Une inconnue, un balcon

14, avenue Montgagnepin. Un lieu, une adresse, où chaque jour de la semaine, excepté le samedi et le dimanche bien sûr, je me rends, le pied allègre. Par tous les temps, qu'il pleuve à torrent ou qu'un soleil de plomb darde ses rayons bienfaisants, je me fais un devoir de marcher, chaussée de confortables souliers, jusqu'au site où je passerai les prochaines huit heures de la journée. Le centre Finca, lieu de mon travail, est logé dans une maison de maître. Une lourde porte cochère, des fenêtres grandes et hautes, par lesquelles je peux à loisir contempler les arbres centenaires de cette avenue jadis habitée par des bourgeois et des gens aux noms munis de particules. Au fil du temps, ces belles résidences se sont vues transformées en bureaux, ateliers ou encore en salles d'expositions. Je pense que si on les questionnait, elles vous diraient qu'elles regrettent amèrement les temps où, dans leurs salons décorés avec raffinement, conversaient des femmes élégantes et des messieurs galants. Ayant connu des lumières tamisées et bruissements discrets, elles doivent maintenant supporter l'aveuglement de vulgaires néons.

Au son du piano et du violoncelle, s'est maintenant substitué le bruit des cliquetis de claviers et des ronflements d'autres appareils, peu importe comment on les appelle, télécopieurs, polycopieuses, visionneuses.

Les temps changent, rien ne sert de vivre de regrets. Il m'arrive parfois, assise à mon bureau, d'imaginer la silhouette de la personne qui était assise à la même place, voilà une centaine d'années. Je rêve, quelques minutes pas plus, je vous l'assure, car j'ai, c'est évident, une conscience des plus professionnelles. Je me dois tout entière à mon travail présent. En vitesse donc je réactive mes doigts, leur imposant un rapide pianotage sur les touches du clavier et je regarde défiler mes mots sur l'écran lumineux.

Soudain, une pensée me ramène plus tôt, vers ce matin. En effet, sur le trajet que j'emprunte pour m'en venir ici, je passe par une rue au nom que je trouve romantique. C'est la rue de la Nostalgie. Là, au numéro 13 est logée une maison avec, à son premier étage, un petit balcon, ceinturé d'un balustre en fer forgé, partant tout droit du haut et galbant vers le bas. Chaque matin, j'y remarque une silhouette féminine qui s'y tient assise. Quel âge peut-elle avoir ? Elle me paraît jolie. Je ne sais pas vraiment, car vu la distance, je ne la vois pas bien. Peu importe l'humeur du temps, elle est toujours présente. Sentinelle assise logée sur son balcon. Quand il arrive que l'air du matin soit un peu plus frisquet, elle porte sur ses épaules un châle qui me semble être de couleur noire. Et même lorsqu'il pleut, elle est à son balcon, recroquevillée sous l'abri d'un parapluie géant. La première fois que je l'ai aperçue, vu l'heure matinale, je fus assez surprise. Car, ai-je pensé, si je n'avais pas à aller travailler pour gagner ma pitance, je serais à cette heure encore sûrement installée bien au chaud dans le moelleux du lit.

Ensuite, dans les jours qui ont suivi, lorsque j'arrivais à la rue de la Nostalgie, elle était déjà installée, un peu comme en attente. Mon regard se permit alors d'être plus insistant. Nos yeux se sont croisés. Alors, un peu gênée, j'ai dessiné à son intention mon plus joli sourire, mais sans y ajouter un mot. Elle a de son côté, en guise de réponse, esquissé un geste de main.

Depuis, chaque matin, je pris comme habitude de lui lancer un éclatant sourire et elle me répond toujours du même geste, discret et gracieux. "Un jour, me suis-je dit, il faudra bien que je me risque à lui dire quelques mots." Car je suis curieuse et j'ai, à son sujet, plein de questions dont je n'ai pas réponse. Pourquoi avec une telle constance se tient-elle ainsi immobile, comme détachée de la réalité, suspendue dans le temps ? Une morte en sursis au balcon de la vie.

Ce matin, en me levant, j'ai éprouvé comme un sentiment étrange. J'ai su qu'il me fallait sans attendre mettre mon projet à exécution. Aujourd'hui, ma belle inconnue, ma Juliette, je vais faire quelque chose pour entendre votre voix. Si je lui dis : "Bonjour, comment ça va ?", elle sera bien forcée de répondre à ma salutation.

Le soleil brille déjà, je m'habille à la hâte, de cette petite robe fleurie qui, je trouve, me va bien. Je déjeune d'un fruit et avale un café ; je me sens l'humeur primesautière. Une oeillade rapide à la glace. Mon dieu, est-ce possible, j'allais oublier mon sac et mes papiers. Il me les faut pourtant. Vraiment indispensables pour la rédaction d'un rapport important. Maintenant allons-y. Je descends la rue du Pré en fleurs, traverse le square des Lilas, tiens, un chien s'y promène, pourtant c'est défendu ! Finalement, je m'engage dans la rue de la Nostalgie. De loin, je peux la voir. Elle est là. Assise à son balcon et, puisqu'il fait beau, sans châle sur les épaules et sans parapluie. Je m'approche et sans en avoir l'air, accompagne mon sourire des mots que voici : "Bonjour, quelle belle journée n'est-ce pas ?" Une voix me répond. Le timbre est si agréable qu'on dirait une chanson : "Superbe, vraiment superbe ! Je souhaite que vous la passiez très agréablement." "Merci beaucoup", dis-je et j'ajoute : "À demain".

Je continue ma route, car l'exactitude au travail est une qualité que Monsieur Camille, mon cher directeur, apprécie réellement. Donc, chaque matin je mets mon honneur et ma tête à prix pour respecter l'heure fixée pour l'arrivée au centre. Cet accent, oui, d'où est-il ? Du Midi certainement. Peut-être même d'Italie ou encore d'Espagne. "Arrête, me dis-je, de laisser voguer tes pensées vers la dame du balcon. Tu ferais beaucoup mieux de te mettre au clavier et de rassembler tes esprits en vue de la composition de ce rapport que ce cher Victor attend impatiemment". Je tape donc sans attendre : Rapport en date du 14 juillet, présenté à Monsieur Victor Beauregard. La suite se déroule sans problèmes. Tout va bien, les idées défilent à la même vitesse que le texte qui s'inscrit sur l'écran. La journée passe vite et le souhait qui me fut offert ce matin s'est vu réalisé. J'ai passé une agréable journée.

Demain, c'est vendredi. On clôture la semaine. Je passe une nuit peuplée de rêves, de projets pour meubler plaisamment ces deux jours de pleine liberté. Au petit matin, la nuit s'évanouit et le vendredi renaît à la vie.

Même heure, même trajet. J'arrive rue de la Nostalgie, mais surprise et déception : ma belle inconnue n'est pas sur son balcon. Incompréhensible ! Le lundi suivant, toujours la même absence. Mardi et mercredi se passent. Le balcon reste vide. Je ne comprends pas. Jamais auparavant une chose pareille ne s'était passée. La curiosité me démange. Non, pas vraiment. Plutôt comme un vague pressentiment de quelque chose de grave. Je ressens comme un étrange malaise. Une semaine se passe, le balcon reste vide, comme désolé. Alors je me décide. Je vais un peu inquiète jusqu'au numéro 13.

Sur le côté gauche de la porte se trouvent trois boutons éclairés. Sur lequel pousser ? Je choisis au hasard. J'entends un pas traînant et je vois un visage à travers le judas. Une voix sans chaleur me demande ce que je veux. Je me nomme et explique le motif de ma présence. On se décide enfin à ouvrir la porte. On me lance au visage : "Je suis Mme Dupré; c'est moi qui suis la propriétaire de cette maison. Vous venez pour Mademoiselle Minez ? C'est ma locataire, mais il faut que je vous dise qu'elle a été transportée d'urgence à l'hôpital Ste-Rose. Elle est très solitaire, on ne lui connaît aucune famille vous savez". Ensuite, elle ajoute : "Mais elle a toujours bien payé son loyer". De toute évidence, pour elle, seul ce fait-là avait de l'importance.

Elle me regarde fixement et me dit : "Êtes-vous de sa famille ?" "Non, non, lui répondis-je, juste une vague amie. Mais veuillez m'excuser car je suis pressée".

Je jette un coup d'oeil à ma montre : "6h30". Rien n'est prévu pour cette soirée. Je décide de me rendre directement au chevet de Mademoiselle Minez. Maintenant que je sais son nom, cela me permettra d'obtenir sans problème le numéro de la chambre où elle est alitée.

L'hôpital Ste-Rose est situé un peu en dehors de la ville. Il n'est donc pas question que je m'y rende à pied. Je m'entends crier : "Taxi ! Taxi !" Je n'attends pas longtemps, une voiture s'avance. Je m'y engouffre et mentionne l'adresse au chauffeur. Ma voix a changé. Il me semble qu'elle a un peu tremblé.

Dix minutes se passent, j'arrive et me renseigne auprès de l'employé, reclus, bien à l'abri derrière son hublot. Le ton est laconique : "Minez, chambre 610". En sortant de l'ascenseur, je sais où je me trouve. Sixième étage, cancer, phase terminale. J'ai le coeur qui fait mal. Je m'arrête : "Qu'est-ce que je fais ici ? Voyons, ce n'est pas raisonnable, me dis-je. Tu ne la connais même pas". Juste quelques sourires et juste quelques mots, cela ne peut suffire pour prétendre éprouver de quelconques sentiments. La raison c'est une chose, mais le coeur est une autre.

Je m'approche de la chambre. J'essaye d'avoir bonne contenance. La porte est entrouverte. Je regarde et j'aperçois, dans le lit placé près de la fenêtre, un visage dont les yeux sont fermés. Personne d'autre dans la chambre. Personne n'occupe le lit d'à côté. "Elle dort, je reviendrai, me dis-je".

C'est alors que j'entends l'accent chantant me dire : "Vous êtes là, oh ! comme je suis contente. Je savais que vous viendriez" Timidement, je m'approche et dans un geste tout à fait spontané, je l'embrasse, poussée par un irrésistible sentiment d'amitié.

Ensuite, j'ai pris une chaise, je me suis assise et je l'ai écoutée. Elle m'a confié un peu le secret de sa vie. Son parcours mouvementé, le rejet des siens. La disparition de sa fille, qui n'a pas eu de père et qui, à ce qu'il paraît, aurait eu à peu près mon âge. Cette conversation l'a fatiguée et je veux m'en aller. Mais elle me fait signe de rester et je la vois ouvrir le tiroir de la table de chevet. Elle sort un petit carnet épais, avec tendresse le regarde, le caresse. Sa couverture est rouge et sur le dessus, on y voit la photo d'un enfant.

"J'aimerais vous confier ce petit carnet, dit-elle. J'aurai l'impression de ne pas mourir tout à fait. . . Car on dit que tant que l'on est dans les pensées de quelqu'un, on ne meurt pas vraiment n'est-ce pas ? Je ne serai plus sur mon balcon pour vous voir passer chaque matin, mais peut-être que je serai un peu dans votre cœur".

Alors émue, j'ai pris le petit carnet témoin de toute une vie. Je tremblais un peu et je l'ai rassurée, son petit carnet sera très précieusement gardé.

Soudain une voix sans chaleur a cogné sur les murs de la chambre : "Les visites sont terminées, les visiteurs sont maintenant priés de s'en aller".

Je devais partir. Alors je me suis penchée et j'ai murmuré : "Chère Mademoiselle Minez, vous allez me manquer terriblement. Moi aussi j'ai un secret à vous confier, je sais que je vous aime vraiment".

Des semaines ont passé. Je ne peux m'empêcher de lever les yeux vers le balcon désormais sans présence. Mais ce matin, surprise ! Baigné par les rayons timides qui caressaient le balcon, j'ai vu un jeune enfant qui me regardait et qui m'a fait un geste de la main. Et cet enfant, drôle de coïncidence, ressemble à s'y méprendre à celui qui sourit sur la couverture du précieux carnet rouge.