir celui qui lui avait répondu. Il crut bien réellement que c’était le chien qui lui avait répondu, et, sans perdre de temps, il rentra précipitamment dans la maison, tremblant de peur.
« Qu’as-tu, beau fils ? » lui dit son père.
« Père, je vous jure sur la tête de ma mère, Estula vient de me parler. »
« Qui ? notre chien ? »
« Parfaitement, je le jure ; et si vous ne voulez pas m’en croire, appelez-le et vous l’entendrez aussitôt parler ».
Le bourgeois sort aussitôt pour voir la merveille, entre dans la cour et appelle son chien Estula. Et le voleur, qui ne se doute de rien, répond :
« Mais oui, je suis là ».
Le bourgeois en est stupéfait :
« Par tous les saints et par toutes les saintes ! Fils, j’ai entendu bien des choses surprenantes : jamais je n’en ai entendu de pareilles. Va vite conter ces miracles au curé, ramène-le avec toi et dis-lui qu’il apporte son étole et de l’eau bénite ».
Le jeune homme, au plus vite qu’il peut, court jusqu’au presbytère, et sans perdre de temps, s’adressant aussitôt au prêtre, il lui dit :
« Sire, venez chez nous entendre des choses merveilleuses : jamais vous n’avez entendu les pareilles. Prenez l’étole à votre cou ».
Le prêtre lui dit :
« Tu es complètement fou de vouloir me faire aller dehors à cette heure. Je suis nu-pieds, je ne peux pas y aller ».
Et le garçon lui répond aussitôt :
« Si, vous viendrez : je vous porterai ».
Le prêtre prend l’étole et, sans plus de paroles, monte sur les épaules du jeune homme, qui se remet en route. Comme il voulait aller plus vite, il coupait court et arrivait directement par le sentier par où étaient descendus les maraudeurs.
Celui qui était en train de cueillir les choux vit une forme blanche — le prêtre — et pensant que c’était son frère qui rapportait quelque butin, il lui demanda tout joyeux :
« Apportes-tu quelque chose ? »
« Par ma foi oui », répondit le jeune homme, croyant que c’était son père qui avait parlé.
« Vite ! dit l’autre, jette-le à terre, mon couteau est bien tranchant, je l’ai fait aiguiser hier à la forge : nous allons lui couper la gorge ».
Quand le prêtre entendit cela, il crut qu’on l’avait attiré dans un piège. Il sauta à terre et s’enfuit, tout éperdu. Mais son surplis s’accrocha à un pieu et y resta, car le prêtre n’osa pas s’arrêter pour le décrocher. Celui qui avait cueilli les choux n’était pas moins surpris que celui qui s’enfuyait à cause de lui, car il n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait.
Toutefois, il alla prendre l’objet blanc qu’il voyait suspendu au pieu, et il vit que c’était un surplis. À ce moment, son frère sortit de la bergerie avec un mouton et appela son compagnon, qui avait son sac plein de choux. Tous deux avaient les épaules bien chargées ; ils ne firent pas là plus long conte. Ils reprirent le chemin de leur maison, qui n’était pas loin.
Arrivés chez eux, celui qui avait pris le surplis fit voir son butin, et tous deux rirent et plaisantèrent de bon cœur. Le rire, qui avant leur était interdit, leur était maintenant rendu.
En peu de temps Dieu fait de l’ouvrage. Tel* rit le matin qui pleure le soir, et tel est triste le soir qui est joyeux le matin.
Sot: Stupid
potager: jardin de légumes
brebis: moutons (female sheep)
était encore sur pied : on ne s'était pas encore couché/endormi
curé: prêtre
étole: comme une écharpe porté par un prêtre quand il exorcise des demons
presbytère: la maison du prêtre
maraudeurs: voleurs
butin: produit d'un vol
piège: ambush, trap
surplis: vêtement long et blanc porté par un prêtre
pieu: stake
Tel: he who
Parcourez le texte pour identifier au moins trois personnages. Combien de personnages ont des noms/prénoms dans ce fabliau?
Qui sont les personnages principaux? Comment le savez-vous?
Lisez la dernière phrase. Essayez de reformuler et de simplifier cette phrase en français.
Prononcez à haute voix le titre du fabliau. Notez que le «s» ne se prononce pas. Quel quiproquo/double énonciation pouvez-vous entendre?
Regardez attentivement les mots suivants, que vous allez retrouver dans le fabliau ci-dessous. Il est difficile de les comprendre sans contexte. Mais ne les cherchez pas tout de suite dans un dictionnaire. Essayez plutôt d’en deviner le sens quand vous les rencontrerez dans le contexte de votre lecture.
les maux : Ce sont les maux qui s’attachent à ceux que Pauvreté tient en son pouvoir.
étable : Il a des choux dans son potager° et des brebis° dans son étable.
aiguiser : … Mon couteau est bien tranchant, je l’ai fait aiguiser hier à la forge: nous allons lui couper la gorge.
l’eau bénite : Va vite conter ces miracles au curé°, ramène-le avec toi et dis-lui qu’il apporte son étole° et de l’eau bénite.
De qui est-ce qu’on se moque ? Pour chaque personnage, expliquez pourquoi.
Pourquoi est-ce que le bourgeois appelle le curé plutôt que la police ?
Qui gagne à la fin, les bons ou les méchants ? Êtes-vous surpris·e par la fin ? Pourquoi ou pourquoi pas ?
Pourquoi est-ce que le rire était « interdit » aux frères au début de l’histoire ? Pour quelle(s) raison(s) rient-ils à la fin ?
« Estula » est destiné à faire rire, mais pensez-vous qu’il y ait un message politique caché dans le texte ?
Qu’est-ce qui fait rire dans cette histoire ? Dressez la liste des procédés comiques utilisés dans ce fabliau. Inspirez-vous de la liste dans Avant-scène.
Imaginez que vous écriviez un fabliau aujourd’hui. Serait-il nécessaire de changer quelques éléments de l’intrigue pour la rendre plus « moderne » ? Si oui, lesquels ?
Est-ce que vous trouvez l’humour de ce fabliau méchant ? Avez-vous vu un film dans ce livre qui utilise le même type d’humour ?
Selon vous, est-ce que le dernier paragraphe du texte est une morale spécifique pour ce fabliau ou un commentaire sur la vie en général ?
La mise en scène ! Le fabliau fait partie des traditions orales et folkloriques. Ces textes étaient destinés à l’origine à être récités publiquement par un jongleur (un artiste performer). Ils se prêtent donc facilement à une transcription dans le discours théâtral. Vous allez créer une saynète : une courte pièce théâtrale.
a. D’abord, avec un·e partenaire, découpez le texte en actes.
b. Ensuite, découpez chaque acte en tableaux ou scènes.
c. Choisissez un acte ou une scène (selon les instructions de votre professeur) et écrivez-le/la sous forme de dialogue. Ajoutez la didascalie (les instructions du dramaturge à propos des personnages et des lieux), le ton du discours, les gestes, le décor et les costumes.
Notez l’emploi du pronom démonstratif « celui » dans le texte (26, 28, 60, 70, 71, 78), et du pluriel « ceux » (3).
a. Quelles sont les équivalents féminin et féminin pluriel de « celui » ?
b. Pourquoi est-ce que ce pronom démonstratif est particulièrement efficace dans ce texte ?
Notez le « P » majuscule dans le mot Pauvreté. Que signifie-t-il ?