Mon premier chagrin d'amour

À cette époque, le vent qui soufflait sur le pays avait un goût de poudre. La guerre était présente avec son lot de bombes. Malgré ce climat tendu, poussée par une curiosité qui m'a toujours suivie, je décide, un jour de septembre, de quitter l’abri des entrailles de ma mère car il me fallait venir voir et mettre pied sur terre.

Le voyage fut long et plus ou moins pénible. Ma mère fit ce qu'elle pu, poussa fort et longtemps. Moi, de mon côté, je faisais de mon mieux pour sortir du couloir étroit où j'avais comme l’étrange impression d'étouffer. Finalement, nos efforts conjugués, j'arrivais à m'extraire de cette obscurité. Je venais de prendre pied sur la ronde terre et devenir, par là même, ce que l'on nomme un nouveau-né.

Après neuf mois d'attente et d'efforts, ma mère qui avait rêvé de donner la lumière à un petit être du genre masculin, fut, cela peut se comprendre, un tantinet déçue. Des fillettes, elle en avait déjà un lot, pour être précise il convient de dire un joli trio. Néanmoins, de sa légère déception, elle ne laissa nulle pointe paraître. Mon père, quant à lui, avait une foi profonde. Il estima donc que si la divine providence avait cru bon de lui mander, cette fois encore, un bébé qui ne soit pas exactement à son image et à sa ressemblance, elle devait certainement savoir ce qu'elle faisait.

Tremblotante dans ma tenue de fille d'Ève, il me prit dans ses bras, car ce qu'il convenait de faire maintenant, c'était de présenter au trio impatient le bébé promis. Six yeux me regardent alors étonnés, surpris. Ensuite, je vois très nettement des regards qui fixent mes deux jambes. Ils semblent s'étonner de ne rien y voir pendre. Non, il faut se rendre à l'évidence ce n'est pas un petit frère qui a atterri. Ce petit bout de chair nue, rose et vagissante n’est autre que leur consoeur. Une rivale peut être! J'ai le cœur serré ; comment vais-je être acceptée ? Après quelques secondes que je trouve très longues, je me sens soudain entourée, embrassée, cajolée. Il n'a pas de doute, par le trio enthousiaste, à l’unanimité je suis adoptée !

À cette époque, mes parents et leur trio de mignonnes fillettes, vivaient dans une immense maison, occupée également par mes grands parents maternels. Ces derniers occupaient le rez-de-chaussée, l'entresol et le premier étage. Le second et le troisième étaient habités par mes parents. Pour atteindre ces logements, il fallait avoir d'excellentes jambes, car deux volées d’escaliers comptant de nombreuses marches séparaient les étages et évidemment on n'y retrouvait pas le confort d’une cage d'ascenseur. Il y avait bien un monte-charge qui partait du sous-sol, mais il ne servait plus et de toute manière il n'était nullement conçu pour le transport des personnes.

C'était vraiment une maison énorme, car quand elle fut vendue et à son étonnement comme du mien, elle se vit transformée en temple protestant. Il faut en convenir, pour une maison devenir un lieu saint, est un destin qui sort de l'ordinaire. Donc, cette chère maison, qui fut le lieu témoin de mon premier cri de liberté conquise, dont les murs recueillirent les échos de joie de mon insouciante enfance et de ma tumultueuse adolescence, s’est vue anoblie par le titre de «lieu de culte et de prières ardentes.»

Revenons maintenant aux présentations du nourrisson qu'il convenait de faire aux parents de ma mère. Mon cher grand papa tout de suite déclara que cette enfant, en l'occurrence moi, aurait du caractère. En effet, c'est au moment où il me prit dans ses bras que je décide de lui faire l'honneur d'une sérénade de pleurs. Quant à ma grand mère, c'est dès le premier instant, dès le premier regard, que nous avons compris que nous ne serions jamais de bonnes amies. Je crois qu'elle trouvait qu'en cette période troublée de début de guerre ce n'était pas le moment d'atterrir sur terre. De plus, pourquoi diable n'avais-je pas répondu aux attentes de ma mère et de mon père ? Pourquoi la nature n'avait-elle pas fait le nécessaire pour me doter du sexe masculin? Puisqu'il lui était impossible de réprimander la nature, c'est donc sur moi, qu'elle fit tomber les affres de sa mauvaise humeur. Lorsque je pris de l'âge, l’affectueuse relation que je développais avec mon grand père, n'arrangea pas les choses, bien au contraire.

Lors de ma naissance, mes parents étaient en pleine maturité. C'est dire que ma mère qui avait bénéficié d'une enfance très choyée, se trouvait à nouveau devant la responsabilité de s'occuper d'un nouveau bébé.

À cette époque, comme ils disposaient de moyens confortables, il fut décidé de confier les soins du bébé à une personne responsable. C'est ainsi qu'une jeune femme prénommée Lucienne est venue vivre à la maison et qu'elle reçu la mission de s'occuper de mes trois soeurs, et de veiller aux soins du nourrisson. Lucienne m'adopta immédiatement. Ce fut ma présence qui développa son sens maternel. Elle me dorlotait, chouchoutait et lorsque je fus en âge d'écouter des histoires elle m'en racontait et inventait toutes sortes de personnages. J'ai encore souvenance d'un certain Lustucru, immense bonhomme plus ou moins gentil suivant les circonstances, habillé d'une grande houppelande. La fierté de Lucienne tenait aussi dans les soins qu'elle prenait à me coiffer. J'avais de long cheveux brun foncé qu'elle brossait avec soin. Parfois elle les tressait, y mettait des rubans, des fleurs artificielles, mais ce qu'elle préférait c'était de me confectionner ce qu'elle appelait des «anglaises.» Les «anglaises» de Lucienne consistaient à faire de grandes boucles. Elle prenait de minces mèches de cheveux qu'elle tournait autour d'une sorte de bâton. Cela prenait du temps et une immense patience tant pour elle que pour moi. Mais que n'aurais je pas fait pour combler ses attentes; je l'adorais vraiment.

Les jours s'écoulaient heureux, car l'ambiance de la guerre, l'enfance n'en n'a pas réellement conscience. Descendre à toute vitesse dans les caves ou les abris lors des alertes de bombardement, c’était comme une sorte de jeu, cela faisait partie du rythme de la vie. Et, un jour, ce fut l'euphorie. Des rires et des pleurs. On sortit la hampe, on sortit le drapeau. On pavoisa pour célébrer en grand le jour de la libération. J'étais toute petite, je n'avais pas 5 ans, mais je me rappelle parfaitement la foule dans les rues, la joie et les exclamations.

Peu de temps après ces jours de fièvre, il s'est passé quelque chose, chez nous à la maison. Un climat étrange soudain emplit tous les étages. Surprise, je remarque que ma Lucienne avait les yeux tout rouge et pourtant elle n'avait pas de rhume. C'est alors que j'ai su, que l'on m'a annoncé la nouvelle. La longue guerre était finie et c’était merveilleux ; mais ce qui jetait cette ombre de tristesse partout dans la maison c’est que Lucienne devait partir. Elle allait nous quitter et retourner chez elle. Son père était malade et il la réclamait.

Le jour de son départ, je m'en souviens, tout était si triste chez nous. Si pour moi elle était tout, pour les autres membres de la famille elle représentait aussi une personne qu'ils appréciaient vraiment. Tous avaient une peine sincère de la voir partir.

Le moment si pénible des adieux, je m'en souviens très bien. Orgueilleuse déjà, j'essayais de retenir mes larmes, de cacher mon chagrin. Pour que personne ne puisse voir mes yeux rougis, je m'étais réfugiée dans la toilette de l'entresol. Celle que j'aimais parce que le bol de porcelaine avait de grandes fleurs bleues et que lorsque je tirais sur la chaîne terminée par une poignée assortie, j'avais l'impression que l'eau arrosait les fleurs et qu'elles étaient contentes. J'étais donc dans ce refuge et je frottais tant et plus mes yeux brûlants de larmes. Finalement, j'entendis qu'on m'appelait. Il me fallait aller rejoindre toute la famille présente dans le grand vestibule. C'était le moment du déchirant départ. Lucienne portait sa robe à fleurs que j’aimais tant. Elle était en pleurs et se dépêcha d'embrasser tout le monde. Je fus la dernière qu’elle serra dans ses bras. Je sais qu'elle m'embrassa fort et très vite et puis j’ai ressenti une étrange sensation de vide ; la lourde porte de chêne s’est refermée, elle avait disparu dans la rue et je ne l'ai plus vue.

Ce jour là, je venais de perdre celle qui m'avait tant donné et que j'aimais par dessus tout. Je n'avais pas 5 ans mais j'ai compris, à ce moment précis, que l'amour si beau, si chaud, si rassurant, l'amour ça peut faire terriblement mal et blesser pour longtemps un cœur d’enfant.

Marybé