Ouf ! du courage ma fille, se dit Chloé, encore une volée d’escalier, avant d’atteindre ton paradis. Le paradis de Chloé est niché au sommet d’une grande demeure dont la date de naissance doit se situer vers le milieu du siècle passé. Chacun sait que pour gagner le paradis il faut faire des efforts. Dans le cas présent, il faut grimper un escalier de bois qui présente des signes de sénilité évidente : sa carcasse craque et tremble un peu. Quatre volées d’escaliers, chacune comptant douze marches, si l’on compte bien cela fait un grand total de quarante huit échelons pour atteindre le ciel ! Chloé a fait un rapide calcul ; elle est arrivée à la conclusion que chaque échelon lui coûte près de 71 cents. 48 échelons fois 71 cela fait 340. 340 dollars pour jouir du paradis pendant un mois. C’est peut être beaucoup, mais pour le ciel comme pour bien des choses, tout est toujours question de prix.
Si elle prend plaisir à l’appeler "le paradis", c’est parce qu’elle vient de sortir d’un "enfer". Elle vient de mettre fin à une expérience de cohabitation qui fut plutôt pénible. Ce qui est assez amusant, si du moins, il y avait quelque chose de drôle dans l’aventure, c’est que la colocataire portait le prénom de Marie Ange. Rendez-vous compte ! Partager son paradis avec un ange n’était-ce pas l’assurance du succès garanti ! Eh bien point du tout ! Le paradis pris dès les premiers jours des allures de purgatoire. Chloé avait pensé qui c’était une question de temps, d’adaptation. Que tout finirait par s’arranger ! Grossière erreur, et finalement contre toute logique, elle s’est retrouvée au sein d’une vie d’enfer. Marie Ange régentait, dirigeait, imposait, déployait ses ailes dans tout l’appartement. Elle se permettait même de laisser traîner partout ses auréoles. De plus, s’imaginant sans doute être un pur esprit, elle ne se nourrissait de rien. Évaporée, détachée des choses matérielles, elle ne faisait jamais la moindre petite course pour remplir le réfrigérateur. Alors, fréquemment, quand il lui arrivait d’éprouver une petite fringale, elle puisait allègrement dans les victuailles que Chloé avait achetées. Cette dernière commençait à éprouver des signes d’épuisement et pour remédier à sa peine implorait fréquemment la clémence du ciel, mais toujours sans réponse. Finalement, en désespoir de cause, elle se décida à prendre les grands moyens pour se sortir du tourment des flammes éternelles.
C’est ainsi qu’un jour, où le brasier semblait plus supportable, tout en mettant des gants pour ne pas froisser les ailes de susceptibilité de Marie Ange, elle entreprit de lui signifier son intention de s’envoler vers un autre logis. Dans les yeux de l’ange passa alors des éclairs aux lueurs diaboliques. Lui faire ça à elle, cela ne se pouvait. Quelle trahison ! Quelle infamie ! Éclats de voix, gestes grandiloquents, tout fut déployé pour indiquer l’horreur de ce péché mortel. Chloé stoïque accepta tous les coups, mais bien évidemment ne changea pas d’avis. Sa décision était irrévocable. Dorénavant, plus question pour elle de vivre une vie de partage, du moins se dit-elle avec une personne de cet acabi
Aussitôt elle se mit à la recherche d’un logis confortable, épluchant attentivement les annonces des journaux, marchant le nez en l’air pour dénicher les éventuels écriteaux indiquant à louer. Finalement un jour, où il faisait un soleil radieux, elle découvrit ce petit logement coquet, niché sous les combles. Tout de suite il lui plut. 12, avenue des Petits Bonheurs. La maison avait un charme évident, le nom de l’adresse joli, et la situation parfaite dans le quartier qu’elle aime. Peuplé par une population bigarrée, il y a plein de petits bistros sympathiques, de jolies terrasses et de petites boutiques qui invitent à l’évasion. Et puis, dans ce quartier il y a aussi des odeurs. Des odeurs d’épices exotiques qui font rêver et rien qu’à les humer on se croit en voyage ! Après de laborieux calculs, Chloé conclu qu’elle pouvait se l’offrir. Il lui faudra faire quelques sacrifices, mais ce n’est rien elle connaît ça ; ces derniers temps elle en a fait beaucoup.
Voilà déjà plus de deux mois qu’elle s’y est installée. Il est petit, douillet. Elle l’a décoré avec des choses qu’elle aime. Elle est toujours heureuse d’y revenir le soir après sa journée de travail. Aujourd’hui particulièrement, la journée a été dure. Madame Sanstact était de méchante humeur. Elle s’est permise, à plusieurs reprises, des réflexions assez désagréables du genre : "Chloé vraiment je ne comprends pas, pourquoi vous êtes toujours si distraite ? Voyons faites un peu attention. Êtes vous consciente qu’une telle erreur aurait pu être fatale ? " Une erreur fatale, désagréable oui, je vous l’accorde pense tout bas Chloé, mais fatale, là chère Madame vous exagérez. Entre ses dents serrées, Chloé marmonne : "encore 5 minutes et je tire le rideau, je fais un pied de nez à cette journée de travail".
5, 4, 3, 2 1, 0, 17 heures. Ouf ! c’est l’heure, je m’en vais. À demain Madame Sanstact crie Chloé, passez une bonne soirée... elle se dit tout bas : surtout soyez de meilleure humeur demain si c’est possible.
Aussitôt dans la rue, l’air lui fait du bien. Elle se dit qu’elle a besoin de pain. Je vais m’arrêter chez Blanche. Ce qui est étrange c’est que le teint de Blanche est aussi blanc que son pain. On dirait qu’elle se poudre avec de la farine. Bonjour Blanche, ça va, une baguette s’il te plaît. Ce n’est pas l’heure de faire un brin de causette, la boutique est bondée. En vitesse, Chloé prend sa baguette, la paie et puis s’en va. 20 minutes d’un pas cadencé et là voilà chez elle. Évidemment 20 minutes, c’est quand elle ne se permet pas quelques petits arrêts curiosité. Souvent, effet de son imagination sans doute, il lui semble que les vitrines lui disent : arrête, ne va pas si vite, viens, tu ne le regretteras pas.
Mais cette fois la décision est prise c’est un retour direct. Pas de tentations inutiles. Le budget est serré. Tiens bon ma fille et regarde droit devant.
20 minutes exactement. Chloé est arrivée chez elle. Baguette sous le bras, son fourre-tout à l’épaule. Jamais objet n’a mieux porté son nom. Il est rempli à craquer de choses les plus diverses. Maquillages, bouquins, parapluie, courrier qui demande réponse, enfin tout un assortiment de chose s que Chloé place là se disant qu’ainsi elles ne se perdront pas. Là voilà qui attaque l’escalier une volée, puis deux, puis trois et finalement la quatre. Finalement elle est arrivée au seuil de son paradis. Station devant la porte, le temps de prendre ses clés. Ici il n’y a portier, tel un imposant St Pierre qui attend pour lui ouvrir la porte. Voyons se dit-elle où donc les ai-je mises ? Tout en serrant sa baguette sous le bras, elle fouille d’une main son sac, triture, va jusqu’au fond, fouille encore ; dans la poche intérieure peut-être ? Non elles ne sont pas là. C’est vrai, se rappelle-t-elle. Ce fourre-tout à une poche secrète. Elles doivent sûrement être là. Non pas là non plus. Où donc se cachent-elles ? Perdues ? Non c’est impossible ! St Antoine s'il vous plaît, à l'aide, j'ai besoin de vous ! Lorsqu’elle était petite et qui lui arrivait de perdre quelque chose, sa mère lui disait : "Chloé quand donc feras-tu attention pour ne pas perdre tes choses ? Tiens demande à St Antoine". Alors elle récitait ce qu’on lui avait appris : "St Antoine grand voleur et grand filou rendez ce qui n’est pas à vous". En règle générale, St Antoine obtempérait, et peu de temps après elle retrouvait l’objet. Elle vient de terminer l’incantation, et soudain dans sa tête la lumière a jailli. Cette fois encore St Antoine a fait ce qu’on attend de lui. Mais oui, elle se souvient maintenant Ce matin avant de partir travailler elle les a mises dans la poche de son imperméable.
Mon imper ; où se trouve mon imper ? Et pourquoi n’est-il pas sur mon dos ? La réponse vient cogner à son esprit. Elle se rappelle très bien et devant ses yeux un film se déroule :
Prise un : ce matin elle était un peu en retard, ce qui n’est pas vraiment une exception. Sur un coin de table les clés lui sourient béatement. D’un geste prompt, elle les prend et les met dans la poche de l’imperméable qu’elle avait déjà sur le dos.
Prise deux, où diable ai-je mis mon fourre-tout ? Elle se met à sa recherche
Prise trois : chercher donne chaud, elle ôte l’imper gênant et le jette sur une chaise.
Prise quatre : geste de joie et de surprise, près de la chaise, gît le fourre-tout tout rond qu’elle empoigne d’une main leste et ferme.
Prise cinq : l’imperméable reste oublié comme assis sur la chaise. Les clés dorment au fond de la poche
Prise six : elle quitte l’appartement, descend, la voici dans la rue
Prise sept : Le ciel n’a pas l’air si menaçant. Le parapluie pliant qui fait partie de l’attirail gisant au fond du fourre-tout ce sera suffisant.
Ce n’est pas parce que j’ai oublié mes clés et que je ne sais pas rentrer, que je vais me laisser aller et céder à la panique, se dit Chloé. Ce n’est pas une erreur fatale comme aurait dit Madame Sanstact. C’est désagréable, j’en conviens, mais pas dramatique.
Une bonne âme, j’ai besoin d’une bonne âme, se dit-elle et où la dénicher ? Le logement d’en dessous ? Peut-être y trouverais-je quelqu’un qui puisse m’offrir son aide ? Pour être plus à l’aise, elle place sa baguette dans un coin du palier et entame la descente... 12 marches, la voilà arrivée Un peu d’hésitation. Je sonne ou je ne sonne pas that is the question se dit-elle à mi-voix. Avant qu’elle ait pu formuler la réponse à cette question existentielle, la porte s’ouvre. Une voix chaude "Vous désirez ? " De l’aide, répond d’une voix éthérée, Chloé interloquée. Et elle ajoute : "Je m’appelle Chloé, j’habite l’appartement au-dessus, je ne sais pas rentrer chez moi. Je suis distraite et j’ai oublié mes clés".
Le personnage a une voix au timbre très agréable et le reste à l’avenant. D’une seule oeillade Chloé a fait le bilan : de sexe masculin, un mètre quatre vingt quinze, yeux d’un vert troublant, cheveux foncés sans être vraiment noirs, allure séduisante, pourquoi se le cacher. Je m’appelle Pierre dit-il. Entrez, nous allons voir ce que nous pouvons faire pour vous dépanner. Je crois qu’il conviendrait d’appeler le propriétaire qui doit certainement avoir un autre jeu de clés. Asseyez vous et soyez bien à l’aise. Chloé se dit en elle-même qu’elle veut bien essayer, mais la tâche est ardue. Elle se sent troublée. De plus, il s’appelle Pierre, donc elle est bien tombée, il doit sûrement pouvoir solutionner les problèmes de clés...
Elle se demande vraiment comment un tel chef d’œuvre a pu échapper à son champ de vision. Elle ne l’avait jamais vu et pourtant il habite l’immeuble. D’un geste décidé, Pierre a saisi le téléphone et Chloé entend qu’il parle. Une voix sensuelle explique la situation. Ensuite, il se retourne vers elle, mon dieu quel regard, et dit : " le propriétaire pense être ici dans environ 5 minutes. Il viendra avec un double de vos clés". Et il ajoute : "voulez-vous quelque chose à boire pour faire passer le temps." Merci beaucoup, dit Chloé d’une voix étranglée, "si vous avez, je prendrais bien un verre d’eau " Aussitôt qu’elle vient d’achever sa phrase, elle se mord les lèvres. "Que suis-je sotte " pense-t-elle, pourquoi ai-je dit "si vous avez... " C’est évident qu’il a de l’eau, qui donc n’a pas d’eau ? Décidément ma fille tu as des problèmes, tu perds le contrôle de tes émotions, c’est dangereux. Soudain un bref coup de sonnette C’est Monsieur Tatillon qui arrive et l’on perçoit un cliquetis de clés.
Après les salutations d’usage, les excuses de Chloé pour le dérangement "c’est vraiment gentil à vous, vraiment, je suis confuse de vous avoir déranger etc. " tous les trois montent les 12 marches qui mènent au Paradis. Alors, Pierre qui a pris la situation en main, avec assurance glisse la clé, tourne un quart de tour et sans effort voici que la porte s’ouvre. "Voulez-vous entrer quelques instants " s’entend dire Chloé d’une voix étouffée. Elle venait de se souvenir qu’elle n’avait pas fait le ménage depuis un bon moment. Par chance, à l’unisson tous deux déclinent l’invitation. Non-merci, dit Monsieur Tatillon, il faut que j’aille, je suis un peu pressé. Quant à Pierre il répond : "cela m’aurait fait grand plaisir ; malheureusement ce soir mes minutes sont comptées. J’ai un texte à finir. Cependant j’aimerais que nous fassions plus ample connaissance. Après tout nous sommes voisins et je trouve dommage de rester étrangers. Cela vous plairait-il d’aller prendre un verre demain ? Nous pourrions bavarder. Je vais vous confier un secret, les gens distraits m’attirent... "
"Ah ! Oui, vraiment"dit Chloé, qui rage de se sentir rougir. Et pourrait-on savoir pourquoi ?
"Parce qu'il me semble que souvent les personnes distraites ont une imagination fertile, débordante et la tête pleine de projets, de rêves et c’est très excitant" dit Pierre. Et, avec un sourire impossible à décrire, il ajoute encore : "et puis pour d’autres raisons que je vous expliquerai demain. Je monte vous prendre vers 6 heures, d’accord ? "
D’accord, dit Chloé avec un sourire qu’elle espère séduisant, je ferai un effort, je serai prête je vous le promets, vous ne devrez pas m’attendre.
Puis, faisant preuve d’une très grande maîtrise, elle referme la porte. Ensuite, enlève le fourre tout de dessus son épaule, en saisi la lanière qu’elle fait tourner à toute vitesse et jette le sac en l’air, lance le jeu de clés qui retombe parterre, étouffe un cri de joie. Puis remarquant son imper impassible assis sur la chaise, le saisi par les deux manches, le serre et se met à valser.
Dans sa tête en feu elle entend encore exactement la phrase : Les gens distraits m’attirent... les gens distraits m’attirent... distraits...
Alors subitement elle pense à sa baguette de pain restée sur le palier !
@Marybé