Ragtime

Texte placé sur Les Impromptus littéraires

La scène se passe dans une suite luxueuse d'un grand hôtel bruxellois...

Provenant de la salle de bains, un bruit d'eau qui ruisselle, mais qui ne parvient pas à couvrir une voix féminine qui chante à gorge déployée et en faussant légèrement, una paloma blanca. C'est Joan, la femme du célèbre Willy Martini, excellent compositeur et interprète, mais d'une fatuité démesurée et désobligeante ce qui le rend d'un commerce fort peu agréable.

Calé au profond d'un sofa, ce dernier, qui pour l'instant semble détendu, est plongé dans la lecture d'un journal. Soudain, il pousse un hurlement qui fait trembler de terreur les potiches de porcelaine qui trônent sur la cheminée de marbre vénitien. Puis, se lève d'un bond brusque ce qui a pour effet de faire piquer du nez le vase de cristal St-Lambert et son bouquet d'une cinquantaine de roses baccarats sur le précieux tapis indien.

La chanteuse s'est tue subitement, mais on peut toujours entendre un bruit d'eau qui coule :

- Mi amor qué pasa ? Tu vas bien ?

Willy est rouge de colère et ne peut articuler un mot. Il lance ses deux bras en l'air comme pour lancer un S.O.S. puis les baisse et dans un geste pathétique se prend la tête. On dirait un pantin désarticulé. D'une voix de stentor il lance :

- Bullchitta de Bullichttita ! Ces critiques belges sont des supers nuls et particulièrement ce type, ce Niels Van Kiekefrette. Salaud ! Incapable ! Tu n'y connais rien. Ton papier ne vaut strictement rien, vocifère Willy. Mon interprétation est parfaite et ton article qui la juge faible et peu convaincante est un vulgaire torchon, dont personne ne voudrait même pas pour se moucher dedans. Plus que ça même, tiens personne n'en voudrait, même pas comme papier de chiotte.

- Mais à qui parles-tu donc, amour ? demande Joan

Willy ne répond pas et poursuit sa diatribe.

- Ce Niels van quelque chose, ce type du journal «Le Musikart» est inculte, un authentique ignare. Imagine, Joan, qu'il ose critiquer ma performance de l'autre soir. Il ose écrire noir sur blanc que mon jeu manquait de punch. Je vais lui en mettre du punch sur la tronche moi. Et pis, je vais le faire swinguer en plus. Il saura que Willy c'est pas une mauviette pis qu'on ne le traite pas comme un musicien de piano-bar.

N'ayant pas obtenu de réponse, Joan resplendissante de nudité, car effectivement elle est très bien foutue, décide de venir rejoindre son époux. Elle sait qu'une fois de plus il fulmine et qu'il va falloir qu'elle le rassure afin qu'il retrouve une humeur supportable.

- Quérido mio cesse de te tourmenter ce n'est pas bon, ça va faire monter ta pression. Tu sais ce que le toubib t'a dit. De fortes colères sont nocives pour ton système. Tu sais bien que tu es le grand, l'unique l'irremplaçable, le talentueux Willy. Au fond ce p'tit belgo n'est qu'un minus, un tapoteux de touches, un raté jaloux de ta renommée.

Joan se dit qu'il faut parfois user de bas stratagèmes afin d'éviter le pire. Un arrêt cardiaque et s'en est fini de la carrière de son marido. Terminado !

Soudain, elle découvre les fleurs qui gisent lamentablement sur le tapis et elle se met aussitôt à les ramasser une à une, avec une surprenante délicatesse.

Si, elle ne fait pas appel à la réception pour qu'on envoie quelqu'un pour remédier au dégât, c'est que Joan avant de rencontrer Willy et de devenir sa femme, avant de vivre dans la musique et dans le luxe, tenait une minuscule boutique de fleurs dans une ruelle de Séville et se prénommait alors Myrtisia.

Marybé novembre 2009