Noël de mes 12 ans

Ce matin du 25 décembre 1952, nul besoin de la sonnerie de mon réveil pour me tirer du sommeil. On ne paresse pas sous la couette quand une journée de festivités vient se pointer le nez. Un bref coup d’œil à la fenêtre me renseigne. Mon souhait a été exaucé. En effet, le paysage est habillé d’une légère robe d’ange. Complaisante, la nature nous a fait cadeau d’un joli Noël blanc.

Je m’habille en deux temps trois mouvements. Si je suis la dernière fille de la famille, je veux être la première à embrasser mes parents. En arrivant, dans la cuisine, m’apprêtant à lancer un Joyeux Noël retentissant, subitement je comprends qu’il se passe quelque chose de troublant. C’est Noël, mais le visage de maman et de papa n’exprime pas la joie, mais une tristesse anxieuse se niche au fond de leurs yeux.

Mes sœurs m’ont suivie de peu et voilà que papa doucement nous met au courant. Le père de notre maman, notre cher grand papa a eu un grave malaise et son état est des plus inquiétants. Comme nous habitons la même maison, mes trois sœurs et moi allons devoir passer la journée calmement. Évidemment, pas de musique à tout vent, pas de grands bruits, pas de jeux bruyants. Quant à moi, bien que bavarde généralement, je suis prête à me taire la journée entière et même les jours suivants si cela peut remettre sur pied mon cher grand-père. Je l’aime tellement.

Mes grands-parents habitent une très vaste maison. Ils occupent le rez-de-chaussée et le premier étage, avec notre tante Marie Louise, la plus jeune de leur fille, restée célibataire. Tout le second et le troisième sont réservés à mes parents et leurs 4 enfants. Pour meubler cette journée d’un peu de joie, comme, il ne fait pas froid, Papa décide de nous emmener faire une balade au bois. Si une longue promenade peut peut-être nous changer les idées, elle peut sûrement assurer le respect d’un calme intégral au sein de la maison. Maman, quant à elle, passera cette journée de Noël au chevet de son papa.

A notre retour, Maman nous dit qu’il semblait aller un peu mieux. Quelque peu soulagés, on se mit à table pour souper, mais malgré tout, aucun de nous ne prit grand plaisir à manger.

Le repas terminé, je ne sais qui eut l’idée de proposer de jouer une partie de Nain Jaune. C’était donner au jeu la lourde mission de chasser notre anxiété. La partie terminée, pour moi, l’heure était venue de monter me coucher. J’avais l’âme et le cœur qui frissonnaient m’en voulant de penser à une terrible éventualité. Je restais les oreilles tendues et aux aguets comme si je savais intuitivement que tôt au tard l’on m’appellerait.

Une heure environ venait de passer quand j’entendis ce que j’appréhendais. Je devais rejoindre le premier étage. Comme j’étais restée habillée, je descendis en vitesse, la gorge nouée, les jambes tremblantes et le cœur chaviré. Toute la famille était là, réunie autour du grand lit, pleurant en silence. C’était fini. Bon papa était parti. Sans un mot, avec des sanglots muets et des larmes prisonnières d’un cœur meurtri, je contemplais le visage calme et paisible de mon grand-père, tenant un chapelet dans ses mains jointes. Ensuite les adultes, dressèrent une petite table au pied du lit. Ils y placèrent des bougies, un crucifix, un brin de buis, de l’eau bénite et regardant tous ces gestes, tous ces rituels je me sentais habitée par un terrible sentiment d’impuissance devant l’irrémédiable, devant une telle injustice, une telle ineptie, un tel non-sens.

Je venais d’avoir 12 ans et je crois que ce fut à ce moment précis, que je compris combien on m’avait menti. Ce Dieu que l’on disait si bon, ce Dieu ne m’aimait pas, sinon jamais il ne serait venu chercher mon cher Bon papa. Qu’allais-je devenir privée de sa tendresse ?

Bien du temps a passé, bien des Noëls aussi. Mais à chacun d’eux, je ne manque jamais d’avoir une tendre et reconnaissante pensée pour cet homme qui a su m’aimer et m’accepter telle que j’étais. Un homme qui sut me montrer la véritable signification des mots bonté, générosité, sincérité, loyauté, volonté.

Joyeux Noël 2007, cher Bon Papa. Tu sais, il y a un dicton qui dit : loin des yeux, loin du cœur. Voilà 55 ans que tu es loin de mes yeux et pourtant tu es toujours tout près de mon cœur. Ce dicton n’a pas du tout raison. Je te le dis, moi, faudrait vraiment qu’il revoit ses leçons…

Marybé décembre 2007