Ce matin là, aussitôt le store des paupières relevé, je découvris un ciel dont le visage barbouillé de nuages cendrés me parut à deux doigts de pleurer. Cela faisait quelques jours déjà qu’il vivait son chagrin. Qu’importe, me dis-je, il peut pleurer des cordes, je n’aurai pas à sortir imper et pépin. Au menu de cette journée, une activité en une tenue décontractée était planifiée. Le plat de résistance consistait en une sélection parmi mes précieux bouquins dont le poids imposant faisait dangereusement courber l’échine des tablettes de mélamine.
Ce qui était à l’ordre du jour résultait de la lecture d’un modeste entrefilet dans l’hebdomadaire du quartier. Un avis de recherche provenait de personnes bénévoles souhaitant habiller de littérature les rayons d’une future bibliothèque. Opérer une sérieuse sélection parmi tous mes trésors imprimés représentait une bonne action que j’avais à cœur de réaliser. Il est indispensable de s’entraider, pensé-je, et sans conteste, une telle initiative méritait d’être soutenue et encouragée.
Évidemment, avant de passer à l’action, il convient de se pencher sur la méthode à utiliser afin d’obtenir l’efficacité maximum pour le triage projeté. Prévoir une caisse pour accueillir les livres à donner. Mais, sur quels critères baserais-je le destin de chacun de ces bouquins, pensé-je, avec perplexité ? Se séparer de ce que l’on apprécie, de ce que l’on aime, même s’il s’agit d’objets, de choses qui n’ont pas forme humaine apporte malgré tout un petit tiraillement dans la région où se nichent les sentiments. C’est que chacun de ces recueils, chacun à leur manière m’ont fait cadeau de reflets d’émotions. J’ai partagé leurs histoires, vibré à leurs passions. Ils m’ont fait voyager, rêver, rire, et parfois même pleurer. Tous ces mots, toutes ces phrases habillant la blancheur des pages ont fait éclore en moi de multiples images.
Mais, me dis-je, il me faut commencer, si je veux terminer avant que ne débute la soirée. Une œillade aux rayons, je décide d’entamer, par le haut, l’opération. Les livres, à qui j’attribuerai un sort sédentaire prendront la destination gauche. Ceux qui vont voyager, exécuteront un plongeon vers la droite, pour se retrouver dans la boîte à donner.
Voilà plus d’une heure que je suis concentrée, hésitant parfois entre un «je garde» ou un «je ne garde pas», quand soudain patatras ! Sans que je ne puisse me l’expliquer clairement, je laisse échapper plusieurs bouquins qui viennent lamentablement s’écraser le nez sur les lattes du plancher. Au milieu du désastre, tel un rescapé, je remarque un petit feuillet cartonné entouré d’un filet doré. L’œil brillant d’une soudaine curiosité, d’un geste vif, je saisis l’évadé pour découvrir qu’il porte, sur un de ses côtés, la mention d’une date, celle du 24 janvier 1990, sur l’autre, l’énumération de mets raffinés. J’avais là, sous mes yeux étonnés, un document appartenant à un lointain passé. Je me retrouvais, nez à nez, confrontée avec le menu du repas d’une fête qui avait couronné mes cinquante années. Une journée merveilleuse, secrètement concoctée, par mon compagnon avec la complicité malicieuse des enfants ! Ils avaient estimé qu’il convenait de fêter en grand, ce vécu de cinquante ans. C’est étrange, pensé-je alors, comme un petit carton s’échappant d’entre des pages, tel un diable de sa boîte, peut vous faire subitement remonter le courant du temps, d’un seul élan redonner vie à de précieux moments. Instantanément, je sentis le dessin d’un sourire sur mes lèvres muettes d’étonnement, tandis qu’un brin d’émotion posait ses reflets à l’orée de mon cœur surpris par l’événement,
Délaissant les bouquins dans leur fâcheuse position, je m’autorisais la permission d’une courte pause, le temps d’entreprendre, sur-le-champ, une petite balade en marche arrière. L’occasion s’y prêtait. Remettre sous les projecteurs des bonheurs oubliés permet d’illuminer quelques instants la scène du présent, me dis-je intérieurement. Je m’abandonnais donc à la joie, toute menue, d’éclairer de lumière cette lointaine journée d’anniversaire.
Ce 24 janvier là, le paysage s’était mis en tenue de gala. Il avait revêtu une gracieuse robe d’ange. Un vent malicieux se permettait des impertinences faisant tourbillonner les flocons semblant les entraîner au cœur d’un ballet étrange. Tel un duvet d’aigrettes blanches, ils semblaient se balancer dans tous les sens. Par contre, la salle habillée pour l’événement avait revêtu des parures de printemps. La décoration laissait deviner le concours d’un talent évident. L’ambiance, d’une convivialité chaleureuse, répandait des bourdonnements animés d’où jaillissaient des plaisanteries entraînant des rires en cascades. Timide, la musique semblait un peu perdue parmi ces turbulences. Visiblement, les grands comme les enfants prenaient plaisir à être ensemble, à vivre ces moments d’affectueuse complicité. Ce fut des heures magiques, une réelle réussite et quand tout fut terminé, que fut venu le moment des adieux, il y eut, je m’en souviens, quelques perles de rosée aux coins de certains yeux.
Puis, la nature m’ayant créée gourmande, je ne sus résister, au plaisir de déguster, en pensées, tous ces mets étalés en des mots colorés sur ce menu de papier. J’admirais avec sincérité les rosaces de saumon fumé paressant sur un pré de verdure. Celui-ci était, ça et là, fleuri par l’harmonieuse rondeur de petites câpres. L’embrun salin d’un océan lointain semblait venir, comme par magie, caresser de leurs parfums les narines de mon nez. Et pis, quelle appétissante vision que ce médaillon de veau tendre! Dans sa robe flambée, il courtisait un collier de mignons champignons. Sur les pentes du gosier, glissait le velours d’un vin habillé de grenat qui se mariait aux délicats moelleux de fromages crémeux. Quant au dessert, un coulis de framboises couronnait d’un rose ardent un buisson de meringues et de nougat brillants. Encerclant, élégamment, ce témoin vivant d’un art pâtissier, cinquante petites flammes mutines exécutaient une ronde lumineuse et joyeuse.
Par quel hasard, ce menu s’était-il retrouvé prisonnier d’un bouquin ? Le plus vraisemblable, me semble-t-il, c’est que je lui aurais confié la tâche de mémoriser une de ses pages. Étrange, pensé-je alors, tout ce qui peut provoquer à l’intérieur de soi, la conséquence d’un geste maladroit. Bizarrement, elle peut nous napper l’âme et le cœur de petites touches de joies. Vous me direz, bien sûr, que ce n’est pas toujours le cas. Que trop souvent les maladresses peuvent engendrer des torts et faire bien des dégâts ! Je suis de votre avis, je ne m’objecterai pas. Mais, serez-vous d’accord de dire avec moi, que dans le cas présent, ce geste de maladresse se mérite un clin d’œil tendresse ? Pourquoi ? Parce que, vous répondrais-je, elle su prendre la bonne voie, m’offrant généreusement, juste l’espace d’un tout petit moment, des étincelles pétillantes de joies !
Marybé